Patrick Corneau


« Très vite trop de Vialatte nuit. Il en faut mais à suffisance »
prévient Patrick Cloux dans la présentation qu’il donnait en 2001 pour Chroniques de Flammes et de Fumées*. Il ajoutait : « C’est un équivalent littéraire à des soins intensifs, une galvanothérapie stylistique ». 
Oui, je confirme : il faut lire Alexandre Vialatte avec discernement : ne pas trop en user. L’abus d’un tel élixir donne vite des ailes, on se prend pour l’écrivain qui rêve son écriture, se croit un génie jongleur de mots et, au réveil, est consterné par de piteux balbutiements qui ne sont que des à la manière de  J’aime périodiquement prendre mes eaux chez Alexandre, son art est un bain de jouvence dont l’insolite insolence, la cocasserie méta(pata)physique vous tonifient la plume, vous flagellent les neurones… Vialatte c’est l’incongru iconoclaste élevé au rang de puissance herméneutique, il fait sortir du fatras cosmique de lumineuses et abruptes vérités.
« Nos saisons », le texte donné par Alexandre Vialatte à la revue Flammes et Fumées éditée par le service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (la Seita) dans le cadre de ses activités de mécénat culturel des années soixante vient d’être repris dans le 47ème Cahier de l’Association des amis de Vialatte avec les illustrations originales de Catherine Cambier. Un riche Cahier qui propose par ailleurs de nouvelles lettres (retrouvées) de la correspondance entre Alexandre et son épouse Hélène notamment lors de la période cruciale de la guerre. 
Ce diable d’Auvergnat ne finira jamais de nous ébahir… Qu’aurait-il écrit sur le contesté pronom « iel » ? Et l’écriture inclusive ? Lui que le « h » de Nathalie énervait beaucoup aurait-il fait bon accueil au remplacement de « quelle heure est-il ? » par « quelle heure est-elle ? » comme se le demande Christian Moncelet** ? Est-ce que les féministes fondamentalistes seront choqué.e.s par l’extrait que voici où Vialatte célèbre à sa manière (entre Swift et Buffon) les grandeurs et misères de la saisonnalité sexuelle chez nos ami.e.s les bêtes quand vient le printemps ?

« Le printemps
est l’une des saisons les plus célèbres de l’année. Il date des temps les plus lointains. Moïse le mentionne plusieurs fois, les Pharaons en tenaient soigneusement compte, et Phorcypeute le Microchire en fait grand cas. Fort justement. L’escargot, en effet, se répand alors dans les vignes. Le gourmet en fait des omelettes. Il les mange en des lieux pompeux, ornés de chapiteaux et de céramiques brillantes, derrière des vitraux coloriés, ou dans des restaurants rustiques où un tambour se rouille au pied d’un vieux lilas à côté d’un restant de lanterne vénitienne.
La grosse erreur à éviter serait de planter les crosnes du Japon à moins de trente centimètres l’un de l’autre. L’homme éprouve le besoin de manger du veau froid dans des endroits inconfortables, il se répand sur les prairies, le grincheux s’établit au bord de la rivière pour voir passer le cadavre de son ennemi : c’est la tradition du pique-nique. Mars lui oppose un temps capricieux. Le laboureur le craint, Manet le réhabilite, Hermogène le Difficile ne lui fait que peu d’objections. Mars est livré à tous les vents, l’écir, la bise et la traverse, car Mars est le mois de l’inquiétude. L’âme de l’homme se trouve partagée entre la douceur du printemps et l’austérité du carême. De grands combats lui sont proposés : d’amères victoires, d’aimables compromis. Tel que nous le connaissons, il choisit les combats. Il fait maigre, il se met au vert, il prend des laxatifs légers, il se retire au désert où il vit de poussière fine et de sauterelles desséchées.
Il n’interrompt ces hautes ascèses que pour se coiffer d’une couronne en papier, le 29, jour de la Mi-Carême. Le percepteur se déguise en bergère, le magistrat en alligator. Ce ne sont plus que serpentins, chariots d’or, bigophones, vins mousseux dans des verres à pied. Le papillon se marie au hasard des zéphyrs, attiré de loin par le parfum des papillonnes : le grand paon de nuit à cent mètres, l’arctias séléné à onze mille. L’acridien mâle entonne le « chant nuptial » propre à bouleverser l’acridienne, et le « chant de rivalité » qui fait fuir le rival. L’amour égare les animaux les plus paisibles : l’escargot prélude au mariage par une sorte de coup de poignard. Fuyons l’exemple du pigeon qui bat sa femme et de l’antilope qui a cent épouses, faisons aussi le drame de la taupe, ses mœurs conjugales font frémir.
Avril est consacré à Cybèle qui avait inventé les cymbales, chères aux Hébreux et à l’armée française, dont l’entretien est minutieux, l’effet brutal et l’étude monotone, mais dont l’emploi raidit le jarret du fantassin. Elle s’emportait dans ses chagrins jusqu’à courir les champs en roulant du tambour. Telle était sa noire inquiétude. On lui sacrifiait une chèvre âgée au cours de grandes taurobolies tandis que ses prêtres, les Corybantes, sautaient sur place pour augmenter la majesté de la chose en agitant des objets métalliques. Les grenouilles, chantent, les colzas sont en fleurs ; les cyclones, les typhons ravagent la zone torride. Les banquises fondent. Un vent froid vient du Nord. L’homme éternue. Le 15, la vache devient pensive. C’est, en effet, la saison des amours. Seule l’écrevisse française n’en sent pas l’aiguillon (et l’écrevisse américaine acclimatée) : elle se marie, en effet, le 15 octobre. Toutes les autres créatures deviennent sentimentales.
L’homme lui-même, en avril, se fait plus affectueux. Il n’est pas rare de le voir, dans une soirée mondaine, entraîner une jeune fille à l’ombre d’une plante verte et lui parler en la mangeant des yeux. Bientôt il l’appelle par son prénom. Les événements se précipitent, elle n’ose plus lui cacher l’adresse de son notaire. Bien des familles du XXe siècle sont issues de tels emportements. Chez l’animal, l’instinct n’est pas moins développé. Bien que certains mangent parfois leurs petits. Ce qui est beaucoup plus rare chez les hommes, et toujours puni par la loi.
Le tigre, jaloux comme lui-même, cherche à dévorer ses enfants. Le gupi d’aquarium mange ses œufs. La lapine dévore ses lapins. Donnez-lui un verre d’eau, elle fera une bonne mère.
Pour le gupi, placez un tamis sous le poisson. Les œufs tomberont au-dessous, faites-les éclore à part et ne rapatriez les alevins qu’une fois capables de défense. Avec le tigre il ne faut jamais intervenir. La femelle s’en charge d’elle-même.
Cependant beaucoup de ressemblances apparentent l’animal aux amoureux de Colette, de Marivaux et du roman noir. L’éphémère n’est fait que pour l’amour. Né de parents déjà morts, il donne sur les cours d’eau des bals d’enfants posthumes, et disparaît avant d’avoir vu naître ses fils ; quelquefois même avant d’avoir mangé. Les batraciens ne vivent qu’au moment du mariage. Le reste de leur vie les laisse indifférents. C’est le crapaud qui a les plus longues tendresses de tout l’univers animal, sa nuit de noces dure un mois et plus. Le hanneton et le dromadaire ne viennent que très loin après lui.
On meurt d’amour dans les bois, dans les prés et dans les abîmes de la mer. Batailles sanglantes, où la femme applaudit comme dans les tournois et dans les bals d’apaches. La femelle pousse plus loin que la femme l’art du non qui signifie oui, de la feinte, de la ruse et de la provocation. Elle se montre plus coquette, affirme Arthur de Rességuier, et elle est presque aussi méchante. La mante religieuse, en effet, dévore son époux sur-le-champ. Ou alors dans les vingt-quatre heures. En pleine extase. La sauterelle des Alpes aussi. L’araignée mâle n’opère que furtivement (par insémination artificielle) et fuit en hâte l’épouse dévoratrice : malheur au mâle qui court moins vite que la mégère. Le grillon a une femme qui n’est pas moins féroce ; elle fait combattre les mâles ; et, comme Marguerite de Bourgogne, elle épouse et mange le vainqueur. Les lions se battent devant la lionne qui les regardent en ronronnant de plaisir. Le vainqueur va se coucher à ses pieds, elle le lèche et panse ses blessures. L’abeille s’envole si haut qu’elle peut : c’est le vol nuptial. Les mâles la suivent. Elle se donne au vainqueur : toutes les femmes aiment Lindbergh. Il tombe à son tour épuisé. L’alcôve de l’insecte est sanglante. Les lièvres s’entretuent, la peau de tous les castors est couverte de cicatrices ; la tortue mâle jette son rival sur le dos, c’est une position mortelle ; les cerfs meurent front à front leurs bois enchevêtrés ; on retrouve leurs squelettes soudés par les ramures. Comme les hommes, les bêtes comptent plus de veuves que de veufs. (…) »

* Édition de Pascal Sigoda, fondateur des éditions Au Signe de la Licorne, avec des illustrations de Jean-Ignace Isidore Gérard Granville (1803-1847) extraites des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et une présentation de Patrick Cloux.
** Dans une chronique de La Montagne de janvier 2021.

Illustrations : (En médaillon) le profil d’Alexandre Vialatte / (Dans le billet) dessin de Catherine Cambier, photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 16 février.

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Patrick Corneau