V

Venise – Là où l’œil se perd

Patrick Corneau

VENISE

Veni etiam

 

Onde fu interpretato da alcuni che Venezia voglia dire
VENI ETIAM, cioè vieni ancora et ancora.
Francesco Sansovino, Venetia, città nobilissima et singolare, 1581.

Hiersein ist herrlich. Être ici est une splendeur.
Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien.

Venise – bâtie pour punir les temps futurs.
Frédéric Pajak, Manifeste incertain.

 

Machine magique, hallucinée et symbolique, Venise est touchée, peut-être affligée, par un problème qui est la façon de la regarder. On vient admirer Venise et, de ce fait, il n’est pas déraisonnable de supposer que Venise est une cité à la fois privilégiée, unique et offensée par le regard. Ville qui exige d’être regardée, il est possible que le regard requis soit plus sombre et plus violent qu’il ne le paraît ; en tous cas qu’il ne soit pas un regard purement esthétique. L’écueil dans les « belles villes » dont certaines ressemblent davantage à d’écrasantes coopératives de chefs-d’œuvre est de vous enfermer dans la tyrannie de leur architecture monumentale. Par accumulation et saturation, les palais, églises, etc. entrent en collision, déclenchant une rixe d’images et de synesthésies perpétuellement menacée par le spectre de la pure image.
Face aux millions de clichés dont chaque parcelle de Venise est la cible, je crois inutile et dangereux de faire des photographies. C’est le prix modeste pour être assuré de ne pas faire de l’image une illustration, en ayant effacé dans l’acte même de photographier, la turbulente légèreté de l’air du matin, l’odeur du lieu, les bruits, les voix qui peuplent l’atmosphère de rapides et ténus événements : le passage d’un chat, une femme à sa fenêtre qui descend dans un panier la clé oubliée, des couleurs qui nous blessent et que nous n’oublierons pas. Cette découverte de l’inopiné dans ce qui tient à nous, dans ce qui, au plus profond, nous « appartient ». Pour ne rien dire du tremblement qui nous saisit devant une image que nous savons destinée à revenir dans nos rêves.

Passer quarante-huit heures à Venise, et s’éreinter en allant d’une église à un musée comme le font chaque année des millions de touristes, ce n’est pas voyager. Parce que voyager signifie se dépayser : faire un pas de côté, se faufiler dans une fissure, un interstice même minime, dans le cosmos ordonné du connu, du déjà expérimenté, du familier. Là gît l’identité subtilement éclectique et vivace d’un lieu : la secrète étrangeté du connu, et, inversement la perturbante familiarité de ce que l’on voit pour la première fois.
Nous avancerons qu’il en est de même pour la culture et l’art (si contemporain soit-il). Il est des joyaux qui gagnent à être connus par leur écrin.

*

Ici la marche reprend sa noblesse native, ici la marche est sacrée. S’égarer dans Venise ? Aucune importance : Venise est partout Venise. Je ne connais pas de ville qui reste plus obstinément pareille à elle-même, où les quartiers pauvres ressemblent davantage aux quartiers riches. Venise est la seule ville au monde qui traite encore le piéton en homme de qualité.

Sur le continent, les routes roulent, filent. Immobile, Venise les fabrique elle-même et pour son propre usage, à sa mesure, ses distances et sa vitesse. Ses calli sont locales ; aucune ne prend naissance hors d’elle, aucune ne se termine à l’extérieur ; des rues artisanales, home made, véritablement indigènes, des rues de quartier ou, plus encore, des rues d’îlots, limitées par d’autres rues toutes pareilles, ou qui se terminent en cul-de-sac, ou qui débouchent soudain sur un rio sans pont. Elles ne semblent pas faites pour aller d’un point à un autre ; elles ne mènent à rien et quand on en prend une, on n’est jamais sûr de ne pas avoir à rebrousser chemin. Au reste, Venise ignore les points cardinaux, elle a ses propres coordonnées : la place Saint-Marc, la lagune, les Fondamenta Nuove… L’espace à Venise n’est pas vectoriel, il est homogène et neutre.

*

Un homme, type pakistanais ou peut-être gitan, immobile dans un recoin de la petite ruelle qui mène au musée Fortuny, surveille à ses pieds deux grands cabas; sa mine apeurée nous fait comprendre qu’il est inoffensif. Lorsque nous repassons, il est remplacé par un grand noir avec les mêmes cabas. Vendeurs à la sauvette d’articles de contrebande protégeant leur pauvre marchandise des contrôles policiers.

Côté Grand Canal, sur une toile tombant du haut de l’enceinte du marché du Rialto : « Le cœur ne se vend pas ». Avant le pont (sous bâches), une autre banderole : « Venise n’appartient pas à la maffia ».

« Vive Dieu ! » sur le mur d’une église Campo San Lorenzo.

Quand on approche d’une place (campo), donc d’une église, on entend les hirondelles qui se poursuivent joyeusement autour du clocher. Elles s’occupent de la vie finie, pas de la vie éternelle.

Un paquebot de croisière géant traverse lentement et dans un silence inquiétant le canal de la Giudecca. J’ai devant les yeux le Léviathan de Hobbes.

A l’entrée des Giardini une femme arrive avec un cabas dans lequel elle transporte sa tenue « spéciale Biennale ».

Confusion des genres : en observant la foule excentrique des Preview days (journalistes, galeristes, collectionneurs, etc.), on a parfois l’impression de participer à une Venice fashion fair (le Chicago Tribune publie un reportage photo sur le « Venice Biennale street style »).

Alors qu’au Japon le chic (Iki) ne consiste pas à montrer ostensiblement mais plutôt à laisser découvrir, ici dans ce théâtre des vanités c’est l’inverse, on affiche un tonnant paraître – à prendre ou à laisser.

Dans les allées des Giardini beaucoup de gens parlent trop fort pour que ce soit juste pour leur interlocuteur.

Le jour même de l’inauguration de la Biennale, le drapeau breton qui flottait fièrement au-dessus de la collection François Pinault, à la pointe de la Dogana, a été baissé.

ALL THE WORLD’S FUTURES (titre choisi par le commissaire Okwui Enwezor pour cette 56ème édition de la Biennale) : illusion de l’exhaustivité, de l’accomplissement, arrogance de la connaissance anticipée. Dans le registre mégalomaniaque, deux des nombreuses chimères de la postmodernité.

Sur l’embarcadère de la Salute nous croisons madame la ministre de la Culture et de la Communication en conversation avec une autorité culturelle locale ; les visages sont graves, les fronts soucieux, empreints du poids de la responsabilité d’état. Un nuage d’hommes-oreillettes tourne autour de ces soleils du prestige français. Sur une barge amarrée quelques mètres plus loin se dresse un immense cactus en plastique vert entouré de deux œufs blancs géants.

Trop d’artistes ici ont tendance à exhiber leur bonnet d’âme.

A mesure que la journée passe, la population des vaporettos change. Sacs à dos et shorts laissent progressivement la place aux pochettes et tenues de soirée. Les remugles s’éclipsent au profit de têtus ou sophistiqués parfums. Sautant d’un bateau à l’autre, les nantis de l’hyperclasse mondialisée se hâtent vers les nombreuses fêtes qui s’échelonnent le long du Grand Canal.

Comment faire la différence entre une Chinoise et une Japonaise dans une gondole ? Au chapeau. Les japonaises portent ce mixte très particulier entre le bob et la casquette de base-ball.

Les artisans verriers très agressifs à l’égard de la clientèle qui se laisse séduire par la verroterie des nombreuses boutiques proposant du Murano made in China à des prix dérisoires. Retour de flamme de Marco Polo ?

Dans la rue qui mène au pont de l’Académie, je lève la tête, une fenêtre est ouverte, un rideau bat au vent et laisse voir une affiche sur le mur d’une chambre. Un soldat allemand, avec un masque à gaz qui pend à son cou, regarde au loin ; de part et d’autre de cette illustration sépia, en caractères gothiques : Helft uns siegen ! Zeichnet die Kriegsanleihe (« Aidez-nous à triompher ! Souscrivez l’emprunt de guerre »).

Dans le Museo Ebraico di Venezia du Ghetto, un guide jeune et disert, évoque devant un groupe de lycéens italiens nonchalamment assis par terre les traditions juives (naissance, mariage, mort) avec un humour woodyallenien. Aucun des visages de ces garçons ou de ces filles ne se déride.

Mozart à Salzbourg, Vivaldi à Venise : même combat ?

*

Au Palazzo Querini Stampalia (Fondazione Querini Stampalia) situé dans le quartier du Castello, où deux niveaux sont dédiés à l’art contemporain, les « appartements » donnent à voir une remarquable toile de Giovanni Bellini (1430 ? – 1516) représentant la Présentation de Jésus au Temple.
Tableau aux dimensions modestes, d’un coloris un peu éteint. Composition saisissante par le jeu des regards (étonnants par leur neutralité expressive) se renvoyant les uns les autres comme une bondissante bille d’acier dans un billard électrique. Peinture en aplats. Pas de profondeur baroque ni de hiérarchie dans le dispositif scénique. Dans une stricte équivalence/symétrie, les personnages semblent se tenir au bord de la toile, si près, si proches de nous et pourtant résolument inaccessibles. Représentation extrêmement difficile à comprendre en raison de sa privation absolue de tragique, de mouvement, d’angoisse, de réalité et d’épaisseur humaine, de parole, de son – un Logos qui ne parle pas, qui signifie sans dire. Dans les plis des manteaux de Rembrandt l’humanité toute entière se niche avec son drame éternel alors qu’ici la toile creuse un silence sensible qui s’amplifie à mesure qu’on la regarde. Impression de malaise par rapport à un mystère qui n’a pas d’ombre. Extraordinaire économie des moyens, un « art du peu » souverain à qui l’on doit cet impossible mélange de grâce et d’abstraction. Le monde peut bien être mis sens dessus dessous (et Dieu sait s’il l’est aujourd’hui à Venise), l’Essence devinée ici restera inchangée. L’artiste ne nous la transmet pas, il faut deviner – il faut surtout croire – l’Essence. Devant nos visages étonnés, le plus souvent privés de toute lumière, de toute élévation spéculative, la Présentation de Jésus au temple de Bellini est née et restera silencieuse.

*

D’où vient qu’à Venise on se sente léger et gai ? Il est peu d’endroit dont on on revienne et dont on puisse dire comme Stendhal : « J’étais heureux ». L’époque est ainsi faite que toute manifestation de bonheur a quelque chose de crispé. On est heureux contre, on est heureux en dépit de quelque chose. Heureux de droite, heureux de gauche : un homme heureux est aujourd’hui si solitaire qu’il est sommé d’expliquer son sentiment ; il parle de couleurs aux aveugles. Il le fait à demi-mot, comme s’il avait peur de se laisser aller à cette volupté oubliée ; c’est un faux innocent face à un tribunal qui le juge.
Peut-être ce bonheur vient-il de ce que Venise est immensément maternelle, intimement féminine ? Ici pas de père à haïr pour faire valoir sa composante d’agressivité. À Venise, quel père détester ? La sournoise puissance féminine a châtré les doges ; la rose araignée de l’Adriatique a dévoré son mâle. Nulle part vous ne trouverez de ces constructions sévères, tour et donjon, palais du gouvernement, police, prison, qui rappellent les rigueurs paternelles et réveillent en nous les surmoi sommeillants. Il y a les Plombs certes, mais ils ne sont pas bien terrible, voyez comment ce rigolo de Casanova s’en évada par les toits, un épisode pour bande dessinée… Quant au délicat pont qui rejoint la prison au palais, son nom évoque le regret des amants plutôt que le gémissement des captifs. Orphelin de père donc, le touriste s’égare dans des muqueuses maternelles. Il retrouve des souvenirs sombres et doux de grottes féeriques : la ville me cache ; j’ai perdu ma visibilité, cette inquiétude qui me tenait droit sous les feux croisés des regards. Ces ruelles m’enveloppent, ce clair obscur m’efface – qui me verrait ? Que reste-t-il d’un homme quand il n’est pas vu ? La saveur exquise d’une liberté légère et gaie. Cette dernière s’épanche, caracole comme un poulain dans son enclos car rien ne l’entrave. Il y a quelque chose de lisse, de plat qui fait que le regard glisse, file le long des façades sans s’accrocher, ne rencontre rien qui le borne : la méfiance patricienne a raboté tout ce qui dépasse. Tant de prévenance finit par étonner. Car après tout, Venise n’est pas notre mère ; il y a dans sa sollicitude une sorte de froideur. Ce qui se passe, en somme, c’est que les choses ont dépouillé leur adversité. Oui, l’hostilité universelle s’est atténuée, la violence généralisée semble ici faire une pause. D’où notre laisser-aller, nous n’avons aucune raison de nous défier. Seul importe de nous laisser envahir par la douceur vénéneuse et rassurante de tout. Un bonheur simple nous visite. Chez l’inquiet ces infiltrations de bonheur ne paraissent pas naturelles, il cherche le piège : on endort ma méfiance, on me gave ! Je trouverai bien dans Venise même un bon petit motif d’angoisse. Mais non, cette ville est tout à fait inoffensive, il suffit de lui faire confiance : elle donne tout ce qu’on lui demande, au jour le jour, sans arrière-pensée, avec la générosité de ceux que le luxe indiffère.

Patrick CORNEAU

CategoriesTextes à moi

Laisser un commentaire

Patrick Corneau