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Venise – la marche du temps

Patrick Corneau

Venise – la marche du temps

Jean-Paul Sartre

 

« J’ai voulu quelque chose avec La reine Albemarle, et puis j’ai abandonné », disait Sartre. Dans ces pages sur Venise – mélancoliques ou lancinantes -, Sartre, extraordinaire écrivain, mieux que dans un journal intime, exprime son rapport à la beauté, au temps, à la mort et, finalement, la saveur de son existence. On perçoit en filigrane dans ces pages sur l’Italie (Rome, Venise, Naples, Caprice) les sources subjectives de sa recherche philosophique. Jamais, sauf peut-être dans La nausée, il ne s’est servi plus subtilement du pouvoir envoûtant des mots.
Dans le passage ci-après il donne une réflexion stupéfiante d’intelligence, à la fois visionnaire et d’une étonnante lucidité médiologique sur le temps, sur notre rapport phénoménologique et subjectif au temps.

(…) Pourtant il y a cette limitation du regard, qui m’inquiète ; je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. Ça ne me dit rien qui vaille : le champ visuel, c’est l’avenir immédiat. Toujours un peu prophétique, la vue : elle me révèle, avec plusieurs minutes d’avance, tout ce qui m’arrivera ; quelquefois on a devant soi quatre-vingts minutes d’avenir visible comme lorsqu’on s’embarque pour Capri par une mer d’huile, et qu’on voit l’île, dans le lointain. Ici mon avenir rétrécit comme une peau de chagrin, on me donne les minutes au compte-gouttes, une à une : dans une minute, exactement, je serai devant cette Vierge de plâtre ; et mon regard va jusqu’à la Vierge ; pas plus loin. J’y suis, je la touche, bleue dans sa niche de plâtre : on me donne une nouvelle provision de futur ; jusqu’à cet étrange blason incrusté dans la brique. Il est certain que je n’ai pas lieu d’en demander davantage : pourquoi me révéler une heure à l’avance ce qui m’attend derrière ce coin de rue, puisque je sais d’expérience que rien, ni tentation ni danger, ne m’y attend. Nulle Vespa pour me renverser, nul bandit pour me dépouiller. Il suffit que je fasse confiance à la ville. C’est ainsi, je pense, que le gouvernement des Patriciens distribuait au peuple son avenir : au jour le jour. Généreusement nourrie, gavée de fêtes, la populace n’en demandait pas plus ; elle savait que « c’était pour son bien ». Voilà qu’on m’affecte de sa myopie : ça m’étourdit. Je le sais, bien entendu, que les citoyens de nos démocraties n’en savent pas plus : un beau jour, on leur annonce que la guerre est à leurs portes et, le lendemain, elle est repartie pour la Corée ou la Malaisie. Que sais-je, de cette guerre ? Qu’elle n’aura pas lieu demain, c’est tout. Mais nous avons nos illusions : presse, mass média, télécommunication. Depuis mon enfance, mon regard mystifié balaye une plaine immense et ne voit rien venir ; il voit la route qui poudroie jusqu’au Caucase et l’herbe qui verdoie jusqu’au Danemark. Pendant ce temps l’événement me frappe dans le dos. N’importe : le démocrate voit large, il voit loin ; c’est son droit. Les coups de pied au derrière, il en fait son affaire. Mais ce qu’il ne peut tolérer — ce que je ne peux tolérer — c’est de tomber brusquement, comme cela vient de m’arriver, le nez sur une église jésuite que rien n’annonçait et sans pouvoir prendre de recul pour la contempler : c’est un manque d’égard.
Et pourtant, il n’y a pas d’offense : ce qu’il y a, simplement, c’est que je marche dans une flaque de temps très ancien, demeuré là, sans doute depuis la ruine de l’empire vénitien. Quand Alger était à dix jours de Marseille et les côtes espagnoles à deux mois de Constantinople, quand une lettre envoyée le 1er du mois par un commerçant de Paris à un banquier vénitien recevait sa réponse le 26*, quand l’espace de l’économie mondiale se parcourait en soixante-dix jours, le temps délabré qui séjourne entre ces murs, c’était tout simplement le temps normal. Puisque le courrier le plus rapide parcourait quatre-vingt-dix kilomètres en vingt-quatre heures, aucun événement extérieur ne pouvait fondre sur la tête du patricien à une vitesse plus rapide que celle de quatre à l’heure. La bataille de Lépante fut longtemps indécise : les bateaux luttaient à quinze à l’heure ; il fallut onze jours pour l’annoncer à Venise. L’avenir marchait sur terre à la vitesse d’un cheval au pas, sur mer à celle d’une barque de trente tonnes ; on le fuyait ou on allait à sa rencontre sur une barque et sur un cheval. L’Histoire était lente. Un Vénitien qui, sorti par chance de ses galeries, contemplait le Lido ou la Giudecca, voyait s’étendre autour de lui en éventail un espace-temps d’une demi-heure. Pourquoi donc aurait-il souffert dans ses rues de deux à trois minutes ? Que pouvait-il donc lui arriver, en deux minutes, qu’il ne pût — le coup de feu mis à part — éviter s’il lui en prenait envie ? S’il voyait à l’un des bouts de la ruelle ses ennemis en armes, il profitait du temps qu’ils mettaient à lui courir sus pour se perdre dans les ruelles. Que dire ? L’espace et le temps avaient une épaisseur qu’ils ont perdue. Un jour c’était quatre-vingt-dix kilomètres ; aujourd’hui c’en est six mille. Dans les boulevards qui sont mes contemporains, mon avenir fonce sur moi à quatre-vingt-dix à l’heure ; deux minutes effectives de mon avenir, c’est une route de trois kilomètres. Il faut un mois pour parcourir l’espace économique et cet espace est la terre. La nouvelle d’une bataille de Corée me parvient avec la vitesse de la lumière et cette nouvelle peut entraîner une guerre mondiale et un bombardement qui fonce sur moi à près de mille à l’heure. Je vis à des vitesses variées qui s’échelonnent de quatre-vingts kilomètre-heure à mille. Mon inquiétude se traduit par un besoin de voir toujours plus loin et davantage. C’est la raison peut-être qui rend New York, ville si dure par tant de côtés, malgré tout rassurante : on y voit à cent à l’heure. Quelle folie m’a plongé, moi, sautant de Nice à Rome en avion, de Rome à Venise en train rapide, tout vibrant encore de ma vitesse, quelle folie m’a plongé dans ce labyrinthe pour escargots, qui conserve ses mesures et ses vitesses du XVIe siècle. De temps en temps une impatience me bouleverse, je me rappelle ce que je fus, un bolide tournoie dans un dédale de foire à une vitesse inouïe, débouche d’une ruelle et déjà se trouve à l’autre bout, je me cramponne à la direction, dans la crainte de m’écraser sur les murs, et puis, peu à peu, je sens que je suis en perte de vitesse : mon angoisse de ne pas voir devant moi, c’est celle du passager du quadrimoteur ou de la micheline, puis je me calme, je tourne de plus en plus lentement, je m’adapte au temps local. Mais j’abandonne mon angoisse pour un autre genre d’inquiétude. Quelquefois, en rase campagne, les trains s’arrêtent sans raison connue et le voyageur sent quelque chose s’écouler de lui, invisible hémorragie : c’est qu’il se vide de sa vitesse acquise ; progressivement le froid aigre de l’immobilité remonte de ses pieds à son ventre ; c’est une petite mort. Un typhoïdique roulé dans des draps humides, un coléreux qui se force à sourire, un voyageur de grand rapide dont le train s’arrête ressentent la même contradiction dans leur chair. Je sens les effets de ce ralentissement de tout mon être. J’ai perdu beaucoup de vitesse et ça m’épuise : voyageur presque immobile de Venise, cet arrêt du temps au milieu des champs de la mer.
* Environ 2 200 kilomètres en 25 jours.
Jean-Paul Sartre, La Reine Albemarle ou Le dernier touriste, Collection Blanche, Gallimard, 1991.

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Patrick Corneau