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Cahiers de L’Herne : Pascal Quignard et Hannah Arendt

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Le couronnement de l’écrivain, l’accession au titre de « grantécrivain » se ferait-il par l’entrée dans de prestigieuses collections comme la Pléiade ou les Cahiers de L’Herne fondés par Dominique de Roux ? Et qui plus est, du vivant de l’auteur ? La renommée établie de Pascal Quignard s’en dispense – d’autant qu’une presque légende l’a précédé, et l’on imagine aisément que le goût du secret, le besoin de retrait et de silence de l’écrivain se passent de telles approbations. 

Cependant, on ne peut que se réjouir de le voir accueilli par les Cahiers de L’Herne d’autant que Pascal Quignard qui est moins un « grantécrivain » qu’un véritable écrivain a activement et créativement participé à son élaboration. Il s’agit, selon Mireille Calle-Gruber, maîtresse d’œuvre de ce travail collectif, de faire « apparaître la courbure singulière d’une vie d’écriture, grâce au montage conjuguant les textes de ses lecteurs, les créations en collaboration, les témoignages des artistes, et les propres textes et archives de l’écrivain. La présence de partitions musicales, de dessins oniriques, de photographies, de manuscrits, de brouillons, ajoute à ces rencontres-dans-le-livre le vertige d’un écrire dans tous ses états : où tout est trait déposé et tout dépôt alerte autrement la lecture. » Effectivement, on trouve non seulement entretiens, études et réflexions comme c’est la tradition dans les Cahiers, mais aussi des partitions, des photographies, des lettres, de nombreux dessins en couleurs de Quignard lui-même et des textes inédits dont le fac-similé du Petit Cupidon, la seule nouvelle qu’il a écrit. 

Mireille Calle-Gruber définit Pascal Quignard comme « un humaniste de la modernité : puisant aux sources gréco-latines et aux sagesses orientales, il sonde l’âme humaine, exige que les mots prennent par la racine des textes qui innervent le présent de nos existences et les émerveillements de la pensée en devenir. » 
On retrouve donc notre lettré dans ses obsessions et ses dilections, son monde intérieur hanté par la naissance et le défaut d’origine, le naufrage, la chute, les ruines du Havre tout au long de l’enfance, Monsieur de Sainte-Colombe et la viole de gambe, le Nom sur le bout de la langue, la chouette effraie et le corbeau du spectacle La Rive dans le noir, l’origine de la danse, le Japon et le théâtre Nô… et, bien sûr, le regressus ad uterum et regressio ad fascinum, soit la quête obsessionnelle, infinie de la source du monde. 

Cela dit, s’il s’agissait d’indiquer une chose qui suffise à donner une envie supplémentaire aux inconditionnels de se procurer ce kaléidoscopique panorama quignardien, ce serait une curiosité qui justifie en partie l’intrigant bandeau « Interdit aux moins de dix-huit ans ». Dans la dernière partie « Contrechamp » survient un très étrange Adelphine Couturier – roman inédit qui se veut une réécriture de Madame Bovary. Plutôt qu’un pastiche ou une plate paraphrase comme on a pu en lire, il s’agit d’en prendre l’absolu contrepied par le truchement d’un article supposé avoir paru dans le Journal de Rouen du 22 novembre 1890 dans lequel un certain George Dubosc se propose de révéler « La véritable Madame Bovary ». À savoir le passé de prostituée de la vraie Bovary, cette Adelphine Couturier qui se serait racheté une conduite et une honorabilité bourgeoise en se mariant avec le docteur Delamare, un ancien client… Pascal Quignard se présente comme « l’éditeur » d’un dossier conservé à la bibliothèque municipale de Rouen qui renferme une suite de dépositions recueillies auprès de (je cite) : « l’ancienne domestique du docteur Delamare, le conducteur de la diligence, une ancienne prostituée qui s’était retirée au bout d’une hêtraie, un vieil ivrogne aveugle, un adjudant de la Garde nationale ». Il n’y a pas de commentaires, pas d’interprétation.  Ni roman, ni nouvelle, c’est un texte qui essaie de penser de lui-même par la seule juxtaposition de témoignages d’un réalisme presque obscène, d’une crudité lubrique qui expliquent le bandeau et que n’aurait pas renié l’érotomane Georges Bataille…

Je ne saurais m’étendre davantage sur les belles surprises de ce déconcertant et heureusement dérangeant cahier, si ce n’est pour saluer les témoignages très touchants d’amis comme Alain Veinstein, Aline Piboule, Marie Vialle, Mireille Calle-Gruber… Parfois via d’affectueux échanges de lettres avec Dominique Rabaté ou Patrick Mauriès qui donne la missive dans laquelle Pascal Quignard propose (en le corrigeant) le texte liminaire de la fameuse collection « Le cabinet des lettrés » publiée sous la marque du Promeneur (Gallimard) et que je donne ici tant il est beau : 
« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent sans qu’ils le sachent une société secrète. Le plaisir de la lecture, la curiosité de tout et une médisance sans âge les rassemblent.
Leurs choix ne correspondent jamais à ceux des marchands, des professeurs, ni des académies.
Ils ne respectent pas le goût des autres et vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnées, les zones d’ombre.
Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves. Ils s’entrelisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de la bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entretue avec fracas et que celle des marchands s’entredévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs. »

Patrick aime assezAussi, refermant ce captivant ensemble, je ne peux passer sous silence cet autre récent Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt. 
En ces temps où les repères de la pensée flageolent, on revient toujours avec profit à l’œuvre d’Hannah Arendt. Ce grand nom de la pensée du XXe siècle eut la modestie de ne se considérer que « théoricienne de la politique », refusant de se dire philosophe par méfiance envers l’exercice abstrait de la pensée et par défiance envers ces intellectuels qui se couchèrent devant les totalitarismes. 

Très riche, l’ouvrage rassemble, sous la direction de Martine Leibovici et Aurore Mréjen, une trentaine de contributeurs (dont Gérard Bensussan, Luc Boltanski, Catherine Chalier…). Il est préférable d’être un familier de son œuvre avant de pénétrer dans ce vertigineux labyrinthe d’interprétations qui offre des relectures approfondies et souvent originales des différents thèmes de son œuvre. Certaines entrées étaient incontournables, comme le totalitarisme, la question des droits de l’homme et des réfugiés, celle de la liberté ou de la responsabilité, mais le volume offre aussi des choses plus inattendues autour de la politique juive ou de son rapport à la tradition philosophique et aux poètes.

Deux recueils d’inédits viennent compléter ce large tour d’horizon. Le premier, « À propos de l’affaire Eichmann », revient sur les vives polémiques provoquées par le reportage d’Hannah Arendt au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. Confrontée à un homme terne, sans envergure, incapable de penser, l’universitaire-journaliste parla de la «  banalité du mal » Cette appellation désignant un nouveau type de crime, commis sans remords, ni conscience, fit scandale. Ce recueil de textes d’époque permet de prendre la mesure du trouble suscité par les analyses d’Hannah Arendt, mais aussi de son indépendance d’esprit et de l’insigne courage dont elle fit preuve pour désigner ce qui gît au fond de tous les conformismes moutonniers.

Le second inédit, « Il n’y a qu’un seul droit de l’homme », texte de 1949, revient sur la critique des droits de l’homme formulée par Hannah Arendt, à la suite de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Apatride, ayant vécu dans sa chair les injustices de l’histoire, la philosophe se méfiait de toute définition abstraite et idéaliste des droits humains. L’histoire a retenu sa critique mordante des dérives des droits de l’homme « signe manifeste d’un idéalisme sans espoir ou d’une hypocrisie hasardeuse et débile ». À partir de là, son œuvre fit souvent l’objet d’une « captation conservatrice », comme le rappelle le philosophe Emmanuel Alloa, dans une excellente préface.

À l’heure où le monde compte 26 millions de réfugiés, il est urgent de lire dans ce passionnant cahier « Nous réfugiés » (1943), vibrant et magnifique plaidoyer d’une femme qui, fuyant l’Allemagne nazie en 1933, dut attendre 1951 pour obtenir sa naturalisation américaine.

Cahier Pascal Quignard, dirigé par Mireille Calle-Gruber, Éditions de L’Herne, 2021.
Cahier Hannah Arendt, dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, Éditions de L’Herne, 2021.
LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie des éditions de L’Herne rue Pierre Charron / Éditions de L’Herne.

Prochain billet le 25 décembre.

  1. serge says:

    Pour la photo il aurait pu mettre une chemise.
    Je suis étonné par le contraste entre la haute tenue de sa prose qui a permis un prix Goncourt à un livre non-roman (c’est unique) et le débraillé vestimentaire. La prochaine étape c’est le tricot de peau.

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Patrick Corneau