[⏱ 14 minutes] Les goûts et préoccupations poétiques de Laurent Albarracin nous valent ce mois-ci trois belles publications au Cadran Ligné : Chiffreurs et bousingos d’Alexandre Prieux propose une étude d’une rare élégance stylistique autour des tenants de la Bohème républicaine et de leurs adversaires, entendez les bourgeois, deux camps ennemis dont l’évocation permet à chacun de se replonger avec intelligence dans les souvenirs de Gautier, les déambulations de Baudelaire et les analyses de Walter Benjamin. Avec Le Charivari Marc Graciano propose un récit mené dans la langue somptueuse que l’on sait où le grotesque et le burlesque des scènes de charivari prennent soudain le pouvoir au sein d’une atmosphère médiévale où la véracité poétique surpasse la vérité historique. Mon préféré est Les Grandes Soifs de Joël Cornuault. Ce recueil de courts textes apparemment librement associés – en fait savamment combinés, est une suite de rêveries, réflexions et moments d’exaltation épiphaniques, qui nous conduisent à l’écart, hors de ce temps, de son langage et des lieux qui récusent la vie. Joël Cornuault a un don précieux pour extraire le charme non conforme des objets les plus modestes de nos vies : bancs publics, ferronneries, fleurs des champs, pierres du chemin, modelés des paysages éprouvés pédestrement… Le « furetage intrigué » pratiqué au cours de « prospection décousues » est le fonds de son être dromomane qu’il nous livre littérairement à travers l’alacrité d’une légère et gaie érudition apte à tourner la clé des souvenirs ou la boîte à rêves. Esprit dénué de tout tropisme dans l’art de plaire ou de ne pas déplaire, sa parole franche (et amicale) appelle la confiance. Fidèle aux enchantements de l’enfance, à ses jeux, à ses étonnements devant la merveille du monde, Joël Cornuault maintient ferme le grand arc dialogique entre le spectacle du monde et le murmure intérieur qu’il soit onirique ou nostalgique. En cela, s’inscrivant dans la lignée de grands intercesseurs (Leopardi, Fourier, Thoreau, Breton, Saint-Pol Roux, E. Reclus, H. Raynal…), il nous aide : il n’y a pas de communion avec le monde sans de « grandes soifs ».
De Saint-Pol Roux justement voici le 33ème volume de la collection « « Ainsi parlait » chez Arfuyen. Opportun retour à un poète un peu oublié mais dont le verbe puissant nimbé de beauté et de mystère continue à rayonner. Dans sa belle présentation, Jacques Goorma, l’un des meilleurs exégètes de Saint-Pol Roux en France, situe la place à part que le poète occupe dans la littérature française : héritier direct du romantisme, il est le fondateur, avec quelques amis, du symbolisme ; il fut salué par les surréalistes comme leur grand précurseur. Bien au-delà de ces mouvements, son génie visionnaire éclate dans ses « œuvres futures » et en font l’un des théoriciens les plus hardis de son temps. On est saisi par sa fin tragique : le 18 juin 1940, à Camaret-sur-Mer le poète enterre dans son jardin le manuscrit de son poème contre Hitler : Le Monstre de Berchtesgaden. Le 23, un soldat allemand investit le manoir, tue la gouvernante et violente sa fille Divine. Dans la nuit du 4 octobre, le manoir est pillé et ses manuscrits détruits. Très atteint, Saint-Pol-Roux meurt le 18 octobre.
Malgré cela des pages, dispersées sur la lande et recueillies par des Camaretois, ont été pieusement conservées par sa fille. Au fur et à mesure des années, ses textes ont été publiés en 23 volumes par Gérard Macé, Alistair Whyte et Jacques Goorma. Ce petit volume de la collection « Ainsi parlait » est un moyen précieux pour découvrir d’une manière synthétique l’œuvre de celui qui regrettait qu’« On pourrait être quelqu’un de l’Univers, mais on veut être quelque chose du Tout-Paris. L’homme s’use à trop croire à soi seul, à se limiter à son égoïsme. Au lieu qu’il doit océaniser sa goutte d’eau ».
Chez Payot-Rivages, dans la collection « Petite Bibliothèque » dirigée par Lidia Breda, vient de paraître Maximes et réflexions de Johann Wolfgang Von Goethe, traduit et préfacé par Pierre Deshusses. Comme le fait remarquer ce dernier Goethe agace : il est de bon ton de le dénigrer, c’est une statue qui a trop longtemps servi d’abri à des causes multiples et parfois très opposées, on ne lui manifeste plus qu’une dévotion obligée, ou un respect poli. Pourquoi ? Parce l’air du temps est imprégné de relents romantiques : on veut la fulgurance, le trait de génie, l’épanouissement du moi sans se départir d’une fascination pour la décadence. Tout ce dont s’est méfié Goethe pour qui la modernité résidait dans un romantisme se repaissant des zones obscures de la psyché : « Classique est ce qui est sain, romantique ce qui est malade », proclamait-il. Pour Goethe en « se » ressassant l’homme perd le monde qui l’entoure, et se perd lui-même. C’est à l’homme de comprendre le monde et non l’inverse ; le monde est là immuable, il ne peut être changé, telle est la sagesse ou la vérité, d’où cet aphorisme qui peut paraître d’une grande platitude aux esprits friands d’« orages désirés » : « La sagesse n’est que dans la vérité. » Comme le rappelle Pierre Deshusses, le compromis et l’accommodement sont à la base de la pensée goethéenne. Aussi la plupart de ces maximes et aphorismes ne sont jamais cyniques ou provocateurs, Goethe préfère la justesse à l’outrance, l’ellipse ardue au bon mot. À la décharge d’humeurs, il privilégie l’expression d’un art de vivre dans le souci d’établir une harmonie entre la pensée et l’action. Dans le jeu entre le statique et le dynamique, dans ces perpétuels renvois entre apparentes contradictions et pseudo truismes se situe la sagesse de ce livre. À l’inverse des choses, l’homme n’a pas de place prédéterminée dans le monde qu’il n’appréhende jamais de façon immédiate : il doit agir et réfléchir (d’où les maximes et réflexions). L’effort d’une vie est de « Trouver son rapport à soi-même, aux autre et aux choses » quitte à s’opposer à l’ordre des hommes… Vaste programme qui n’est pas sans rappeler la leçon de Montaigne et prend un vif regain d’intérêt à l’heure où les guides, messies et autres hommes (et femmes) providentiels veulent faire de nous des « mangeurs de vents » comme disait Rabelais.
Grâce à la sollicitude de Françoise Toraille, présidente de KOSMOPOLIT (site qui propose « d’autres manières de lire le monde, grâce à la traduction et à la parole publique d’auteurs et d’autrices »), j’ai reçu gracieusement la revue LITTERall, que je ne connaissais pas, et me suis empressé de dévorer car c’est un peu en France la voix vivante des littératures allemandes actuelles (le pluriel pour signaler l’ouverture aux auteurs autrichiens, suisses). Le dernier numéro (28) de cette revue créée en 1989 est consacré aux « expériences du corps », thème présenté par Jean-Philippe Rossignol, responsable éditorial (et co-traducteur) : « Le corps et ses expériences ? Oui, le corps est au centre de ces pages. Sans angoisse, même si le mot Körper – corps, en allemand – nous entraîne avec ses sonorités entre le cœur, le chaos et la peur. (…) Pour approcher ces expériences, nous sommes allés chercher ce que les littératures de langue allemande et leur polyphonie ont à nous dire du corps. Quels corps au juste et quelles histoires entremêlées ? Nous avons lu, débattu, affiné, choisi. Ne pas se limiter à une forme, ne représenter aucune école, ni le moindre courant. Au contraire, ce sont dix voix qui incarnent autant de manières de concevoir la matière organique. Le corps est une géographie particulière. »
C’est une belle surprise que de lire ces voix réellement novatrices : une très excitante étrangeté qui vient comme un grand courant d’air revigorer l’atmosphère un peu confinée des haleines franco-françaises. Les traducteurs sont de grands aérateurs, grâce à eux on respire mieux : notre cerveau reçoit davantage d’oxygène.
Signalons le très intéressant numéro d’Europe de mars 2022 consacré au poète, diariste, épistolier, romancier, essayiste, Georges Séféris (1900-1971), Prix Nobel de littérature en 1963 ainsi qu’à l’écrivain Gilles Ortlieb dont j’ai présenté un texte récemment paru aux éditions Le Temps qu’il fait. Voir et nommer, déchiffrer et défricher, est pour Gilles Ortlieb une manière de sauver ce qui reste de paysages à l’abandon, d’écrivains et de peintres aux traces effacées par le temps. Le cahier qui lui est consacré sous la direction de Cécile A. Holdban tente de suivre les variations et la basse continue d’une écriture qui emprunte volontiers des chemins de traverse et « se sert des mots moins pour dévoiler leur sens immédiat que pour les contraindre à livrer ce que cache leur silence ». Une belle réussite avec nombre de contributions aussi célébrantes qu’enthousiastes pour mieux cerner un veilleur et éveilleur dont le langage, soumis au réel, évolue entre le souci d’harmonie et la réceptivité aux surprises.
Last but not least, le numéro 108 (mars 2022) de L’Atelier du roman dont le thème « Le visage de la liberté » vient fermer le cycle des Rencontres de Thélème (l’année prochaine entamera un nouveau cycle « Lire et relire Rabelais »). Fidèle à la vocation polyphonique de la revue, cette livraison fait entendre différentes voix autour d’une même basse continue : comment la littérature peut-elle s’impliquer dans la défense, l’illustration et la pratique de la liberté ? La richesse et la variété des contributions montrent que même si tout est fait pour empêcher la littérature de susciter un dialogue avec le monde, c’est à elle de dicter ses sujets et ses priorités, ceci aussi longtemps qu’il existera une démocratie permettant d’écrire des romans où parole est donnée à l’autre, quand ce serait l’ennemi.
Et toujours comme le rappelle Lakis Proguidis : « Contre l’épidémie de la mélancolie, Sempé matin, midi et soir ». Ainsi soit-il !
Chiffreurs et bousingos d’Alexandre Prieux, Le Charivari de Marc Graciano, Les Grandes Soifs de Joël Cornuault, Dessin de Gabrielle Cornuault, éditions Le Cadran ligné, 2022.
Ainsi parlait Saint-Pol-Roux, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Jacques Goorma, Coll. Ainsi parlait, éditions Arfuyen, 2022.
Maximes et réflexions de Johann Wolfgang Von Goethe, Collection Petite Bibliothèque, éditions Payot-Rivages, 2022.
Expériences du corps, LITTERall – Littératures allemandes, n°28, 2021.
GEORGES SÉFÉRIS / GILLES ORTLIEB, Revue Europe n°1115 – mars 2022.
Le visage de la liberté – VIIIe Rencontre de Thélème, L’Atelier du Roman n°108 – mars 2022.
LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique, ©Sempé / Éditions Le Cadran ligné – Éditions Arfuyen – Éditions Payot-Rivages – KOSMOPOLIT – Revue Europe – L’Atelier du Roman/Buchet-Chastel.
Prochaine chronique le 28 mars.