Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Conçu pour attiser la curiosité du lecteur, le dos du livre joue un rôle stratégique, commercial autant que littéraire. Si chaque maison d’édition cultive ses recettes, l’exercice reste acrobatique et relève du sur-mesure. Ainsi certaines quatrièmes de couverture ne sont pas toujours des aides fiables pour évaluer le contenu d’un roman. Parfois le texte est approximatif, trop éloigné et donne du texte une image édulcorée. On conçoit aisément la gageure : faire tenir en dix lignes la complexité, la richesse d’une intrigue ou sa profonde originalité sans déflorer le sujet et donc laisser au lecteur le plaisir de la découverte.

Cette aporie du simple reflétant fidèlement le complexe est, me semble-t-il, ce qui saisit lorsqu’on termine le beau roman Retour à Oppedette de Jean-Yves Laurichesse et qu’on lit (ou relit) la quatrième de couverture. J’espère que l’éditeur Georges Monti ne m’en voudra pas mais celle-ci est, de fait, très en dessous de nos impressions de lecture. Un mot dans la présentation est peut-être indicatif de la difficulté : « sortilèges de la littérature ». Oui, les sortilèges de littérature peuvent difficilement s’accommoder de l’économie obligée, de la parcimonie formelle d’une quatrième de couverture. Car la construction de Retour à Oppedette est redoutablement déroutante et donc difficilement résumable. Par une espèce de génie du suspense – presque hitchcockien – Jean-Yves Laurichesse nous entraîne dans une histoire apparemment simple mais qui rapidement s’avère troublante par l’épaisseur du mystère dans lequel elle s’enfonce. Ou plutôt nous enfonce, nous lecteurs, agrippés à ce récit qui semble se complexifier à mesure que nous avançons. Jean-Yves Laurichesse brouille les pistes en ménageant une tension, à savoir une attente de résolution ou de clarification savamment dosée – c’est-à-dire toujours retardée. Car le grand art de l’écrivain n’est pas de faire du narratif compliqué – ce que beaucoup savent faire, notamment dans le genre policier, apparenté ou en dehors. Non, Jean-Yves Laurichesse opère sur un registre différent, plus ambitieusement littéraire : croiser les quatre plans du réel, de la fiction, du rêve et de l’hallucination, accordant à chaque « niveau » la dose de crédibilité qui installe le lecteur dans un état d’incertitude, de perplexité grandissants… Quand je dis croiser le réel (factuel) et l’imaginaire (virtuel), il s’agit moins d’une contiguïté, d’un recouvrement que d’une perméabilité permettant l’interpénétration : le fil du récit les fait communiquer, percoler, et ce qui est plus fascinant encore, s’engendrer mutuellement sans que l’on sache exactement qui de l’œuf ou de la poule… 

La mention « Les deux personnages de cette histoire aspirent à une vie simple et bonne » au dos du livre désigne les protagonistes d’un récit qui ouvre le roman et s’avérera être la mise en abîme par la fiction d’une rencontre que le narrateur aura plus ou moins vécue, plus ou moins rêvée, plus ou moins hallucinée ; l’objectif de l’auteur, le MacGuffin du récit en quelque sorte, étant d’enquêter pour établir la vérité, autrement dit de remettre les pendules de l’imaginaire, de l’onirique à l’heure de la réalité.
Je ne dévoilerai rien (si ce n’est ce court extrait), ce serait fort inélégant de ma part et injuste vis à vis de l’effet recherché par Jean-Yves Laurichesse. Je dirai simplement que le contrat de lecture – d’absolu envoûtement, on l’aura compris – est maintenu sans faiblesse jusqu’à la fin. Le livre refermé, je me suis demandé si ce beau dispositif d’enchantement par l’écriture n’avait pas pour seule fin une manière d’hommage à une certaine figure de femme libre (qui n’appartient pas mais s’appartient) – compagne du narrateur – dont le prénom Viviane, tiens ? est celui d’une fée…

On n’aura rien dit si l’on se contente de présenter la partition, le livret sans parler de la musique. Je l’avais mentionné en présentant le remarquable Les chasseurs dans la neige, son avant-dernier ouvrage : l’écriture de Jean-Yves Laurichesse nous retient, nous requiert par une clarté de l’expression qui peut, par ses reflets, cacher la profondeur de ce qu’elle exprime. Ainsi la première partie, « le récit dans le récit », impose d’emblée une allure posée, une tonalité presque terne par la récurrence du « elle » et du « il », un style sobre de procès-verbal mais qui installe bientôt une étrange étrangeté faite d’une subreptice inquiétude. Les trois parties suivantes comme nous l’avons dit, s’attacheront à entrelacer le factuel et le virtuel, notre crédibilité et nos doutes, notre adhésion et nos perplexités.

C’est à cela, ce me semble, que l’on reconnaît les grands écrivains. Ils nous invitent à une lecture complice, dans une tension narrative ou herméneutique à la hauteur de leur voix à demi chuchotée, anxieuse d’en trop dire, de trop se livrer, de plastronner mais dans le même temps, soucieuse d’atteindre la zone du « juste assez » – suggérant plus que proférant. Bref, ils font confiance au lecteur, à son intelligence, son aptitude à collaborer, à co-construire une lecture, laquelle est unique, toujours inédite car aucun lecteur ne ressemble à un autre. Nous venons nous couler avec notre sensibilité, notre complexion, la donne de nos vies dans le jeu ouvert par l’écrivain qui nous embarque dans une aventure dont les tenants – et les aboutissants surtout – sont imprévisibles car, au fond, en art rien n’est écrit d’avance, comme dans la vie tout advient. 

Certes, rien de fatal n’arrive aux protagonistes rencontrés dans ce village de Haute-Provence, même si un certain éclair dans les gorges d’Oppedette fait frôler le pire au narrateur (mais n’est-ce pas le signe de la Fortune, du kairos ? Ou le coup de semonce du Destin ?), la seule « victime » étant le lecteur : il a délicieusement succombé aux vertiges de la rêverie et au plaisir très enviable de la littérature quand elle est émerveillante.

Retour à Oppedette de Jean-Yves Laurichesse, éditions Le temps qu’il fait, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Jean-Yves Laurichesse ©site personnel de Jean-Yves Laurichesse (voir aussi L’album de Retour à Oppedette) / Les éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 14 décembre.

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Patrick Corneau