Trente ans après Tous les matins du monde, le nouveau roman de Pascal Quignard L’Amour la mer invite à une plongée dans l’Europe baroque. Troublée par les épidémies et par la violence, elle voit aussi naître une nouvelle musique, et un amour, celui de la violiste Thullyn et du luthiste Hatten… Nous sommes en 1652, en France, au cœur des émeutes et des guerres religieuses. Le roi, le gouvernement, la cour ont été chassés de Paris. La Rochefoucauld est blessé sur une barricade, Georges de La Tour meurt de l’épidémie de peste à Lunéville, le luthiste Blancrocher chute du haut d’un escalier rue des Bons Enfants près du Louvre et meurt. Le claveciniste Johann Jakob Froberger compose alors le Tombeau de Monsieur de Blancrocher*, qui est la première « suite » du monde baroque. Pascal Quignard a expliqué dans un entretien sur France Musique pourquoi il avait choisi cette époque : « Il m’a fallu trouver une période plus sombre que la nôtre, avec une anomie totale puisque le pouvoir n’est même plus à Paris, les barricades sont là, l’épidémie est là, mais en même temps c’est le moment où l’art est le plus beau. »
Thullyn, une femme qui vient de la Baltique, une élève de Sainte-Colombe, aime follement Hatten, un copiste et compositeur qui refuse de publier ce qu’il écrit, qui refuse même d’interpréter ce qu’il compose. Soudain elle l’abandonne et se retire en Suède, face à la mer.
Séparation sans motif apparent. Selon Pascal Quignard « ils ne comprennent pas pourquoi il se séparent. Mais il ne faut pas croire que nos vies sont compréhensibles ! Et il ne faut peut-être même pas exiger de nos vies et de nos décisions qu’elles le soient. Ils ne comprennent pas pourquoi ils prennent soudain la fuite, ni pourquoi ils se retrouvent avec un émerveillement invieillissable. C’est le fond de ce livre, que cette inséparable séparation. »
Dans un entretien sur France Culture, l’écrivain va plus loin sur l’« inséparable séparation » : « La mort est une séparation incompréhensible, tout comme l’amour est une séparation incompréhensible qui réside dans la différence sexuelle : c’est une chose à la fois difficile et merveilleuse. Le thème du livre c’est d’aimer l’incompréhensible, de ne pas en faire quelque chose d’hostile, et le besoin de sens du langage n’est pas très utile. C’est beaucoup mieux si le langage permet de déboucher sur un incompréhensible plus riche. Je crois vraiment que l’incompréhensible peut être une source de joie. Il faut aussi apprendre que ce qui fait peur, c’est ce qu’il faut suivre : la peur n’est pas une malchance, c’est un bon signe. »
S’il est question d’amour et de mer dans ce roman, on y joue beaucoup, de la musique et avec des cartes, toujours à la recherche de l’extase sensorielle. Dans ce même entretien Pascal Quignard confie : « Le jeu est un thème que je n’avais jamais abordé. On se perd dans le jeu, dans une sorte de vertige. Dans le livre, il y a cette atmosphère triste au début, qui était celle au moment où je l’ai écrit. Mon petit frère violoncelliste et chef d’orchestre est mort pendant l’épidémie et c’est une séparation incompréhensible que la mort, lorsqu’elle touche une personne de plus jeune que soi. Toute mon enfance, j’ai joué de la musique avec lui, et il y a quelque chose qui m’a manqué dans le fait de jouer ensemble. Quand on jouait ensemble, malgré la pudeur de l’enfance, il y avait une gravité qui s’installait immédiatement. Il y a une harmonie à faire de la musique ensemble qui est une vraie grâce. Il y aussi un instant merveilleux dans la musique, celui où tout le monde se regarde, compte la musique en silence, et se prépare à attaquer. Il y a là un unisson silencieux qui est l’un mystère de la musique et qui en fait la beauté. »
Pascal Quignard avec Tous les matins du monde, un récit dans lequel il faisait déjà revivre des musiciens du Grand Siècle, les violistes et compositeurs Marin Marais et Sainte-Colombe, avait accompagné la « redécouverte » de la musique baroque dans les années 1980 par les musiciens de la génération de Jordi Savall. Si cette musique suscite toujours un engouement auprès du public, c’est parce que, dit-il « le baroque est arrivé comme quelque chose d’un peu sauvage à ce moment là, et il y avait quelque chose de moderne à le réactualiser. C’est une musique invieillissable car la pulsion est invieillissable, elle persiste dans le temps. Ces œuvres sont très belles et encore assez mystérieuses, car on ne sait toujours pas vraiment comment chantait l’oiseau, si j’ose dire. » Et ce qui est fascinant chez les artistes de cette époque comme Sainte-Colombe, Froberger, c’est qu’ils n’ont pas souhaité éditer leurs œuvres tout comme Saint-Simon en littérature : « Peut-être que leur œuvre est inadressée déclare Quignard, c’est comme le chant des oiseaux, les oiseaux sont dans leur milieu, il le font résonner, s’y donnent complètement, ils rompent la nuit, mais c’est adressé à quoi ? Ce ne sont pas des romantiques Froberger, Sainte-Colombe ou Hatten. Le mot Offrande qu’emploient Blancheroche et Bach est merveilleux ; c’est une offrande musicale, à dieu, à la nature, à je ne sais quoi. »
Lorsqu’il écrit Pascal Guignard, lui aussi, est dans cette disposition ; il ne peut dire où ses textes s’originent ni à qui ils sont adressés : « Pour moi les livres ne sont pas des vœux, ni des désirs, et d’ailleurs, je ne sais pas comment ils commencent. Ce sont des poches, ce ne sont pas des œuvres, des choses que je fabrique, ce sont des choses qui enflent en moi et qui me saturent, comme un chant peut se saturer. Ecrire, ce n’est pas un commencement, c’est plutôt une façon d’habiter. »
On connaissait l’esthétique du fragment, le goût pour l’aphorisme de Pascal Quignard, et ses jeux de vraie-fausse érudition, son goût pour l’image prégnante, ou pour des narrations continues, apophthegmes, contes, fables. Bien sûr, ces traits esthétiques ne sont pas totalement absents dans L’amour la mer. Cependant, ici, les voix des personnages (à la première personne ou pas) se déploient librement : elles se répondent, se superposent, s’assemblent et s’éloignent. Ces voix forment dans leur composition une polyphonie, une manière qui renoue avec la continuité de la prose moderniste, de ses flux de conscience, de ses monologues débordants – comme chez Virginia Woolf ou Marguerite Duras – manière qu’on ne connaissait pas chez Pascal Quignard. Outre les références musicales dont nous avons parlé, on croise de magnifiques descriptions de tableaux de Nicolas Poussin ainsi qu’une très belle Vue d’Anvers par Jan Baptist Bonnecroy, dans laquelle le narrateur reconnait l’un de ses personnages, mêlant peinture et fiction, art et littérature, réel et imaginaire. Le roman devient un espace de résonances multiples où l’auteur-narrateur, n’hésite pas à surgir en personne à la page 358 avec des souvenirs d’enfance : le grincement des roues de la charrette de son oncle dans le hameau de Chooz, évoquant discrètement en contrepoint son corps d’homme vieillissant (« mes doigts peinent à tenir le tube en bakélite d’un feutre, se raidissent sur le clavier de l’ordinateur »).
On ressort de la lecture de cet éblouissant roman choral un peu étourdi, un peu sonné, comme après une longue marche le long de l’océan : quelque chose de premier, de primordial, d’« invieillissable » s’est insinué en nous qui nous reconnecte à ce monde originel dont nous sommes séparés.
Vous trouverez sûrement en libraire des piles de l’élégante collection La blanche de Gallimard côtoyant le gros pavé houellebecquien publié récemment chez Flammarion : entre le rutilant roman d’un humaniste de la modernité et le bavardage atone d’un graphomane dépressif, votre main n’hésitera pas…
* Je recommande très vivement la version de Kate Demas dans l’extraordinaire et unique album de la claveciniste : La Plaintive, Pièces méditatives.
L’amour la mer de Pascal Quignard, Coll. Blanche, Éditions Gallimard, janvier 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie de Pascal Quignard ©Alexandre Isard-Pasco and co / Éditions Gallimard.
Prochain billet le 12 février.