Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !La nuit de Moyeuvre (Éditions Le temps qu’il fait) de l’écrivain et voyageur polyglotte Gilles Ortlieb est la version revue et augmentée d’un livre paru en 2000 sous le même titre, chez le même éditeur. C’est un collage de textes en prose tournant autour de différents thèmes (le voyage en train, la vie de bureau, la Lorraine désindustrialisée, etc.).
Entré dans les services de traduction de l’Union Européenne en 1986, l’auteur a longtemps vécu à Luxembourg, quitté en 2012 au moment de la retraite. C’est de cet environnement particulier — où une certaine interrogation sociologique s’ajoute aux étonnements de l’espèce d’« exilé » qu’il fut durant cette période — que traite cet ouvrage qui reparaît dans une version augmentée. 
Peut-on parler d’exil lorsqu’on vit dans un pays limitrophe comme le Grand-Duché de Luxembourg ? Oui, car le sentiment de manque et d’étrangeté qu’on peut éprouver s’installe inévitablement quand les circonstances de la vie, comme on dit, amènent à vivre dans des lieux que nous n’avons pas vraiment choisis. Il reste dans tous les cas la ressource de regarder autour de soi, jusqu’à ce que cet « autour-de-soi » finisse par devenir, sinon confortable, du moins reconnaissable et familier. S’affranchir, par imprégnation, de l’étranger, même si l’étranger est bien sûr, et d’abord, et uniquement, celui qui se trouve là et regarde. Comme Gilles Ortlieb l’a déclaré dans une récente interview : « Il y a des curiosités salvatrices, et des états de manque qui, loin de les condamner, semblent ouvrir les écoutilles ».

Ouvrir les écoutilles pour laisser entrer un réel modeste, dérisoirement trivial, existentiellement grisâtre mais que l’exercice de l’attention, de la patience obstinée lorsqu’elles sont doublées d’une sensualité effervescente, d’une sensibilité poétique et d’une inclination profonde à la rêverie, peut magnifier, transmuer en un spectacle fascinant voire complètement surréel. On le sait, on l’a dit, il suffit de s’attarder un peu longuement sur le banal, le presque rien, pour faire surgir une « inquiétante étrangeté ».
Gilles Ortlieb est un homme des trains, un amoureux des petites gares, quelqu’un qui déambule dans des bourgades en lisière, à l’instar d’André Dhôtel, l’un de ses maîtres avec Henri Thomas. Intrépide en regards, il sait rendre à merveille la mélancolie de ces paysages abandonnés, ressassant l’infime, peinant à proposer quelque pittoresque, retombant dans l’inertie de leur terne être-là, de leur implacable contingence. Voyant filer du côté de Châlons-sur-Marne un paysage contrasté de neige, d’arbres effilés sous un ciel givrant de fin janvier, Gilles Ortlieb se demande : « A quoi bon décrire ? Pour nommer. Et si, décrivant, c’est l’abandonnement de ces paysages de l’Est, de cette campagne balafrée par une industrie tout juste abolie (où étangs et collines ne sont souvent que les creux et bourrelets d’anciens déversoirs ou de terrils aplanis, cicatrices laissées), qui semble prendre toute la place, la faute n’en est peut-être pas seulement au paysage. » 

Oui, et l’honneur de l’écrivain-poète n’est-il pas de « réparer », mot à la mode dans notre société du care, cet oubli du monde tel qu’il est, dans son vrac, dans sa trop apparente monotonie, en extrayant de la profusion opaque le détail révélateur où une « intelligence du secondaire » permettra d’amener la connaissance de l’essentiel ? Cette intelligence du secondaire, de l’inerte et de l’inexprimé qui fait le fond de nos existences, Gilles Ortlieb en retrouve l’exemplaire leçon chez Robert Walser « qui sait si bien parler de la neige et de l’oisiveté, des petites villes, des chambres louées et des trajets en tramway ».
Comment mieux parler, avec autant de charme – et, je dirai, de probité – de ces saisons basses qui plombent un peu notre traversée de l’année comme le mois de février ? Ainsi dans « Notes de février sur la neige et l’immobilité » : « Février ne crisse que si l’on marche dessus : sur ses traînées de sel répandu, sur l’eau gelée de ses caniveaux et ses talus de neige durcie. Pour le reste, il tient tout, et lui-même, en suspens. Tâcher pourtant de durer dans l’opacité de cet hiver-là, qui a durci la terre sur une épaisseur de plusieurs doigts. »
Et quel art aussi pour nous restituer ce que le flux du temps dans son emportement nous empêche de percevoir : les transitions insensibles, les changements graduels entre deux états du paysage : un parcours en train fin avril vers le sud, magiquement fait « comme si l’on se déplaçait moins dans l’espace que dans le temps, les quelques centaines de kilomètres parcourus en une fraction d’après-midi permettant d’escamoter une semaine ou deux en direction de l’été. » Il faut lire aussi cet art consommé de la nuance, des « tons voisins » comme dit Édith de la Héronnière, dans les dernières pages de « Trains » qu’est l’arrivée en Gare de l’Est à Paris où Gilles Ortlieb ouvre un incroyable éventail de tableautins pour nous rendre sensible l’imperceptible mais décisive transition entre campagne et capitale, entre le nowhere et le Lieu unique… Dans le ténu, le presque rien ou le paroxysme de la normalité, la prose de Gilles Ortlieb, aussi sensible qu’un sismographe, excelle.

Il y a les choses, les gares, les ciels c’est entendu, mais il y a dans ces scènes des figurants, autrement dit une humanité que Gilles Ortlieb regarde ou écoute passionnément. Une conversation saisie au hasard (« volée ») dans un compartiment désuet ou un buffet de gare lui suffit pour inférer une vie entière, un type d’existence dont la bizarrerie, le désarroi, la solitude ou l’extrême futilité ne demandent qu’à être révélées pour peu que l’on sorte de l’indifférence sociale. J’avais goûté ce sens du portrait à main levée dans sa contribution au tome deux des Heures de Paris, Les nouvelles minutes parisiennes (La Bibliothèque) où Gilles Ortlieb décrit avec verve la foule des passants, passantes circulant entre Les Halles, la rue Montorgueil et les quartiers adjacents. Ici et plus particulièrement dans le texte intitulé « Comme un lundi », on trouve une riche faune d’employés de bureau de tous rangs et statuts, épinglés avec une redoutable acuité, non sans tendresse, dans leurs très légitimes efforts pour sortir de l’anonymat de leur condition, la grise banalité, si ce n’est la lassitude, de leurs vies : « B. est visiblement mal portante ce matin, fiévreuse, enchifrenée. Préfère pourtant, à tout prendre, venir au bureau. Pour ne pas tourner en rond chez moi toute la sainte journée» 
Épinglée la litanie des échanges convenus de salutation : « Ça va ? – Comme un lundi… » ou des formules de politesse les plus éculées : « Le matin, après les salutations d’usage : Bon allez, bonne journée…, avant la pause de midi : Bon ap’ !…, le lundi matin : Bonne semaine !, en fin de journée : Bonne soirée…, le vendredi après-midi : Bon week-end !, avant tout départ en vacances : Bon congé… et, à toute heure de la journée : Bonne continuation !… »
Nous traversons toute une symptomatologie de la vie bureaucratique en milieu institutionnel dont Gilles Ortlieb offre un panel étincelant non dénué d’un humour discrètement ironique (qui ne tombe jamais dans le sarcasme) : conversations (commérages) de couloirs ineptes mais réconfortantes, circulaires stériles mais consciencieuses, surnoms vachards mais nécessaires à l’esprit de corps, pots de départ ou de nouvel an et leurs cortèges de discours aussi ronflants que creux, etc. Ensemble coiffé par « une fataliste soumission à la hiérarchie du travail » (aparté d’Ortlieb : « le bourreau de soi-même a encore de beaux jours devant soi. ») On a parfois le sentiment de naviguer entre Buster Keaton, Jacques Tati et Kafka…

Il est vrai que ces compressions de destins en forme d’esquisse où le portrait moral se mêle aux tranches de vies semblent seules pouvoir donner la mesure et le format d’un type humain ou, comme disait Georges Pérec, d’un « bruit de fond », d’un « habituel d’époque ». Aventures solitaires et extrêmes, « infra-ordinaires » ou flamboyantes (comme le protagoniste de « Pour un portrait de Saxl »), souvent tragi-comiques (on se fâche, on se sépare, on meurt), toujours uniques, et qui méritent pour cela même notre attention admirative, perplexe ou effondrée. 
Poignance de ces moments rares de « pensée arrêtée » où la conscience s’absente, se retire du monde, quitte la piste du cirque et se rencogne en elle-même, en un lieu inviolable « à égale distance de soi-même et du travail en attente » où, « présent ailleurs », rien ni personne ne peut nous atteindre – dans l’angle mort du collectif, à la pointe d’une liberté absolue…
Certes, comme le confie Gilles Ortlieb, il y a une forme d’amertume à n’éprouver aucune nostalgie pour un pays et un milieu dans lesquels on a vécu, faute de mieux – néanmoins de ces remparts de mots dressés contre l’oubli et les blessures du réel qu’offre La nuit de Moyeuvre émane une très douce et consolante mélancolie.
Que nous, lecteurs, puissions l’éprouver fait de cette réédition une bénédiction.

La nuit de Moyeuvre de Gilles Ortlieb, collection Corps neuf, éditions Le temps qu’il fait, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Gilles Ortlieb origine inconnue / Éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 8 février.

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Patrick Corneau