Arte a lancé en 2018 une nouvelle série A Musée vous, A Musée moi qui donne vie à dix célèbres tableaux : de La Joconde aux Raboteurs de parquet de Caillebotte en passant par American Gothic de Grant Wood, Dans la serre de Manet, les Amants de Magritte… Dès que la caméra s’approche de la toile, celle-ci s’anime. Le spectateur assiste à une saynète loufoque qui fait interagir les personnages de l’œuvre, incarnés par des comédiens si bien grimés qu’ils se confondent avec les modèles d’origine. Les personnages peints il y a plusieurs siècles parlent alors de choses actuelles, dans un langage d’aujourd’hui (« tu fais la gueule ? », etc.). À la fin de chaque épisode, les personnages se figent à nouveau. Le tableau redevient une pièce de musée.
Cette exploration ludique de l’art « résolument décalée et se jouant des anachronismes » pourrait servir d’allégorie (et particulièrement la voix criarde de Joey Starr dans le générique) au nouveau livre de Byung-Chul Han : Amusez-vous bien ! Du bon divertissement. Une déconstruction de l’histoire occidentale de la passion paru récemment aux PUF.
Le philosophe allemand est parti d’un constat simple, que tout un chacun peut faire sans avoir atteint un âge canonique : désormais, le divertissement se retrouve partout. Il s’est progressivement infiltré dans l’éducation, l’information, la culture, les savoirs, métamorphosant en silence toutes les dimensions de l’existence, de la politique à la sexualité, de l’art à l’amour, redéfinissant insidieusement la réalité et nos relations au monde.
Bien entendu, le divertissement est sans âge et n’a pas attendu pour exister, l’opposition du travail et du temps libre, l’alternance contrainte-loisir forgée par la société industrielle. Néanmoins l’ampleur de sa présence, de sa dissémination, de ses effets marque un changement de paradigme, un saut civilisationnel tel qu’il mérite d’être interrogé. C’est donc ce statut très nouveau du divertissement, souvent mal discerné ou mal compris – puisque nous y sommes immergés – qu’explore Byung-Chul Han dans ce nouvel essai. Il s’agit pour lui de montrer comment ont évolué, au fil du temps, les représentations du « sérieux » et du « divertissant » pour arriver à l’indistinction, la confusion (?) d’aujourd’hui.
La démonstration courte mais dense donne un bel aperçu philosophique sur la conception du divertissement selon la tradition de pensée allemande (Kant, Nietzsche, Heidegger, Adorno, Luhmann) avec de féconds rapprochements, comparaison – opposition avec la culture orientale (notamment dans le chapitre intitulé « Satori »* au cœur du livre avec l’évocation du haïku et de la peinture ukiyo-e). C’est, je crois, la grande originalité des essais de Byung-Chul Han, Coréen, imprégné de culture extrême-orientale par naissance et langue mais formé à la philosophie, la littérature allemande et la théologie catholique à Fribourg-en-Brisgau et Munich que de poser sur notre monde un regard utilement biaisé, opportunément décalé. L’ancien étudiant en métallurgie, venu de Séoul à Fribourg il y a quelques décennies parce qu’il voulait « penser », est aujourd’hui, trente ans, et une vingtaine de livres plus tard, un des essayistes les plus écoutés en Europe**. Titulaire d’une chaire de philosophie à l’université des arts de Berlin, il est en quelque sorte le François Jullien coréen : identiquement, il vient déranger nos habitus de pensée en faisant travailler des écarts de vision, de pensée, de conception du monde et de l’existence entre Orient et Occident (mais pas seulement).
Pour cet ambitieux projet cherchant à établir une généalogie du divertissement dans la culture européenne, Byung-Chul Han prend pour fil conducteur la musique. C’est avec Jean-Sébastien Bach que l’opposition entre « sérieux » et « divertissant » commence à se brouiller. Sa Passion selon saint-Matthieu évoque en effet le plus sérieux des thèmes chrétiens, mais sur un registre musical où la séduction, la volupté l’emporte sur le tragique. Suivant ce fil d’Ariane, Byung-Chul Han montre comment la reprise et le remaniement de cette œuvre de Bach par Félix Mendelssohn, au XIXe siècle, est un infléchissement décisif où le divertissement passe avant le sérieux, le plaisir avant la passion. Bientôt les plus grands penseurs, de Hegel à Nietzsche, en passant par Schopenhauer vont se mobiliser autour de la querelle entre musique « divertissante » contre musique dite « sérieuse ». Wagner, Beethoven les « sérieux » et Tchaïkovski, Offenbach, Rossini les « futiles » sont au centre de débats fougueux où globalement deux camps s’opposent : l’esprit de la Passion contre celui du divertissement, soit l’obsession du salut et du sens opposée à la célébration de la légèreté, du plaisir, de l’« irréflexion » dans l’ici-bas.
La thèse sous-jacente est que, classiquement, du côté du sérieux se trouve ce qui était considéré comme le plus réel. Se rassemblaient là, entre autres, la vérité, la beauté, la justice… Cette face divine et spirituelle du monde se rejoignait au prix d’un labeur, d’une ascèse, voire d’une souffrance. Le sérieux avait donc la gravité de la « passion », à tous les sens du terme : passion christique, passivité, douleur, puissance créatrice. Le divertissement constituant son contraire : composé de plaisirs, de futilités, de jouissances, il se tenait du côté du corps, donc du diable. En éloignant du sérieux, il troublait de manière artificielle la grave dureté du monde et l’arsenal des valeurs morales qui le constituent (dont Kant se fera l’ardent défenseur).
Avec finesse, Byung-Chul Han n’oppose pas artificiellement ces deux pôles. Il rappelle avec l’exemple de la musique l’enthousiasme inattendu que Hegel manifestait pour la musique de Rossini. Sa critique porte plutôt sur l’esprit de sérieux, la célébration du travail et la justification de la douleur qui étayent à ses yeux l’opposition au divertissement dans la tradition philosophique occidentale, comme chez Adorno avec son approche critique de l’inauthentique dans la culture ou chez Heidegger soucieux d’une « refactualisation du monde ». Pour Byung-Chul Han, qui se montre davantage inspiré par les spiritualités de l’Extrême-Orient, il y a là une incapacité à vivre, une lourdeur, une fuite du présent dans l’ailleurs, que refuserait désormais notre époque et dont on peut envisager sans perte (si ce n’est l’Illusion et ses adhérences régressives) la disparition.
Que l’on partage ou non ce diagnostic, sa réflexion demeure très stimulante. Dans cet essai, magistralement mené sous forme de séquences habilement choisies (celles sur Heidegger et la lecture de Un artiste de la faim de Kafka sont des modèles de clarté intelligente), on retrouve le style caractéristique de Byung-Chul Han : sens aigu du détail significatif, élégance des analyses, souci d’élucider notre temps sans tomber dans le plat réquisitoire ou la condamnation univoque. Néanmoins, il déçoit un peu, non par lui-même dont l’intelligence critique ne peut être mise en défaut mais au regard des questions cruciales qu’il soulève – la conclusion pose bien une position plus authentiquement personnelle avec l’esquisse d’une « métathéorie » du divertissement et la façon dont il s’est emparé de la « réalité réelle ». Mais si la réalité elle-même n’est plus qu’un effet du divertissement, Byung-Chul Han n’approfondit, ni n’éclaire véritablement les modalités pratiques, concrètes de ce processus de transformation de notre expérience du monde et du temps.
* Byung-Chul Han détruit un certain nombre de préjugés européocentristes sur le bouddhisme zen, culture de l’immanence absolue qui confine à « l’amusement pur ».
** Ses livres sur la transparence, le désir, le numérique, la fatigue et le burn out… traduits en de nombreuses langues sont en passe de devenir, aux yeux de beaucoup, des classiques.
Amusez-vous bien ! (Gute Unterhaltung), Du bon divertissement. Une déconstruction de l’histoire occidentale de la passion de Byung-Chul Han, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, PUF, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie ©Fischer Verlag / Éditions des PUF.
Prochain billet le 24 novembre.