Patrick Corneau

Patrick aime assezL’Actualité lispectorienne est décidément riche en ce début décembre : parallèlement à la parution de l’imposante Correspondance, les éditions des femmes-Antoinette Fouque après avoir publié en 2004 La vie intime de Laura suivi du Mystère du lapin pensant, présentent une nouvelle édition de ces deux contes, réunis en un volume auquel viennent s’ajouter deux titres : une nouvelle traduction de La femme qui a tué les poissons (Ramsay, 1990 et Seuil, 1997) et un conte inédit en français et publié pour la première fois, Comme si c’était vrai. Ce recueil est élégamment illustré par de savoureuses gravures que l’on doit à l’artiste Julia Chausson. 

Si ces histoires comme l’explique Clarice Lispector en préambule ont été écrites « exclusivement pour un usage domestique », c’est-à-dire à l’attention de ses deux fils Pedro et Paulo, leur portée va bien évidemment au-delà. Mêler le monde de l’enfance aux destins d’animaux, c’est se remettre dans la tradition des légendes traditionnelles et des contes initiatiques pour avancer quelques vérités ou sages recommandations pour la conduite de la vie. Mais c’est aussi aborder différemment, selon une autre perspective des thèmes forts au centre de son œuvre : la naissance, la maternité et l’enfance, le mystère de la vie – n’ignorant pas au cœur de celle-ci la part de mort qui y gît.
Il convient de rappeler que l’écrivaine était attirée par les animaux comme elle l’était par les enfants : dans son œuvre ils se côtoient de façon souvent inextricable. Écrire pour les enfants, c’est forcément écrire aussi sur un animal. Clarice Lispector puisait dans ses souvenirs d’enfance inséparables de ses souvenirs relatifs aux animaux – chiens, chats, lapins, poules – qui l’entouraient à Recife. 

« Si je pouvais décrire la vie intérieure d’un chien, j’aurais atteint un sommet », affirmait-elle.
Son chien Ulysse est le protagoniste de Quase de verdade (Comme si c’était vrai) dernier conte de ce recueil. Écrit au milieu des années 1970 et publié après sa mort, c’est une sorte de satire de la fiction sociale que produisaient alors les artistes qui se heurtaient à la censure et à la dictature en vigueur au Brésil depuis 1964. Ulysse, le chien-narrateur, s’aventure dans le jardin des voisins où il découvre des poulets opprimés par un figuier tordu ayant fait alliance avec une sorcière qui les a bernés en leur faisant croire que le soleil ne se couche jamais. À cause de ce bouleversement atmosphérique, les coqs s’enrouent à force de chanter et les poules s’épuisent à pondre sans répit. Le figuier compte devenir millionnaire en vendant les œufs – jusqu’à ce que le poulailler se révolte. Victorieux, les volatiles récupèrent leur droit à dormir, à piailler et à pondre quand bon leur semble.
Le récit s’achève sur une magique fin heureuse, comme tous les contes.

Mais, on le sait, la meilleure littérature enfantine joue sur la peur, et, dans La Vie intime de Laura, mon conte préféré, Clarice Lispector n’élude pas les évocations sanglantes. « Je comprends une poule parfaitement. Je veux dire, la vie intime d’une poule. Je sais comment c’est », dit-elle un jour et dans ce conte elle confie : « Quand j’étais petite comme toi, je passais des heures et des heures à regarder les poules. Je ne sais pas pourquoi. Je connais tellement bien les poules que je pourrais te raconter des histoires de poules à n’en plus finir. » De fait, Clarice Lispector est une experte en poules, et la poule et l’œuf constituent un de ses thèmes de prédilection ; le plus extraordinaire de ses textes – je l’ai déjà signalé et je le redonne à lire ici – est la nouvelle intitulée « L’œuf et la poule » publiée dans Corps séparés, dix pages extraordinaires d’une méditation hallucinée (et hallucinatoire pour le lecteur) sur le mystère de la maternité et de la naissance, l’écart entre langage et signification, et même dans la référence à la révolution avec une note ironique sur la politique de l’époque. Texte fascinant, avec des fulgurances poétiques, des accents mystiques, en mains endroits obscur, mais pas totalement opaque car truffé d’allusions qu’un familier de son œuvre peut décoder. 

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à Laura la poule « la plus sympathique du monde », bien qu’elle soit « vraiment simplette » dont l’écrivaine va nous ouvrir la vie intime (« Je t’explique tout de suite ce que signifie « vie intime ». Voilà : vie intime signifie que l’on ne doit pas raconter à tout le monde ce qui se passe chez soi. »). Elle est mariée à un coq vaniteux, Luis, qui se fait une idée plutôt exagérée de son pouvoir sur le Soleil qu’il croit commander puisqu’il sait chanter à l’aube. Laura est terrifiée à l’idée d’être tuée.
Comme elle est une pourvoyeuse d’œufs prolifique, elle n’a rien à craindre dans l’immédiat, du moins selon ce qu’on lui a laissé croire. Clarice Lispector raconte quelques anecdotes amusantes sur Laura avant d’annoncer abruptement à ses jeunes lecteurs : « Il existe un plat qui s’appelle « poule au sang ». En as-tu déjà mangé ? La sauce est préparée avec le sang de la bête. Mais inutile d’acheter une poule morte : il faut que la poule soit vivante et tuée à la maison pour qu’on puisse avoir le sang. Moi, je ne fais pas ça. Pas question de tuer une poule. Mais c’est vrai que c’est un bon plat. On le mange avec un riz tout blanc et bien détaché. »
Cette recette effrayante fascinait Clarice Lispector (elle la mentionne dans Corps séparés et fait l’objet d’une conversation dans Un apprentissage).
Laura, la poule, est une mère fière, et les allusions à la cruauté du monde laissent supposer que Clarice Lispector, ici comme souvent, songeait au destin de sa propre mère et, de plus en plus, au sien. En dépit des assurances contraires du début, un même destin sinistre menace la vieillissante et moins productive Laura. 
« Un jour, la cuisinière dit à Dona Luisa, en montrant Laura :
– Cette poule ne pond presque plus, elle vieillit. Avant qu’elle ne tombe malade ou ne meure de vieillesse, je pourrais en faire une bonne poule au sang.
– Celle-là, je ne la tuerai jamais, dit Dona Luisa.
Laura, qui avait tout entendu, eut très peur. Si elle avait pu penser, elle aurait pensé: il vaut mieux mourir utile et savoureuse pour ces gens qui m’ont si bien traitée, ces gens, par exemple, qui ne m’ont pas tué une seule fois. (La poule est si stupide, qu’elle ne sait pas qu’on ne meurt qu’une fois, elle pense qu’on meurt une fois tous les jours). »

Le choix tombe finalement sur sa cousine au quatrième degré, Zeferina, qui est servie ce soir-là sur un plateau d’argent, « déjà découpée en morceaux, quelques-uns bien dorés », dans une sauce faite de son propre sang. Tandis que la mort semble s’approcher inéluctablement, Clarice Lispector sauve Laura grâce à un théâtral deus ex machina, un habitant de la planète Jupiter à l’œil unique et de la taille d’une poule, nommé Xext, ce qui « se prononce kséksékste ». Il invite Laura à faire un vœu. « Ah, dit Laura, si ma destinée est d’être mangée, je voudrais être mangée par le grand footballeur Pelé ! » Xext lui assure qu’elle ne sera jamais mangée, ce sera ainsi et pas autrement. « Tout compte fait, Laura a une petite vie bien agréable », conclut simplement l’histoire. 

On ne peut s’empêcher en lisant ce conte de songer aux circonstances tragiques de la propre enfance de Clarice Lispector. Notamment la raison primordiale pour laquelle elle est devenue écrivaine, à savoir sauver une autre personne de sexe féminin menacée d’une mort incompréhensible : sa mère. Bien qu’elle ait sauvé Laura dans ce conte, Clarice n’avait pas sauvé sa mère ; une Laura bien réelle du nom de Mania (Marieta) Krimgold Lispector, victime des pogromes ukrainiens fut sacrifiée en l’honneur de celle qu’elle mit au monde, laquelle allait créer une œuvre littéraire majeure pour rédimer cette terrible oblation*.

Clarice Lispector admirait, enviait même, l’aisance naturelle de l’expression enfantine. Pour l’écrivaine de la maturité, prise dans « le naufrage de l’introspection », ayant passé des années à perfectionner sa langue (« qu’on ne s’y trompe pas, déclarait-elle, je n’arrive à la simplicité qu’avec beaucoup de travail »), ces contes constituaient une tentative pour retrouver la fraîcheur, la joie spontanée des crianças (« gamins »), l’absence de conscience linguistique si heureusement porteuse d’une innocence désormais perdue pour elle. On l’aura compris, ces textes, mélanges exquis d’humour et de simplicité, de douce ironie et d’amour maternel, parce qu’ils déploient en filigrane l’appréhension sensible et émotionnelle du monde, la recherche du sens ou le renoncement à le trouver sont adressés obliquement aux anciens enfants que nous sommes.
* Dans Figures littéraires de la dépression Patricia De Pas a proposé une interprétation originale du secret qu’a névrotiquement entretenu l’écrivaine concernant les circonstances de sa naissance.

* * * *

J’ai abordé le public des petits et grands enfants, l’âge adolescent ne saurait être oublié.
Hermann Hesse qui fut prix Nobel de littérature en 1946 s’est efforcé dans son immense correspondance générale de répondre aussi précisément que possible en fonction de la situation à tous ses publics, notamment les plus jeunes auxquels il dispense de judicieuses recommandations. Voici donc un choix de lettres publié aux éditions de La Coopérative toujours promptes à faire connaître des titres méconnus de grands auteurs. Éditées par Volker Michels, spécialiste éminent de Hesse, ces Lettres à de jeunes lecteurs raviront les aficionados de l’auteur de Siddhartha, Le Loup des steppes, Le Jeu des perles de verre par un grand européen plein de sagesse humaniste : « Tu es toi-même la réponse à ton problème », écrit-t-il à l’un de ses admirateurs, ajoutant : « La vie propose à chacun une mission différente, unique, si bien qu’il n’y a pas non plus d’aptitude à vivre innée et prédestinée ; au contraire, l’être le plus faible et le plus pauvre peut mener, là où il se trouve, une vie digne et authentique, et représenter quelque chose pour les autres par le simple fait qu’il accepte et tente d’accomplir sa mission particulière et sa place dans cette vie qu’il n’a pas choisie. »
Signalons chez le même éditeur après Le Lutin de Stuttgart d’Eduard Mörike (1804-1875) l’un des tout derniers conteurs romantiques de la littérature allemande, une délicieuse lecture qui rassemblera toutes les générations : Contes populaires slaves. Ce recueil jamais réimprimée depuis 140 ans, est traduit de 8 langues différentes par Louis Léger, premier titulaire d’une chaire de langues slaves au Collège de France. Pour les accompagner, quarante gravures peu connues d’Ivan Bilibine, le génial illustrateur et peintre russe (1876-1942). Un joyau littéraire, à découvrir et à offrir pour les fêtes de fin d’année. 

Clarice Lispector, La femme qui a tué les poissons et autres contes, traduit du portugais (Brésil) par Izabella Borges, Jacques et Teresa Thiériot, illustré par Julia Chausson, éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2021.
Lettres à de jeunes lecteurs de Hermann Hesse, édition et postface de Volker Michels, traduit de l’allemand par Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson, éditions de La Coopérative, 2021.
Le Lutin de Stuttgart d’Eduard Mörike, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, avec 51 ombres chinoises d’Alfred Thon, éditions de La Coopérative, 2021.
Contes populaires slaves, traduction par Louis Léger, éditions de La Coopérative, 2021.
LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Clarice Lispector / Éditions des femmes-Antoinette Fouque, Éditions de la Coopérative.

Prochain billet le 10 décembre.

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Patrick Corneau