Patrick Corneau

C’est sur la recommandation de l’écrivain luxembourgeois Lambert Schlechter (merci à lui !) que je viens d’explorer l’œuvre de Manlio Sgalambro (1924-2014) philosophe sicilien, écrivain et poète. Cet auteur schopenhauerien est peu connu en France – son nom un peu compliqué, il est vrai, n’aide pas. Peu de textes en traduction française (tous épuisés) : Anatol, De la pensée brève, Traité de l’âge et aussi un dialogue avec Jacques Roubaud à propos de la mémoire et de la lumière. 
Sgalambro est pourtant l’un des intellectuels les plus subversifs et indépendants de la scène culturelle italienne. Sans être un rebelle, c’est un franc-tireur évoluant en dehors des cadres académiques et du conditionnement de la pensée dominante. 
Il fait des débuts tardifs dans l’écriture philosophique. Après la publication entre les années quarante et soixante de courts articles dans des magazines tels que Prisma, Incidenza et Tempo Presente, il synthétise sa production écrite avec l’essai La morte del sole (1982), donnant la parole à un nihilisme extrême – bien que non sans interrogations métaphysiques – qui le rapproche de penseurs tels que Nietzsche, Emil Cioran et Karl Kraus.

Cette vision existentielle, fataliste (et souvent drastiquement paradoxale) est ancrée dans une Sicile qui semble étayer sa pensée dans son horizon de chaos et de désespoir. D’une lucidité noire et élégante, son style rappelle parfois celui de Guido Ceronetti grand contempteur de la modernité. On retrouve le même ton entre effondrement mélancolique et flèches acérées articulé dans de nombreux essais publiés dans les années 80-90 (Trattato dell’empietà, 1987 ; Del pensare breve, 1991 ; Dialogo teologico, 1993 ; Dell’indifferenza in materia di società, 1994 ; La consolazione, 1995 ; Trattato dell’età, 1999 ; De mundo pessimo, 2004 ; La conoscenza del peggio, 2007 ; Del delitto, 2009 ; Della misantropia, 2012 ; Variazioni e capricci morali, 2013). 
Expérimentateur curieux de mélanges entre genres et registres, Sgalambro a commencé en 1994 une surprenante collaboration avec Franco Battiato, un chanteur de variétés italien d’un mauvais goût assez invraisemblable, avec qui il a signé de nombreux albums à succès (L’ombrello e la macchina da secire, 1995 ; L’imboscata, 1996, contenant la chanson La cura, qui a fait sa notoriété auprès du grand public). Il fut aussi parolier pour des artistes tels que Patty Pravo, Carmen Consoli, Milva et Adriano Celentano ! Cette conjonction de la philosophie inspirée de Schopenhauer et des chansons de variétés ineptes rapproche Sgalambro de Houellebecq…
Par ailleurs, il fit également de joyeuses incursions dans le théâtre engagé et l’opéra ainsi que dans la poésie (Nietzsche, Frammenti di una biografia per versi e voce, 1998 – Marcisce anche il pensiero, Frammenti di un poema, 2011).

Quelques bribes de Sgalambro.
D’abord avec Anatol traduit (excellemment) par Carole Walter et Dominique Bouveret chez Circé en 1991. La voix qui parle dans ce livre est un philosophe qui se raconte. Mais nulle intrigue, nul rebondissement… C’est un être pacifique qui tue le temps à interroger les secrets des choses qui passent par ses mains. Mais il est parfois secoué par le sarcasme le plus violent. Il devient alors l’être le moins conciliant qui se puisse imaginer. Il y a parfois chez lui « les tendres traces de l’adolescence, les gracieuses audaces dont on ne sait si elles concernent seulement le langage, ou les choses elles-mêmes. » Quelle fonctions s’attribue-t-il ? Réécrire inlassablement Le Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer. Comme un roman populaire et avec ce seul corollaire : notre monde est désormais représentation de représentation… Un livre schopenhauérien dans le ton et le propos dont le regretté Bernard Simeone avait fait une intelligentissime présentation pour La Quinzaine littéraire n° 593 de janvier 1992 (« L’excès, l’oubli »). Le livre se termine par un clin d’œil paulvaléryen : « O joie, la vie est dépassée ! Il faut tenter d’écrire ! »

De la pensée brève, paru en 1995, en Circé/poche (traduit par Carole Walter) est l’ouvrage que je conseille en première lecture car la particularité de la pensée de Sgalambro n’est peut-être jamais apparue aussi clairement que dans ce recueil. Cette suite de vignettes réflexives se présente comme un « cerveau mis à nu », un réseau de nerfs spéculatifs, un monologue nocturne, continuellement brisé, composé d’inflammations rapides de la pensée, avant de revenir à son obscurité naturelle. Le contraire de la verbosité systématique, qui prétend de la réalité être « pensée une fois pour toutes ». Ici, cependant, des morceaux de réalité déconnectés deviennent pensés « à chaque fois » et sous des angles inattendus. La « méthode hypocondriaque » de Hegel méprisée comme quelque chose qui, au mieux, pourrait cacher un talent « poétique » mais pas spéculatif (reproche que Sgalambro impute aussi à Nietzsche, trop « artiste » à ses yeux), est ironiquement revendiquée ici comme le « sang bleu »  de la pensée. Quant au « talent poétique », il témoigne de la tension de la prose, incomparable dans son mélange de pathos et de dérision vexatoire. La pensée corrosive de Sgalambro semble devoir autant aux moralistes antiques qu’à l’imprécateur Thomas Bernhard, rien ni personne ne lui échappe, de la littérature à la philosophie, des croyants aux écologistes. On ressort de cette lecture crépusculaire peu rasséréné, avec un sentiment d’inquiétude quant aux quelques certitudes que l’on croyait avoir sous les pieds. Sgalambro est un philosophe méchant (le Mal parfois fait tomber les masques), le lire est perturbant mais donne un choc sain.

Enfin, avec Traité de l’âge, traduit de l’italien par Dominique Férault et paru en 2001 chez Payot dans la collection Manuels Payot dirigée par Lidia Breda, Sgalambro développe en quelques pages très denses les lignes d’une « métaphysique de l’âge » qui devient le miroir où se reflète la redoutable apparence de la vieillesse, à savoir l’objectivation de « l’essence destructrice du monde ». A rebours des œuvres prudemment consolatrices ou délicatement élégiaques que le thème de la vieillesse a toujours inspiré depuis Cicéron, Sgalambro fait au contraire de ce Traité le centre d’une vibrante réflexion sur l’âge comme incessante décomposition des choses opérée par le temps – puisque la vieillesse est le « temps horrible et dur, où cependant se cache, avec d’autres, le secret de l’âge ». A une époque vouée au jeunisme  – réel ou apparent -, Sgalambro, analyste incisif et implacable de notre humaine condition dans sa finitude, se livre conformément à sa complexion à une âpre et non conformiste révision de ce naufrage que l’on préfère éluder ou ignorer. Un texte profond et désenchanté que l’on ne fera pas circuler dans les EHPAD sauf avec de noirs desseins…

Illustrations : (En médaillon) photographie de Manlio Sgalambro / (Dans le billet)  photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 20 février.

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Patrick Corneau