Patrick Corneau

Peter Sloterdijk nous avait donné, il y a peu, une diversion romanesque (sous forme épistolaire) que j’avais peu goûtée. Il revient aujourd’hui avec un petit livre où il fait valoir son immense talent à sentir, analyser, et interpréter ce qu’il appelle non pas l’air du temps mais son « écume ». Son approche psychopolitique du monde moderne qui draine harmonieusement les théories sociologiques, psychologiques et anthropologiques courantes nous vaut des insights audacieux parfois un peu provocateurs, mais toujours extraordinairement stimulants nonobstant un style parfois un peu indigeste – il y a du kantisme dans ses phrases, au risque de la clarté.

Les cinq essais réunis ici sous le titre Réflexes primitifs – Considérations psychopolitiques sur les inquiétudes européennes parus chez Payot-Rivages tombent à point. L’Europe est inquiète, l’Europe va voter. C’est le moment d’écouter la parole vigoureuse et les idées iconoclastes d’un ardent défenseur de notre continent, d’un de ses meilleurs connaisseurs (notamment du couple franco-allemand comme il l’a montré dans Ma France, Libella-Maren Sell, 2015). Voici donc quatre essais provenant de textes donnés à des journaux ou revues plus un discours (remise du prix Ludwig-Börne) où sont abordés les thèmes de l’immigration, du Brexit, de la cohésion sociale et de la nation. Peter Sloterdijk défend la réalité de l’Europe, analyse la montée des populismes et leur vision simpliste du monde, dénonce l’absurdité des ghettos et nous rappelle la nécessité vitale de lutter contre le cynisme généralisé qui semble gagner l’ensemble du corps social, qu’il vienne d’en haut, des dominants, ou d’en bas, la « plèbe ».

D’où vient cette plaie ? D’une déception qui suit la fin de l’opposition entre le « bloc de l’Est » et l’alliance occidentale, d’une déflation désinhibante qui aurait suscité une marée de mensonges privés parallèle à « une expansion innovatrice des mensonges d’État« . Ce phénomène est favorisé, alimenté par l’expansion des communications et surtout des médias sociaux où l’on constate le terrible effet suivant : « la teneur en vérité d’un post sur le réseau diminue proportionnellement avec le nombre de ses destinataires« . Et Sloterdijk d’ajouter : « cet effet amplifie le cynisme latent de l’appareil médiatique qui, conformément à sa logique inhérente, se refuse à faire la distinction entre l’expansion d’une information et sa teneur en vérité« .

A partir de là tout est possible dans le domaine de la « conscience trompée« , y compris et surtout, la corruption, manipulation des populations par propagation de la peur via les idéologies sécuritaires issues et « légitimées » par des phénomènes aussi divers que le terrorisme, l’immigration et le chômage de masse. Une autre actualisation du cynisme dénoncée par Sloterdijk est la réaction au « politiquement correct » de « minorités hypersensibles » qui, depuis quelques décennies, imposent règles de langage et codes de comportement, soutenues par une presse de masse à l’affût du « faux pas » qu’elle pourra allègrement stigmatiser. Sloterdijk montre que le populisme n’est, à maints égards, qu’une réaction allergique à ce phénomène. On pourra lire dans le premier essai « Ceux qui veulent être trompés » de remarquables analyses sur le populisme comme « stade actuel du malaise dans la civilisation« , comme « forme agressive de la simplification » et volonté aberrante de « sortir de la réalité« . De même pour le thème connexe du Brexit considéré comme une manifestation de « l’ardent désir de voir l’incompétence au pouvoir« , autre aberration alimentée par les « médias porteurs d’infection« . L’approche épidémiologique et surtout pavlovienne (d’où le titre) dans la culture du débat est éclairante. La vision réflexologique est fondamentale pour Sloterdijk, « dans la mesure où ce ne sont effectivement que des signaux déclencheurs qui font couler la salive, fut-ce la salive digitale. Dans le cas de certains stimuli sémantiques, par exemple « frontière », « immigration » ou « intégration », l’attente de la pitance est si fermement ancrée chez le participant à la culture, quand il a été dressé avec succès, que le suc jaillit aussitôt. Tant que l’humidification se produit sur des forums, on peut supposer que ces sécrétions restent inoffensives. Le chien de Pavlov n’a, il est vrai, jamais mordu personne, même quand on lui servait des signaux vides pour tout repas. »
Les pulsions d’envie haineuse, de vengeance sociale qui affectent l’opinion – particulièrement sur les réseaux sociaux – sont bien la preuve que l’admirable système d’inhibition qui porte le nom de « culture hautement avancée » est bien fragile face à la sphère des réflexes primaires – surtout dans un monde où le temps d’attention moyen à la pensée logique ne dépasse pas celui d’un poisson rouge soit… 8 secondes.
J’ai beaucoup aimé la défense et illustration du projet européen selon la vision qu’en propose Sloterdijk. Après avoir épinglé* l’absence d’agenda d’exécution des dirigeants, avec une Merkel « qui sait faire de la pâleur une force » face à un Hollande** « le politicien le plus falot depuis le Moyen Âge tardif« , Sloterdijk nous rappelle quelques vérités réconfortantes trop facilement oubliées. Ainsi : « La force de l’Europe repose sur l’indépendance de ses institutions à l’égard de l’humeur. L’Union européenne est dans l’Histoire – après l’Église catholique – la première entité à se montrer résistante au populisme. Elle illustre pour la première fois qu’une grande structure politique peut exister sans être un empire et atteindre tout de même une mesure de cohérence suffisant à assurer sa pérennité. »
J’aime beaucoup, d’un vice faisant vertu, la promotion que Sloterdijk fait de la singulière médiocrité (état de ce qui se situe dans la moyenne) de l’Europe dans le concert des nations, pour la plupart obsédées par « les mauvaises manières de l’impérialisme« , autrement dit un expansionnisme agressif qui se déchaîne à la surface du globe : « L’imperturbable médiocrité de l’Europe laissera derrière elle, avec le temps, toutes les alternatives impraticables. »

Au fond, le temps est, selon Sloterdijk, ce qui manque le plus à la politique et à l’art de vivre modernes car « celui qui veut améliorer les choses doit aussi pouvoir attendre« . C’est un peu la proposition de sagesse qui conclut l’avant-dernier essai « Réflexions d’un (ancien) apolitique » et qui peut valoir pour l’ensemble de ce très sagace et stimulant recueil : « Comme nous vivons dans un monde qui s’adonne à la précipitation, nous devons apprendre à donner du temps au temps et pourtant à nous presser comme si les flammes dardaient déjà à travers le toit de la maison. »

Arthur Koestler nous avait rappelé qu’il y a un « cheval dans la locomotive« , récemment Sébastien Bohler apportait la preuve d’un bug dans notre cerveau, Peter Sloterdijk vient avec son dysangyle philosophique mettre du chien de Pavlov dans le facebooker et du chef de meute dans le politicien braillard, sera-ce suffisant pour extirper Mr Hyde des entrailles du Dr Jekyll ?

* Il faut signaler l’humour dévastateur de Sloterdijk, ainsi Sigmar Gabriel, le chef du SPD, se voit-il « philosophiquement » épinglé : « En rappelant la distinction faite par René Descartes entre res extensa et res cogitans, M. Gabriel est visiblement une chose étendue dont la chose pensante n’a pu suivre le pas lors de son extension. »
** Les textes ont été écrits lors du précédent quinquennat.

Réflexes primitifs – Considérations psychopolitiques sur les inquiétudes européennes de Peter Sloterdijk, traduction de Olivier Mannoni, Éditions Payot-Rivages. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Photographie de Giorgio von Arb / Éditions Payot-Rivages.

Prochain billet le 4 mai.

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Patrick Corneau