Patrick Corneau

Patrick aime assezJ’ouvre beaucoup de livres, c’est à la fois une jouissance et une désespérance. Peu m’ont laissé autant de plaisir à être tenus entre les mains que ce Tractatus Solitarius*. On oublie à tort que tout livre est d’abord un objet à tenir, manipuler, déplacer… Chaque édition procure ou pas un certain plaisir tactile que vient confirmer ou renforcer une sensation visuelle. Les livres de L’Atelier contemporain sont fabriqués, façonnés avec un soin esthétique, une sophistication matérielle rares. Tout ici est digne d’admiration : le papier, son grammage, sa texture, glaçage, la finesse d’impression de caractères superbes (Didot et Optima), les illustrations choisies aux couleurs harmonieuses et fidèles (les tons ne bavent pas), la couverture en solide carton (qui ne s’avachit pas entre vos doigts !) revêtue d’une pellicule brillante, la reliure qui résiste, craque un peu quand on ouvre les pages. Et même l’odeur de colle et encre… Bref, des livres vertébrés, qui se tiennent droit, qui, comme on le disait jadis d’une belle femme ont « un beau port de tête » – il y a de la morale dans tout cela, de la tenue, du sérieux, surtout un perfectionnisme admirable. Je lis en fin d’ouvrage qu’il est imprimé par Jelgavas Tipografija, en pays balte : bravo à eux !

Revenons au texte qui reçoit l’hommage d’un si bel écrin. Le titre nous rappelle un certain Tractacus wittgensteinien de forte mémoire. De logico philosophicus vous ne trouverez rien dans le texte de Pierre Cendors. L’abstraction et l’épure mentale, l’aridité intellectuelle ne sont pas les voies de l’auteur. Ce qu’il pourrait partager avec le philosophe viennois serait peut-être la quête de l’essentiel, de la simplicité première, d’une forme d’absolu présente en ce monde que notre humaine finitude et aveuglement existentiel occultent. On retrouve en revanche une composition analytique similaire sous forme de pensées ou d’aphorismes, soit 100 fragments répartis à l’intérieur de sept chapitres d’inégales longueurs. L’éditeur précise : « l’ouvrage, qui se situe plutôt dans la filiation de certains écrits de Nietzsche ou des Feuillets d’Hypnos de René Char, constitue une série d’aphorismes poétiques reliés entre eux par une trame narrative : un homme qui dit Je embarque de nuit à bord de L’Absoluble, navire lancé dans une direction inconnue. La progression point par point du traité vise dès lors à suivre pas à pas un cheminement symbolique, à restituer l’exploration systématique d’une terra incognita. » Ceci est le descriptif de la dimension actancielle du recueil, mais c’est aussi le truchement choisi pour un autre projet : une variation célébrante de l’œuvre de Hermann Hesse, ou plutôt une irisation poétique autour du Loup des steppes, texte qui de l’aveu même de Pierre Cendors, est le roman qu’il relit le plus souvent.

Cette fascination l’a conduit en 2016 à écrire l’histoire de ce personnages central, jamais nommé, dont on ignore presque tout. Cette entreprise a abouti à deux textes publiés en parallèle : Silens Moon, roman qui a paru aux éditions du Tripode, et le présent Tractatus Solitarius. Cet hommage au Loup des steppes d’Hermann Hesse, se présente comme un traité de solitude donnant voix aux confins sauvages, aux régions souterraines, à la part non-humaine de l’homme. Celui qui parle ici en disant « Je » cherche à se perdre, non dans l’étourdissement du monde, mais dans un silence primordial. Faisant retour sur lui-même, il s’engage dans une metanoia, une ascèse de simplification qui l’amène à se défaire de l’esprit du temps, de son « murage historique » fait de tous « les recoins de la perte » selon l’expression d’Antonin Artaud. Ce n’est pas une voie sans risques, elle se perd en chemin et peut aboutir nulle part – antipode antérieur au moi, zone ignorée de l’être, point absolu, degré zéro – paysage intérieur où nous attendent des forces inusitées. Tels sont les tréfonds intérieurs de l’homme, domaines inexplorés où gisent des réservoirs de forces primitives, insues et inouïes, reléguées à l’arrière-plan de la comédie sociale, par lesquelles l’individu, touchant en quelque sorte à l’extérieur par le plus intérieur, s’ancre profondément dans l’universel. La relation de l’homme au monde, nous dit le « Je » narrateur, est altérée par sa façon de vivre comme individu parmi d’autres individus, toute empreinte de mimétisme, suivisme et conformisme ; pour la restaurer, il lui faut remonter en solitaire à la source de son être, là où, encore indifférencié, il touche encore à l’absolu. On est proche de l’esprit d’un Pierre Theilhard de Chardin qui écrivait : « La pureté ne vient pas d’une séparation d’avec l’univers, mais d’une pénétration plus profonde de l’univers. »

En syntonie avec l’héritier d’un romantisme radical que fut Hermann Hesse, le Tractatus solitarius n’est pas seulement un hommage poétique à ce grand écrivain épris de nature et de liberté. C’est aussi le récit d’une échappée, le journal d’un voyage intérieur – à la fois traité de déraison et écrit aux accents chamaniques. Aussi le texte de Pierre Cendors demande-t-il à être lu comme un exercice spirituel qui ne peut pas finir, et ne finira pas. La voie de la solitude, en effet, est une kénose, à savoir un dépouillement, un renoncement à toute puissance, un abaissement de l’être, un travail de déprise jamais acquis. Une tâche sans fin à laquelle s’applique l’adage taoïste : le chemin est le but. « Il n’y a pas de début, pas de fin, nous prévient le narrateur. Seulement un voyage au long cours, tout un périple dans les Hautes-Terres intérieures de l’homme« .
On manquerait à la complétude de cette chronique en ne signalant pas l’élégant contrepoint des dessins de Christine Sefolosha qui intensifie secrètement la fulgurance de ces fragments poétiques.

* J’avais reçu auparavant Le jardin d’Alioff de Farhad Ostovani (préface de Jérôme Thélot) tout aussi réussi dans sa facture.

Extrait à lire.

Tractatus solitarius de Pierre Cendors, Collection Littérature, L’Atelier contemporain, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Viareggio par Telemaco Signorini (1835-1901) / L’Atelier contemporain.

Prochain billet le 1er mai.

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Patrick Corneau