[⏱ 7 minutes] Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, au cours du XXe siècle, la « peinture rétinienne » comme l’appelait Duchamp – autrement dit la peinture figurative – n’a jamais cessé d’être pratiquée et surtout d’inspirer de grands talents. On en a pour preuve l’ouvrage que Patrick Mauriès vient de faire paraître chez Flammarion : Néo-Romantiques, Un moment oublié de l’art moderne.
C’est à cet égard une stupéfaction et une révélation : je l’avoue humblement, j’ignorais parfaitement ces « néo-romantiques » et l’existence d’un tel courant entre 1926 et 1972. C’est bien, selon le sous-titre de l’ouvrage, « un moment oublié de l’art moderne ».
Dans le Paris des années 20, un sextuor de jeunes artistes ne s’est pas laissé pousser dans une trappe de l’histoire de l’art pour avoir ignoré les voies de Cézanne, Picasso et Duchamp. Ils ont continué à peindre le sujet comme dans un espace-temps qui serait un surgeon du XIXe siècle.
Est-ce à dire que cela ressort de l’anecdotique et qu’il n’en faut rien retenir ? Au contraire. Nous voici projetés en 1926, dans la galerie Druet, rue Royale à Paris, avec de jeunes artistes qui firent l’admiration de Gertrude Stein, de Georges Balanchine puis de Christian Dior. Qui sont-ils ? Deux frères (Eugène et Léonide Berman) et un de leurs amis (Pavel Tchelitchew) qui tous trois avaient fui la révolution russe, un fils de la bonne bourgeoisie parisienne (Christian Bérard), un jeune prodige hollandais (Kristians Tonny) et une demoiselle effacée (Thérèse Debains). Sans se limiter à illustrer des ballets et des opéras, leurs chevalets s’imprégnèrent de portraits et de paysages. Loin de se confiner dans un plat réalisme et un style servilement mimétique, ils frôlèrent l’art métaphysique de Giorgio de Chirico, dans le cas d’Eugène Berman, voire de son frère Léonide Berman aux contemplatives marines, ou un surréalisme presque dalinien pour le brillant Paul Tchelitchew. Toutefois leur originalité est si diverse – pouvant aller d’une sensibilité sereine et un peu éthérée à des figures plus inquiètes comme chez Christian Bérard – qu’elle empêche de les mettre dans une école, une chapelle, un club. Si Paul Tchelitchew frôle parfois les saltimbanques de Picasso, il nourrit également ses visages de réseaux sanguins et de fluides lumineux particulièrement oniriques : « une méditation métaphysique sur l’arcane du vivant », pour reprendre les mots de Patrick Mauriès. L’impressionnante Sunset Medusa d’Eugène Berman dépose, parmi « les muses de la désolation », le faciès d’une mélancolie qui projette vers le spectateur une curieuse chevelure rousse dans un décor digne de Lovecraft. Quant à Thérèse Debains, elle est une portraitiste et paysagiste plus rêveuse, légèrement postimpressionniste. Le cas de Kristians Tonny semble le placer à l’écart, sur une marge toute personnelle du surréalisme : ses dessins méticuleux sont des déclinaisons de figures médiévales dignes d’une maléfique erotica.
Ce bel ouvrage, précédé de sculpturales photographies en noir en blanc de nos six peintres et de leurs thuriféraires, s’il déploie un univers à contre-courant, dont le délicieux parfum de nostalgie a quelque chose d’un « temps retrouvé » presque proustien, n’est pas que cela. La plume érudite de Patrick Mauriès, avec le concours d’apports biographiques, historiques et d’analyses avisées, permet de reconsidérer et même de réévaluer le discours dominant construit par l’histoire de l’art moderne. Ce n’est pas le moindre apport à mes yeux de ce livre dont la joliesse ne doit pas masquer quelques strong opinions exposées par l’auteur dans les dernières pages : « Pris dans une redéfinition dogmatique du champ esthétique, ils (les néo-romantiques) se virent ainsi rejetés par le discours moyen, tant universitaire que critique ou journalistique, sur les bas-côtés d’une histoire et d’une conception de l’art vaguement téléologique, au progrès de laquelle ils contrevenaient. À la différence des mouvements qui remirent en cause, des décennies plus tard, la linéarité de ce schéma et la primauté de l’abstraction sur la figuration (entre autres dogmes implicites) – le Pop art roublard des années soixante, le post-modernisme aux choix parfois parodiques des années quatre-vingts – les néo-romantiques n’avaient jamais cherché à s’affirmer dans le renversement ou le refus. Ni anti ni post-modernes, ils se réclamaient d’une autre modernité. »
De fait, il est heureux maintenant que l’art moderne est devenu un paradigme daté, que l’art contemporain se dilue dans le marché tout en s’épuisant, en se banalisant dans l’automatisation de pseudo-gestes de provocation qui indiffèrent le public, puisse enfin être offert à un lectorat d’amateurs non désabusés, non subjugués par une vision unidimensionnelle et terrorisante de l’art du XXe siècle, la nostalgie allusive, l’interrogation inquiète d’un néo-romantisme dont la force secrète et la singularité obstinée appellent notre regard admiratif*.
* Voir Histoires d’œil I et Histoires d’œil II.
Patrick Mauriès, Néo-Romantiques, Un moment oublié de l’art moderne 1926-1972, Éditions Flammarion, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Patrick Mauriès, photographie ©Sophie Bassouls / Éditions Flammarion.
Prochaine chronique le 1er avril.