Patrick Corneau

On a célébré voici une semaine l’anniversaire du mouvement des Gilets jaunes. Ce fut un « flop » pour les raisons que chacun connaît. Mais n’était-ce pas programmé ? Comment peut-on fêter quelque chose qui n’a pas de forme stable ? Qui ne s’est pas concrétisé, cristallisé dans une forme de représentation ? Impossibilité native semble-t-il, inscrite dans la nature même de ce soulèvement qui, par méfiance d’une « récupération », d’un dévoiement, a refusé de se fonder sur un programme défendu par un corps de délégués ou une « figure » qui parlerait au nom de tous*.
Les contradictions inhérentes à ce mouvement ont été extrêmement bien analysées par Daniel Bougnoux** dans la nouvelle édition actualisée et augmentée de La crise de la représentation (Éditions de La Découverte), un livre majeur que j’avais découvert en 2006 avec un réel plaisir dans cette vie ancienne où je m’adonnais professoralement aux sciences de l’information et de la communication. La crise de la représentation fait partie de ces rares ouvrages qui réussissent la synthèse entre la science raisonnée du chercheur et l’intuition créatrice de l’intellectuel conscient que la compréhension de l’ordre symbolique ne peut se passer de l’étude des médiations (représentations) dans lesquelles il s’incarne. Je recommande donc vivement la lecture de ce petit opuscule livrant une synthèse robuste et approfondie de la « représentation », ce vocable qui court si facilement les rédactions où l’on déplore habituellement les biais, les failles, les manquements de nos représentations parlementaires et sociétales. Sans parler des mille et une formes des représentations artistiques, ou encore médiatiques (presse et réseaux sociaux en tête) qui préfigurent ou accompagnent les aventures et les mauvaises rencontres (parfois les cauchemars) que connaissent nos démocraties. Voici donc l’intégralité du texte de Daniel Bougnoux « Les Gilets jaunes, ou la manifestation contre la représentation » (dernière partie du chapitre 10 « La transition numérique : tous en scène ? »).

Dans cette évocation des Gilets jaunes qui dressent impétueusement contre la représentation (parlementaire ou syndicale) l’évidence brute de leurs manifestations hebdomadaires, est particulièrement pertinente la lecture médiologique que Daniel Bougnoux fait du rond-point comme lieu stratégique symboliquement voué à l’expression démocratique : « Contrairement aux feux rouges-verts de croisement qui incarnent un ordre vertical, transcendant ou autoritaire comme tel indiscutable (on ne franchit pas un feu rouge, même si les artères perpendiculaires demeurent vides), l’ordre qui préside aux ronds-points est immanent, chacun au vu de la conduite des autres y négociant son passage, son coup d’accélérateur ou de frein… Feu rouge républicain, rond-point démocrate ? Lieu par excellence où les sujets demeurent entre eux, le rond-point remet la loi entre nos mains. »

Ceci dit, j’aurais une réserve à émettre par rapport à l’analyse fine et pondérée de cette éruption sociale. À se focaliser sur les moyens (médium), les médiations comme le veut tout bon médiologue, Daniel Bougnoux fait l’impasse sur un élément psychologique qui permet de comprendre pourquoi le phénomène Gilet jaune est un symptôme fort des dérives auxquelles aboutit l’esprit d’égalité lorsque ce dernier, poussé à l’extrême, devient égalitarisme. Si l’égalité est devenue l’obsession maladive de notre monde, c’est en partie parce que l’envie, la jalousie ordinaire le taraude pour faire de l’inégalité son bouc émissaire préféré. Ignorer ou minorer ce point c’est passer à côté de la motivation active qui sous-tend les revendications des Gilets jaunes. Mais peu de commentateurs le soulignent car renvoyer une partie de ce qui anime un Gilet jaune à une forme d’égoïsme étriqué (je n’ose écrire « petit-bourgeois ») ce n’est pas « politiquement correct ».
Jean-Philippe Delsol dans un livre*** remarquable que je présenterai bientôt explique excellemment le fonctionnement de la comparaison envieuse qui fait qu’on ne supporte pas qu’un individu qui est censé avoir les mêmes droits que nous, nous soit supérieur. Le réflexe pavlovien face à toute tête qui dépasse est : Si nous sommes égaux, pourquoi lui et pas moi ? Comme l’a montré René Girard, plus elle se manifeste entre égaux, plus l’envie peut être contreproductive voire destructrice. Jean-Philippe Delsol argumente ainsi : « L’envie conduit à préférer moins pour soi pour autant que les autres aient encore moins. C’est l’un des moteurs de l’égalisation par le bas, dans la médiocrité et de viles disputes, dont le principe prévaut dans la plupart des sociétés par trop égalitaristes. Le préjudice qui frappe autrui satisfait alors l’envie en retirant à ce dernier le bien qu’il possédait. Cette exacerbation de l’envie est patente dans un monde de communication totale, quand le petit écran et Internet devant lesquels les citoyens passent un nombre incalculable d’heures quotidiennes mettent au pinacle l’égalité, sans discernement, en même temps qu’ils rapprochent des catégories sociales qui vivent à des années-lumière et permettent ainsi une comparaison désormais d’autant plus intolérable que ces hommes et ces femmes très inégaux par la culture, l’argent ou le pouvoir n’apparaissent pas si différents. »

Je laisse à chacun le loisir de laisser résonner ces lignes entre ses hémisphères cérébraux. Il se pourrait bien que les calamités de notre modernité (ou merdonité comme disait Michel Leiris) en reçoivent quelques linéaments, quelques reliefs non vus, non acceptés, délibérément rejetés pour la simple raison que ce qui relève de l’humaine nature, autrement dit du naturel en l’homme, est définitivement tabou…

* Un conte étrange de Jorge Luis Borges, écrit en 1955, « Le Congrès » (Le livre de sable, Gallimard, 1978) expose de manière visionnaire et ironique les impossibilités et absurdités auxquelles conduit les exigences d’une re-présentation qui refuserait, pour être acceptée par tous, d’arranger ou de « toiletter » la réalité. Car toute représentation implique nécessairement, inéluctablement, du différé et de la distance (ce que Derrida nomma « différance »), elle défusionne de la présence et de sa chaleur.
** Daniel Bougnoux, philosophe, professeur (émérite) à l’Université Stendhal de Grenoble, anime un excellent blog sur le site du journal La Croix : « Le randonneur » où il consigne ses impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Il est avec Régis Debray l’un des fondateurs et animateurs de la revue de médiologie Médium.
***Éloge de l’inégalité de Jean-Philippe Delsol, Éditions Manitoba, Les Belles Lettres, 2019.

La crise de la représentation de Daniel Bougnoux, édition revue et augmentée, Éditions de La Découverte-Poche. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie ©Benoît Tessier Reuters / Éditions de La Découverte.

Prochain billet le 28 novembre.

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Patrick Corneau