Polytechnicien, Olivier Rey est chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques et enseigne la philosophie à Paris-I Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux essais salués par la critique, comme Quand le monde s’est fait nombre (Stock, coll. « Les Essais », 2016), Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018) et dernièrement Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ (éditions Conférence, 2020) dont Jean-Claude Guillebaud a dit qu’il était « un livre de chevet », Olivier Rey s’attache à penser la modernité comme processus de séparation de l’humanité d’avec son milieu naturel – rupture anthropologique historique dont les signes nous alarment chaque jour davantage. Plutôt que de théoriser dans sa tour d’ivoire, Olivier Rey n’oubliant pas les belles leçons de philosophie matiéristes de Gaston Bachelard et son projet de métapoétique, descend dans l’arène des choses d’ici-bas. Son nouveau livre, Réparer l’eau chez Stock propose une méditation saisissante sur notre conception de l’eau. Considérée par les Anciens comme le principe de toutes choses, celle-ci est devenue une ressource à gérer, soit un renversement indicatif d’un rapport au monde désormais utilitariste.
L’eau n’est plus qu’un morne fluide dont nous organisons la distribution après passage dans une station d’épuration où nous prétendons l’avoir « réparée » après les souillures de tous ordres qu’elle a subie. D’où le titre Réparer l’eau au premier abord intrigant. Certes, il y a les préjudices causés par les polluants que l’on y déverse mais, selon Olivier Rey, il y a aussi les dommages moraux. Dans la pensée ancienne, l’eau était l’un des quatre éléments fondamentaux qui composaient le monde. Elle était même, dans nombre de mythologies, l’élément primordial. Sa richesse dans l’imaginaire et dans la symbolique était immense.
Olivier Rey se plaît à rappeler que sa mère, du temps où, institutrice, elle corrigeait les copies du défunt certificat d’études, à la question « Quels sont les trois états de l’eau ? », a reçu un jour cette réponse cocasse : l’eau du robinet, l’eau des WC, l’eau de piscine. Pareille réponse est révélatrice : pour nous autres habitants des pays développés, l’eau est moins ce qui tombe du ciel, ce qui coule de source ou à la rivière, que ce qui circule dans les tuyauteries des agglomérations et s’obtient au robinet. Quelle déchéance ! Ce que s’efforce de faire ce livre, c’est de nous faire à nouveau ressentir la puissance physique, imaginaire, symbolique de l’eau. Pour elle-même, et parce que nos existences qui souffrent du désenchantement du monde, se plaignent de sa démoralisation, ont beaucoup à y gagner.
C’est presque une scie de le rappeler : la science que nous connaissons actuellement a déconstruit l’ancien cosmos organisé par les traditions et les cultures. La question est de savoir ce que nous avons perdu lors de ce passage. Est-ce là que s’est jouée la coupure de l’homme avec la nature ? Comme l’affirme Olivier Rey, quand les choses sont en crises, il faut s’en remettre aux mots, interroger leur sens premier, réexaminer les définitions (ce que fait le premier chapitre « D’étranges définitions »). Cosmos, originellement signifie bon ordre, convenance, agencement harmonieux (cosmos est l’opposé de chaos). En qualifiant l’ensemble de ce qui est de cosmos, les philosophes de la Grèce ancienne exprimaient une conception du tout, qui, composé d’éléments bigarrés, n’en constituait pas moins une harmonie dans la mesure où chaque élément y occupait la place qui lui revenait. Avec l’approche scientifique moderne l’agencement spontané du monde n’a plus de valeur morale : il n’est que la résultante factuelle de « lois » de la physique, identiques d’un bout à l’autre de l’Univers. Les sciences mathématiques de la nature ont ouvert la voie (Galilée) à la technologie moderne, qui confère un pouvoir d’intervention sur le monde sans commune mesure avec ce qu’il était par le passé. Ce gain s’accompagne d’une perte irrémédiable semble-t-il : une connivence, une familiarité avec la nature. Le monde asservi à nos besoins est devenu plus confortable, mais il ne nous parle plus ; le conceptualisant, nous ne l’« habitons » plus. L’eau n’est plus un élément purifiant, mais une commodité (« Eau et gaz à tous les étages ») délivrée par Veolia constate le philosophe.
Ce basculement entre monde ancien et monde nouveau, entre le Moyen Âge et les Temps modernes se situe au XVIIe siècle, mais Olivier Rey montre que, dès la Renaissance, ce bouleversement est pressenti par un esprit comme Léonard de Vinci – figure particulièrement intéressante, en ce qu’elle se situe à la charnière entre deux mondes. D’un côté, par ses travaux d’ingénieur et les machines qu’il a imaginées, Léonard semble annoncer l’activisme technologique moderne. D’un autre côté, Léonard se garde de considérer le monde exclusivement, ni même principalement, sous l’angle de sa transformation. Pour l’artiste et l’humaniste qu’il est, le monde est toujours demeuré, en premier lieu, ce qui se donne à nos sens. On raconte que lorsqu’il passait devant la boutique d’un oiseleur, il achetait l’oiseau pour le laisser s’envoler… Concernant l’eau, il a conçu des canaux, fait œuvre d’ingénieur en hydraulique mais, plus encore, il a vu en elle le sang de la terre, la puissance de la nature contre laquelle « nulle défense humaine ne prévaut, ou si cela est, pas longtemps ». En tant qu’elle coule, l’eau représente aussi un suprême défi pour le caractère statique de la peinture. Dans le plus célèbre de ses tableaux, Olivier Rey pointe un détail de part et d’autre du sourire de la Joconde : à l’arrière-plan, à droite et en hauteur le lac Trasimène et à gauche, en contrebas, le cours de l’Arno ; ils délivrent d’après lui l’enjeu suprême du tableau : saisir sur la toile une jeunesse, une beauté, qui avec le temps passera aussi sûrement que l’eau coule du haut vers le bas.
Cette manière d’observer et de participer, de prendre « le parti pris de l’eau » comme dit Olivier Rey, nous le retrouvons chez Francis Ponge. « Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau » : ainsi commence « De l’eau » (dans Le Parti pris des choses, 1942). Et le premier paragraphe se conclut : « Toujours plus bas : telle semble être sa devise. » Si Léonard récusait les arguments d’autorité, Francis Ponge procède de même : le parti pris des choses consiste, précisément à oublier tout ce qui a pu être dit à leur sujet – « tout ce qui, à force de vouloir les cerner, a fini par les recouvrir, les masquer, les dérober. »
Mais n’est-ce pas le propos du dire poétique, la mission et l’ambition même des poètes de délivrer la vérité des choses dans et par leur beauté ?
Olivier Rey le réaffirme mais avec quelques bémols, se méfiant du mot poésie, tant est varié ce à quoi il renvoie. Malicieusement, il récuse une poésie « doudou », où le lecteur cherche refuge contre tout ce que ce monde-ci a de blessant. Quand il est question de l’eau, un Christian Bobin, ne déclare pas « je vais me baigner », mais « j’ai rendez-vous avec l’eau ». Quand il sort de l’eau, « ce n’est pas pour la quitter mais pour la contempler encore mieux, de plus loin, de ce regard apaisé qui succède à l’amour ». Pour notre philosophe ce type de poésie se marie parfaitement avec la mise en coupe réglée du monde, à titre de compensation, de succédané. Il y a une autre poésie qui, au lieu de ouater le monde, met en contact avec lui. Francis Ponge assignait cette fonction à l’artiste : « Il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. Non pour autant qu’il se tienne pour un mage. Seulement un horloger. Réparateur attentif du homard ou du citron, de la cruche ou du compotier. » Et de l’eau. Mais il n’avait pas « rendez-vous avec elle », ironise Rey.
Ponge, on doit s’en souvenir, invitait l’homme, séparé du monde par son activisme prédateur et dominateur, à se réconcilier avec lui « par les œuvres de sa paresse ». Il arrive que la contemplation du monde, tel qu’il se reflète à la surface d’une eau étale et calme, soit le lieu d’une telle réconciliation. Et Olivier Rey d’en donner une preuve avec ce passage du Pavillon d’or (1956) de Yukio Mishima qui vient clore méditativement ce captivant essai.
Après l’eau faudra-t-il non pas « réparer » mais « sauver » l’air ? Ou plutôt l’atmosphère et son cortège de météores (neige, grêle, pluie, tonnerre, ouragans, etc.) de plus en plus déréglés ? Oui, sans doute, hélas…
Pour compléter ce titre et approfondir le problème de l’obscurcissement de nos vies, je recommande la lecture de A vif, Penser la vie au-delà du concept de Michel Blay chez Encre marine. Dans ce petit livre, l’historien des sciences et philosophe Michel Blay poursuit sa réflexion avec la visée de « penser le monde autrement qu’en le conceptualisant ». La science moderne, couplée à une technique, valorise la notion de puissance. L’idée d’une conservation de l’énergie indique une transformation possible qui produit un travail à partir de diverses sources. Mais cette idée même de conservation tend à mettre à l’écart une conception de la vie comme jaillissement de nouveauté (ce qui advient et que Rilke appelait l’Ouvert). L’auteur se tourne alors vers la notion proprement chrétienne d’incarnation du divin. Contrairement à d’autres penseurs qui, comme Alexandre Kojève, y voyaient la source de la science moderne galiléenne, Michel Blay y repère plutôt une manière de spiritualiser la matière à l’encontre de toute appropriation par le concept. Comme le souligne d’ailleurs Olivier Rey dans son propre essai, c’est ce qui distingue Copernic de Galilée, le premier s’inscrivant encore dans l’héritage du Pseudo-Denys l’Aréopagite, de Jean Scot Érigène, de Suger et de Nicolas de Cues, une ligne mystique qui prend sa source dans le prologue de l’évangile de Jean. Pour retrouver aujourd’hui l’accès à la vie dans son jaillissement toujours donné, à l’instar d’Olivier Rey, Michel Blay engage à se tourner vers les poètes qui seraient les héritiers des mystiques des temps anciens. Michel Blay se tourne vers René Char, Gustave Roud, Eugène Guillevic mais aussi Yves Bonnefoy qu’il revendique pleinement quoiqu’ayant une réserve à propos de l’introduction de la notion de « présence » : « il me semble toujours qu’une sorte de transcendance se dissimule dans le mot et contredit le jaillissement du vif ».
Le seul reproche que l’on puisse faire à Michel Bley est l’ennui d’un style lourdement répétitif ainsi qu’une sèche abstraction qui le fait ironiquement tomber dans l’excès de cérébralité qui, avec la nécessité « rationnelle » et les échafaudages de concepts, de science, de technologie, d’économie, etc. nous a fait perdre « le vif ».
Nota Bene. On ne saurait sur ces importantes questions ne pas mentionner l’œuvre majeure d’Henri Raynal dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Depuis les premiers textes jusqu’aux récents développements de son essai Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas (2012) et Cosmophilie, Nouvelles locales du tout (2016), ce poète-philosophe a développé une pensée du cosmos qui n’a cessé de prendre de l’ampleur et qu’il nomme à présent « cosmophilie ». Reconnaissance, offrande et responsabilité pour sortir de l’impasse dans laquelle cette formidable invention, l’individualisme, dégradée en une conception de l’être réduit à ses intérêts minimaux, nous a conduits. Pour Raynal retrouver le sentiment du cosmos, c’est se réassurer dans sa verticalité. En se nourrissant de tout ce qui témoigne d’une complicité entre la nature et l’humanité, à commencer par cette mystérieuse affinité grâce à laquelle l’esprit humain, au moyen de l’abstraction mathématique, accède aux lois physiques qui régissent le cosmos. Nous avons un rôle : l’éloge de ce qui est et la méditation de l’Énigme qui lui est inhérente.
Réparer l’eau d’Olivier Rey, éditions Stock, 2021.
A vif, Penser la vie au-delà du concept de Michel Blay, éditions Encre marine, Les Belles Lettres, 2021.
LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie d’Olivier Rey ©Foc Kan-Getty / Éditions Stock – Éditions Encre marine.
Prochain billet le 18 décembre.