Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup ![⏱ 11 minutes] Sauf exceptions qui se comptent sur les doigts de la main, quel est le rêve inavoué de tout écrivain qui publie ?
Dans le désordre : 
– être lu par le plus grand nombre de lecteurs, 
– accumuler les critiques élogieuses, 
– être interviewé dans les magazines, à la radio ou à la télévision, 
– être sollicité par des demandes en tout genre : photos, colloques, articles, festivals littéraires, traductions, numéros spéciaux de revues…
– être couronné par des prix littéraires, les plus prestigieux s’entend, 
– voir ses textes adaptés au théâtre ou au cinéma, ou encore mis en musique et interprétés par des orchestres, si possible symphoniques, 
– faire l’objet d’études savantes ou de thèses universitaires, 
– être caressé dans le sens du poil par son éditeur (réimpressions, réédition en poche ou en coffret ou – rêve ultime – sur le papier bible de la Pléiade), 
– être sollicité par d’autres éditeurs, 
– être élu à l’unanimité dans des académies, 
– voir son nom et sa signature quémandés pour des pétitions, des mouvements artistiques ou autres, 
– être en mesure de saturer les réseaux sociaux de sa présence en réagissant pavloviennement à tout événement si infime ou futile soit-il : occuper le terrain, « faire le buzz » ; bref, voir son œuvre et sa personne infailliblement reconnues et consacrées ici, partout et dans toutes les langues.
En gros, ce qui vient d’être listé et que je reprends à Jean-Luc Outers, définit ce qui a peu à voir avec la littérature mais renvoie à son existence comme institution, sinon son décorum, ce qu’on pourrait appeler le cirque ou le carnaval médiatique. Beaucoup d’appelés, peu d’élus – immense foire (d’empoigne) aux vanités où, quel que soit son milieu d’origine (universitaire ou pas), l’on ne recule devant aucun abaissement intellectuel, aucun génufléchissement moral, aucun opprobre autrement dit aucune concession-compromission-trahison (conjugale, amicale, sociale ou professionnelle) pour « apparaître » à défaut d’« être ».

De cela Henri Michaux ne voulait pas, il l’avait même en horreur. 
Michaux, ce fraternel contrarié (comme il y a des gauchers contrariés) était un misanthrope intransigeant, un professeur de mépris à l’égard de tout ce qui est factice et facile en art et ailleurs, de tout ce qui n’est que mode et vanité ostentatoire. Il s’appliqua sans relâche à lui-même une règle déontologique immuable – allègrement piétinée aujourd’hui – la plus contraignante pour un artiste : dire non aux offres du marché comme aux marques de la notoriété.
Peu à peu, malgré tout, à mesure que son œuvre devenait, au fil des ans et des travaux successifs, celle d’un maître à écrire, à peindre, à penser, Michaux dut faire face à toutes les sollicitations d’interviews, de préfaces, à toutes les demandes que suscitait un esprit inclassable, d’une profondeur et complexité à donner le vertige. La plus irrecevable, aux yeux de cet homme entretenant un rapport traumatique avec le visage humain, était celle de reproduire les rares photographies de lui (mais néanmoins existantes, et fort belles par des photographes de renom : Claude Cahun, Brassaï, Gisèle Freund, Karl Flinker, Henri Cartier-Bresson…). Il ne supportait pas de se reconnaître sur ces clichés en noir et blanc, où il pose en complet tiré à quatre épingles, au point d’en interdire formellement la diffusion. Déjà en 1934, il raillait auprès de Jean Paulhan les demandes de photos : « C’est extraordinaire, cette manie des photos. J’ai écrit pour qu’on puisse justement se passer d’une photo de moi. Me suis-je assez montré ! Eh bien qu’est-ce qu’il leur faut encore ? Je vais justement faire faire une radioscopie de mes poumons, car ça ne va pas fort là-dedans. Je la lui enverrai, et un agrandissement de mon nombril. » 

On pourrait s’étonner de la contradiction essentielle entre le désir furieux d’exister « éditorialement » (il harcèle Paulhan, inconditionnel de son œuvre, pour que le moindre des textes qu’il lui envoie soit publié sans délai), et la violence tout aussi furieuse de ses réponses négatives aux propositions de collaborer à telle revue, d’envoyer un cliché, d’autoriser une citation. Il est évident qu’on ne peut imputer à Michaux un péché de fausse modestie, encore moins une coquetterie d’auteur, il s’agit là d’une éthique intérieure suffisamment forte, imprescriptible même pour qu’il refuse également tout avantage matériel – lui qui n’a jamais été riche et à qui seule la peinture, sur le tard, a apporté un peu d’aisance –, tout prix littéraire prestigieux et bien doté.
Gavés que nous sommes de positivité et d’excès en tous genres, de courses aux hochets aussi dérisoires qu’insanes, attachés compulsivement que nous sommes aux clics et aux likes (ces « amen numériques » selon la belle expression de Byung-Chul Han) pour « performer » notre identité, l’ardente philosophie du non et le goût tenace du retrait, de l’effacement, voire de la disparition de Michaux ont de quoi dérouter.

Il y a ceux qui disent non et se regardent le disant (A. Breton) et ceux qui disent non et vous regardent dans les yeux comme Henri Michaux. Aussi dois-je recommander comme cure désintoxiquante à toutes nos avanies contemporaines, la lecture astringente de Donc c’est non (Gallimard, 2014), livre roboratif et cocasse où Jean-Luc Outers réunit près de cent exemples de fins de non-recevoir opposées avec une jubilation subliminale aux compliments le plus souvent intéressés des quémandeurs par ce représentant exceptionnel du non-conformisme belge* – qui fut, au goût de quelques-uns dont je suis, l’un des plus grands poètes français du XXe siècle. 
Si « Non est un meurtre sublimé », comme l’a dit quelque part Michaux, dans Passages me semble-t-il, on est saisi par l’élégance des coups de poignard qu’il distribue avec une courtoisie irréprochable (parfois à la limite de l’obséquiosité comme avec l’Accademia Nazionale Dei Lincei pour repousser un prix prestigieux assorti de 100 millions de Lires) dans cette langue pince-sans-rire acérée qui n’appartient qu’à lui. Il faut lire avec quelle probité d’acier, il récuse toute caution ou présence à des lectures publiques de ses textes et autres farcesques « congrès de poésie », comme il se refuse de commenter des essais universitaires aussi brillants soient-ils (voir cette réponse finement ironique au professeur R. Smadja où chacun est remis à sa place de manière, semble-t-il, inconciliable**) .
Tout cela, cinglant et drôle, est délicieux à lire.

Cette manière de décourager les pseudo-évidences de la culture grégaire, du conformisme moutonnier, de dégonfler les fantasques prétentions egoïques, de pressentir les pièges de la surexposition*** (antinomie absolue de la présence), je la trouve sublimement synthétisée dans Poteaux d’angle (1981), livre qui n’a cessé de m’accompagner, et vers lequel avec le temps, je reviens toujours davantage. Livre de sagesse d’en bas, de sagesse inverse c’est-à-dire incarnée, plein de maximes de survie intempestives et impertinentes, subtilement déconcertantes, qu’il faut mâcher, ruminer pour en saisir l’âpre lucidité et la haute extranéité… Ainsi cette pseudo-parabole que j’aimerais citer pour conclure et qui pourrait sortir de la bouche de Bruno Latour ou… du pape François : 
« Dans un pré exigu paissent une vache et un cheval. La nourriture est la même, le lieu est le même, le maître dont ils dépendent est le même et le gamin qui les fera rentrer est le même. Néanmoins la vache et le cheval ne sont pas « ensemble ». L’un tire l’herbe de son côté, l’autre de l’autre sans se regarder, déplaçant lentement, jamais très proches et si cela arrive, ils paraissent ne pas se remarquer.
Aucun commerce – ils ne s’intéressent pas l’un à l’autre – mais pas non plus d’agression, ni querelle, ni humeur.
»

Ultimement (et avec le regret de ne pouvoir offrir dix autres fulgurations) cette question que beaucoup de bavards ici et ailleurs devraient se poser avant d’ouvrir la bouche : 
« Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme. »

* Lire l’hommage qu’un autre non-conformiste belge, Simon Leys, rendit à Henri Michaux dans Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 2012).
** En vertu de la conception très particulière qu’avait Michaux de la poésie : « La poésie est un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail. La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer. »
** « Éclairer intégralement, c’est exploiter. Qui est totalement éclairé est livré sans défense à l’exploitation. La surexposition d’une personne maximise l’efficacité économique. Le client transparent est le nouveau détenu, mieux, l’homo sacer du panoptique économique. » Byung-Chul Han, Thanatocapitalisme, Essais et entretiens, PUF, 2020.

Henri Michaux, DONC C’EST NON, lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2016.
POTEAUX D’ANGLE, Poésie/Gallimard n° 400, 1981.

Illustrations : (en médaillon) photographie de Henri Michaux origine inconnue / Éditions Gallimard.

Prochaine chronique le 12 mars.

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Patrick Corneau