Patrick Corneau

On nous apprend que papillons, scarabées, libellules… tous ces insectes pourraient bien avoir disparu d’ici un siècle, entraînant un « effondrement catastrophique de tous les écosystèmes naturels », selon une étude publiée dimanche 10 février dans la revue Biological Conservation. Est-ce par prescience de ce déclin de la biodiversité que Guido Ceronetti a intitulé l’un de ses derniers recueils de pensées Insectes sans frontière (« Insetti senza frontiere ») publié en 2009 chez Adelphi Edizioni et traduit de l’italien aujourd’hui par Samuel Brussell pour les éditions du Cerf ? C’est à peine surprenant de la part d’une très haute conscience de l’apocalypse en cours qui visionnait « le bûcher du monde en perspective et la terre épuisée par la violence humaine« . Tel était Guido Ceronetti, cet immense esprit, ami du coruscant Cioran, disparu en septembre dernier. Comme le dit Samuel Brussell dans sa belle postface : « La modernité est souvent l’œuvre d’un seul homme, qui dévoile ce qui n’est pas visible par tous. » Et c’est bien ce qui rend l’œuvre de Guido Ceronetti indispensable, incontournable alors que nous nous approchons toujours davantage du gouffre. Il fait partie de ces rares porteurs de mauvaises nouvelles, « dysangélistes » distingués qu’a produit la littérature italienne et auxquels il faut ajouter le nom d’Ennio Flaiano.
Qui perçoit les sons de la Souffrance du Monde, immense et infinie ? Est-il nécessaire pour cela d’être Bodhisattva ? Ou Arthur Schopenhauer ? demande Ceronetti qui ajoute : « Moi qui ne suis qu’un être quelconque dans la grande multitude, je les ai entendus et ils m’ont servi de boussole… Et Abraham Lincoln lui aussi les a entendus dans les plantations de coton, et Gandhi dans les deux Indes… Et parmi les poètes de la modernité ils sont nombreux à les avoir entendus : Baudelaire, Rimbaud, Campana, Owen, Akhmatova, Chalamov, Thomas, Tsvetaïeva… Parmi les peintres : Schiele, Munch et Sironi après le suicide de Rossana. Les papes en parlent, en dispensant des lieux communs tels des onguents, mais sans les oreilles faites pour les entendre. Parmi les philosophes, Michelstaedter, pour les avoir perçus, s’est donné la mort à vingt-trois ans. Dostoïevski et Tolstoï : deux longues vies passées entièrement à l’écoute de ces sons, deux télégraphistes cloués jour et nuit à leur appareil transcripteur. » Et dans le fragment qui suit de qualifier cette Souffrance du Monde, immense et infinie : « Le ventre qui a faim hurle, trépigne et se lamente. Le ventre qui a faim d’amour reste muet. » Les hommes de pouvoir avec leurs sondages et statistiques (« ces oracles niais de l’Occident« ) en prennent, bien sûr, pour leur grade, mais Guido Ceronetti n’est jamais simpliste, son intelligence du Mal est trop aboutie, trop douloureusement savante pour tomber dans un manichéisme facile et réducteur – et puis sa nature extraordinairement compassionnelle le lui interdit : « Le temps des véritables HOMMES D’ÉTAT, de leurs grandes erreurs et de leurs grands mérites, est passé. Les événements du monde l’emportent sur toute vertu politique qui tenterait de les dominer, mais ils savent s’accroupir, dociles, aux pieds des criminels. Le seul qui puisse être appelé en urgence de sa prison afin de nous expliquer le rêve monstrueux que nous sommes en train de vivre, c’est Daniel, pour qui tout est prodigieusement clair… Pour parvenir à la connaissance des choses, savoir où en est la nuit de la condition humaine, pour déchiffrer cet énorme fatras d’énigmes au milieu duquel nous tâtonnons, nos sondages, nos statistiques, nos voyants électroniques, tous les plans pour le futur, tous les projets gouvernementaux ne sont qu’un tas d’ordures. » Ce qui ne l’empêche pas de fustiger quelques poncifs du politiquement correct (la sacralisation aveugle de la vie et ses funestes conséquences démographiques) avec une violence sarcastique qui pourra choquer : « Les manifestations pour la paix, des danses de méduses. Ivres de se retrouver tous ensemble et nombreux, les mollusques s’imaginent être des vertébrés. » Il y a en lui un amour de l’homme (ou plutôt de la figure humaine) irréfragable ; Guido Ceronetti est sans doute le dernier représentant d’un humanisme « terminal » notablement désespéré* (car ayant surélevé à un haut degré la conscience malheureuse) que la culture européenne judéo-chrétienne a produit en ce siècle : « L’impiété qui se manifeste envers la figure humaine dans ses représentations est un état de péché extrême : elle promeut, attire, officialise et étend le mal, en complicité avec les forces malignes qui nous pervertissent. C’est pourquoi le manque de freins dans l’expression artistique contient un danger, la blessure perdure plus longtemps sur l’image que dans la chair. Désintégrer un visage sur du papier, sur une toile, sur une pellicule, sur une scène est toujours un petit Hiroshima, à la radicalité symbolique. » Comme toujours chez les révoltés déçus, il y a ambivalence entre la reconnaissance d’une exceptionnalité de l’homme au sein de la création et la déploration des maux qui accablent cet animal dénaturé, ce tragique écart est à la fois un trône de gloire et une opprobre et l’on sent chez Ceronetti la rémanence de la sainte colère qui anime Job. Colère et nostalgie de l’ange déchu pour le nimbe de lumière d’une élection dont le souvenir le taraude. Comme le remarque Samuel Brussell : « Il faut être un joyeux croyant-mécréant comme Ceronetti pour écrire d’aussi belles pages sur la Vierge de Lumière, sur Christ Vierge de Lumière, pour faire entrer la poésie et la chaleur de la religion dans nos cœurs et, avec elles, dans l’ombre, les carnages de l’Histoire. »
Il y de tout dans ce livre dont les mots et les phrases pleins d’affliction et de lucidité offrent un regard généreux sur le monde, avec une clairvoyance et une sensualité naturelles qui ne s’effraient nullement des épines de la contradiction: on passe d’une émotion à une autre, porté par un flux vital qui dessine progressivement la géographie mentale et spirituelle d’un penseur d’exception. Il faut entrer dans cette chronique merveilleusement chaotique et se laisser entraîner dans le grand brassage de la vie : dans les révélations philologiques du latin, du grec, de l’hébreu ; dans les désirs et les regrets de volupté ; dans les douleurs physiques de la vieillesse ; dans les rencontres fugaces qui illuminent la grisaille du quotidien ; dans les pensées profondes, et aussi parfois, superficielles (car il y en a!) ; dans les anecdotes, les soupirs, les confidences.
De celui qui s’était donné le titre de Philosophe Inconnu (« il filosofo ignoto ») Samuel Brussell remarque qu’il fut surpris lors de leur rencontre en Toscane en 2016 par la voix douce et affable. Nous avons besoin d’éveilleurs nous livrant d’une voix tendre et ondoyante leur regard mi-désenchanté mi-courroucé sur notre époque. Quand une voix perd cette précieuse qualité, alors l’enfer du cynisme et du nihilisme commence.
* en consonance avec l’écriture du désastre telle qu’on la trouve chez Baudouin de Bodinat.

Insectes sans frontière, Ceronetti Guido, traduit de l’italien par Samuel Brussell, éditions du Cerf, 2019.

Le même éditeur publie de Guido Ceronetti Pour ne pas oublier la mémoire, sorte de bréviaire philosophique à garder dans sa poche pour conserver la « mémoire véritable » et se préserver de la mémoire électronique, qui « ne cesse de supplanter la réalité elle-même« . Rempli de trouvailles et d’astuces mnémotechniques, ce court plaidoyer pour le réapprentissage de la lecture et d’un dialogue sincère entre les hommes s’il n’a pas la force qu’Insectes sans frontière bouleverse néanmoins en tant que témoignage d’un homme vieillissant terrifié par la disparition progressive et inéluctable de ses souvenirs.

Illustrations : Photographie ©La Stampa / éditions du Cerf.

Prochain billet le 23 février.

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Patrick Corneau