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L’irréductibilité de Byung-Chul Han

Patrick Corneau

Patrick aime assez[⏱ 15 minutes] Auteur d’une vingtaine d’ouvrages – parmi lesquels Dans la nuée (2015), La Société de transparence (2017), Amusez-vous bien ! (2019), L’Expulsion de l’autre (2020) –, l’œuvre de Byung-Chul Han, philosophe allemand d’origine coréenne, professeur à l’université des arts de Berlin s’est imposée comme l’un des foyers ardents de la critique sociale sur la scène mondiale (avec celle de son compatriote Peter Sloterdijk, ce dernier ayant une approche plus psychopolitique). Livre après livre, il porte un diagnostic extrêmement virulent sur les dérives du néolibéralisme et ses mortifères excroissances, nées de la logique prédatrice de surconsommation.
Thanatocapitalisme, recueil de chroniques parues dans la presse allemande, permet une entrée idéale dans une réflexion critique qui assume sa dimension morale et métaphysique en dévoilant ce qui anime le projet capitaliste. À travers l’étude des petits signes de notre temps (le « dataïsme », à savoir l’omniprésence des data, la scarification, les photos de personnes sautant en l’air, l’accueil des réfugiés ou notre rapport au temps), Byung-chul Han en vient à poser sa thèse centrale dans le texte « Capitalisme et pulsion de mort » : « Le capitalisme est possédé par la mort. L’angoisse inconsciente de la mort est son propulseur. Son obsession de l’accumulation et de la croissance s’éveille face à la mort qui menace », écrit-il. Le capitalisme se servirait de notre pulsion de mort pour la rediriger vers la consommation. D’où le concept de « thanatocapitalisme », néologisme forgé à partir du nom de Thanatos (Θάνατος), qui désigne le dieu de la mort dans la mythologie grecque et, dans la psychanalyse, la « pulsion de mort », présente inconsciemment en chacun de nous. Dans Au-delà du principe de plaisir (1920) et Malaise dans la civilisation (1930), Sigmund Freud l’avait définie comme une aspiration au repos absolu dans l’inorganique, c’est-à-dire dans le néant qui aurait précédé la vie. Ce terme comprend aussi les tendances à l’anéantissement d’autrui et de soi. Alors que chez Freud, la pulsion de mort est une « stratégie » de destruction, le philosophe allemand en fait « une stratégie inconsciente pour refouler la mort ». Parce qu’elle est redirigée vers l’accumulation des biens, la mort elle-même s’estompe, en retour, peu à peu. En clair, « plus de capital, cela signifie moins de mort ». Bien que l’analyse soit d’inspiration marxiste – puisqu’il s’agit de déceler les modes d’aliénation de notre système capitaliste –, le fond de l’être du capitalisme est pour Han d’ordre purement psychanalytique : la mort (et sa stratégie d’évitement, de refoulement) est l’énergie ultime qui alimente notre système de production actuel. Byung-Chul Han, rejoint le regretté Bernard Maris qu’il cite : « La grande ruse du capitalisme […] est de canaliser, de détourner les forces d’anéantissement, la pulsion de mort vers l’anéantissement », auteur d’un ouvrage du même nom. 
On retrouve dans les autres articles les thèmes chers au philosophe : la critique de la société de la transparence et du « panoptique numérique », la dénonciation d’un régime de la performance qui ravale la personne au rang d’objet ne pouvant plus que « fonctionner » ou « être en panne » (burn-out), le procès de la commercialisation de toutes les dimensions de la vie et de l’accélération qui fragilise ce qui relève du soin, de la relation et du rituel, car « on ne peut accélérer ni les caresses, ni les prières, ni les processions ». 

Le tableau est sombre et Byung-Chul Han propose des remèdes qui nous paraissent être des vœux pieux : un retour à des pratiques chronophages, à la raison, à la morale, à la responsabilité, à la politique qui se doit de « refouler la puissance de l’argent ».
Dans quatre articles écrits peu après la crise des réfugiés en 2015, Byung-Chul Han avance que seule la reconnaissance de l’altérité peut nous sauver de l’enfer du narcissisme qu’instrumentalise le capitalisme. Dans « La beauté est dans l’étranger », il rappelle opportunément que c’est la vocation de l’Europe d’être une terre d’hospitalité : « Le nom « Europe » renvoie dans un premier temps au mot grec « europe ». Europe est un composite, constitué d’eurys (loin) et ops (vue). L’Europe, sous cet angle, cela signifie simplement : celle qui voit loin. C’est un beau nom, il faut le reconnaître. Selon la mythologie grecque, Europe est le nom d’une princesse phénicienne que Zeus, ayant pris la forme d’un taureau, enleva en Crète. Paradoxalement, l’aïeule de l’Europe venait d’Orient.
(…) La paix s’installerait enfin sur notre planète si chacun était un Européen, au sens littéral du terme, c’est-à-dire une personne qui voit loin. Un autre mot pour désigner le fait de voir loin est raison. L’Europe peut sans doute revendiquer d’être une entité culturelle dans laquelle est né le concept de raison. Les Lumières sont une conquête européenne. Mais aujourd’hui, nous nous éloignons de plus en plus de la raison et nous opérons une fuite régressive dans les mythologies auxquelles ont recours les populistes d’extrême droite. La raison n’impose pas l’Europe, mais, comme l’a formulé Emmanuel Kant dans son célèbre texte Vers la paix perpétuelle, l’hospitalité. 
On ferait bien de se le rappeler à une époque tellement dominée par l’hostilité et par l’inimitié. En me rattachant à Adorno, j’affirmerais qu’être Européen ne signifie rien d’autre que : « dans la transition vers l’humanité« . Alors, je serais volontiers un Européen. » 
L’immense mouvement de solidarité et d’entraide que manifeste l’Europe face à l’invasion de l’Ukraine semble lui donner raison, la rémanence d’une exigence d’humanité au cœur de chaque européen apporte une lueur d’espoir à cette suite de constats pessimistes.

Enfonçant le clou (mon clavier m’a proposé cloud…) de sa critique du capitalisme néolibéral, Byung-Chul Han vient de faire paraître chez Acte Sud La fin des choses. Bouleversements du monde de la vie, un essai complémentaire au précédent tout en étant orienté vers une analyse du meilleur des mondes informatisés issu de ce qu’il appelle le « dataïsme ». 
Ne serait-ce que par ses rigoureuses analyses phénoménologiques, ce petit livre, plein de « charité herméneutique », vaut mieux que ce qu’en dit la critique calamiteuse de Nadia Tazi publiée récemment dans En attendant Nadeau (n°146) et indigne de quelqu’un qui se dit « philosophe », mais comme disait Bashô : « La critique de chacun procède du niveau qu’il a lui-même atteint. »
Quésaco ? Selon Han, le smartphone est au cœur de l’entreprise de démolition du monde numérique. Revenant à Heidegger, il rappelle que le travail proprement humain est le travail de la main. Or le smartphone est la quintessence du numérique, qu’on appelle en allemand comme en anglais « digital » : il ne fait pas travailler la main, mais les doigts. Il perd, dans son travail de communication, ce qui caractérisait le téléphone : sa dimension fatidique. « Son bourdonnement était un ordre auquel on se résignait », écrit Han en citant un magnifique passage d’Enfance berlinoise de Walter Benjamin. Le smartphone n’a pas ce geste « quasi liturgique » qui caractérisait les totems de bakélite, il crée des « bulles d’isolation » nous enfermant dans un monde « de plus en plus insaisissable, nuageux et spectral. » Bref, plus croît l’infosphère guidée par les algorithmes, plus la scission sujet-objet devient incertaine, plus s’éloigne le monde des choses, plus le désert de la vie s’étend. 

Han aborde ensuite l’un de ses terrains préférés, la photographie, opposant photo numérique et photo argentique. Puis passe à l’intelligence artificielle. L’IA, dit-il, pense à partir du passé. Elle est « aveugle à l’événement », il lui manque la « négativité de la rupture », mais surtout, elle pousse la pensée humaine à devenir mécanique ou machinale : la pensée, rappelle-t-il, se nourrit de l’éros, on le sait depuis Platon. Elle passe par des idiotismes, ou plus exactement des « bonds idiotiques » qui marquent toute l’histoire de la philosophie. De tout cela, l’IA ne sait rien. Elle pense à partir du passé, mais elle n’a pas de futur. Han fait ensuite une apologie philosophique et artistique des choses et des objets. Étudiant par exemple la perfidie des objets dans les dessins animés de Mickey Mouse ou les films de Chaplin, il rappelle la présence des objets chez Sartre, Musil, Rilke et Kafka – chez ce dernier l’objet porte même un nom, Odradek, et peut devenir un fantôme. Ce qu’il y a de nouveau, écrit Han, c’est qu’aujourd’hui, face à la numérisation, Kafka constaterait avec résignation que les fantômes l’ont emporté sur l’humanité. Si la numérisation nuit considérablement à la relation humaine, elle détruit aussi le caractère d’objet de l’œuvre d’art. Elle ne permet plus, comme le faisait Francis Ponge, d’« amener les objets à la parole ». 

C’est dans le dernier chapitre qu’Han nous livre une petite note autobiographique qui donne à cet essai son sens et sa tonalité à la fois touchante et nostalgique : il y a quelques années, dévalant à vélo une rue mouillée de Berlin, il a glissé et atterri devant une boutique qui vendait des juke-box. Des « choses », des objets véritables, qu’on pouvait actionner, qui faisaient « des bruits » dus à leur fonctionnement et manipulaient pour leur part d’autres objets – des disques vinyle format 45 tours – pour produire de la musique à travers des objets lourds et de grand format, les haut-parleurs de l’appareil… Contrairement au son numérique lisse et incorporel que diffuse le « streaming », le juke-box délivre un son analogique chaud, vrombissant, voluptueux qui « relève à la fois de la chose et du corps », « il donne la chair de poule. »

On se demandera ce qui distingue Byung-Chul Han de Roland Barthes et de ses mythologies, de Vilém Flusser et de sa théorie des médias, de Jean Baudrillard et de l’hyperréalité, de Giorgio Agamben et de sa biopolitique, de la médiologie et de sa dénonciation de l’intellectualisation croissante de la réalité… Certes, Han n’a pas la puissance théorique de ces penseurs ni l’ampleur de la vision historique et culturelle d’un Sloterdijk, mais n’oublions pas qu’il vient après, dans un monde que la numérisation a transformé plus vite, plus radicalement et surtout plus globalement qu’on ne l’avait imaginé. Les usagers et la classe intellectuelle elle-même ont été déconnectés de l’ordre terrien et plongés dans une hypnose (voire une servitude volontaire à l’ordre numérique) que l’ardent scepticisme de combat de Byung-Chul Han vient réveiller. Et réveiller, c’est marteler quelques rudes évidences occultées par l’implacable et mortifère brillance de l’infosphère.
Coréen ayant fait des études de métallurgie (c’est un matiériste !) avant de se convertir à la culture et à la langue allemande pour étudier la philosophie, Byung-Chul Han s’inscrit finalement dans la grande tradition gœthéenne : l’effort d’une vie est de s’intégrer dans l’ordre toujours juste des choses en restant homme.

Thanatocapitalisme de Byung-Chul Han, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, PUF, 2021.
La fin des choses. Bouleversements du monde de la vie de Byung-Chul Han, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Actes Sud, coll. « Questions de société », 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Byung-Chul Han / PUF et Actes Sud.

Prochaine chronique le 20 mars.

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Patrick Corneau