Depuis la découverte de Cristina Campo, voici des années que je tourne autour de la notion aussi belle que mystérieuse de sprezzatura* (belle peut-être parce que se dérobant dans son mystère comme la seiche se cache dans son nuage d’encre).
A l’occasion de ma rencontre avec Édith de la Héronnière, j’ai rouvert récemment le dossier et ai découvert qu’il y avait un équivalent hispanique de la « sprezzatura » évoqué dans L’Homme de cour (1647) de Baltasar Gracián : le Despejo (maxime CXXVII). Avec la même difficulté pour les exégètes de clarifier sa définition et compréhension au regard des différentes traductions françaises qui en ont été données.
Voici le texte de la maxime de Gracián complété d’un extrait d’une autre œuvre (Le Héros) où il aborde la notion:
Maxime CXXVII
Le JE-NE-SAIS-QUOI
C’est la vie des grandes qualités, le souffle des paroles, l’âme des actions, le lustre de toutes les beautés. Les autres perfections sont l’ornement de la nature, le JE-NE-SAIS-QUOI est celui des perfections. Il se fait remarquer jusque dans la manière de raisonner ; il tient beaucoup plus du privilège, que de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline. Il ne s’en tient pas à la facilité, il passe jusqu’à la plus fine galanterie. Il suppose un esprit libre et dégagé, et à ce dégagement il ajoute le dernier trait de la perfection. Sans lui toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce. Il l’emporte sur la valeur, sur la discrétion, sur la prudence, sur la majesté même. C’est une route politique, par où l’on expédie bientôt les affaires; et enfin l’art de se retirer galamment de tout embarras.
Il est bon d’apporter ici pour commentaire la traduction de tout le chapitre 13 du Héros, où il donne une idée un peu plus distincte de ce que c’est que le DESPEJO .
Le JE-NE-SAIS-QUOI, dit-il, est l’âme de toutes les qualités, la vie de toutes les perfections, la vigueur des actions, la bonne grâce du langage, et le charme de tout ce qu’il y a de bon goût. Il amuse agréablement l’idée et l’imagination, mais il est inexplicable. C’est quelque chose, qui rehausse l’éclat de toutes les beautés, c’est une beauté formelle; les autres perfections ornent la Nature, mais le JE-NE-SAIS-QUOI orne les ornements mêmes. De sorte que c’est la perfection de la perfection même, accompagnée d’une beauté transcendante, et d’une grâce universelle. Il consiste dans un certain air du monde, dans un agrément, qui n’a point de nom, mais qui se voit dans le parler, dans les façons de faire et dans le raisonnement. Son plus beau lui vient de la Nature, et le reste il le tient de la réflexion ; car il ne s’est jamais assujetti à aucun précepte impérieux, mais toujours au meilleur en chaque espèce. On l’a appelé charme, à cause qu’il dérobe les cœurs ; air fin, parce qu’il est imperceptible ; air vif, à cause de son activité ; air du monde, pour sa politesse ; enjouement et belle humeur, pour sa facilité, et pour sa complaisance ; car l’envie et l’impossibilité de le définir lui ont fait donner tous ces noms. C’est lui faire tort, que de le confondre avec la facilité, car elle ne le suit que de très loin ; il va jusqu’à la plus fine galanterie. Bien qu’il suppose un entier dégagement, il met encore la perfection par-dessus. Les actions ont leur sage-femme, et c’est à ce JE-NE-SAIS-QUOI, qu’elles sont redevables d’accoucher heureusement. Sans lui elles naissent mortes, sans lui les meilleures choses sont fades : joint qu’il n’est pas tant l’accessoire, qu’il ne soit aussi quelquefois le principal. Il ne sert pas seulement d’ornement, mais aussi d’appui et de direction dans les affaires ; car comme il est l’âme de la beauté, il est l’esprit de la prudence; comme il est le principe de la bonne grâce, il est la vie de la valeur. Dans un Capitaine, il va de pair avec la bravoure ; et dans un Roi, avec la prudence. Dans le choc d’une bataille, l’on ne le reconnaît pas moins, à cet air assuré et intrépide, qu’à l’adresse de manier les armes, et à la vaillance. Il rend un Général maître de soi-même, et puis de tout le reste. Il est aussi impétueux à cheval, qu’il est majestueux sous le dais. C’est lui, qui, dans la Chaire, donne la grâce aux paroles ; c’est avec son filet d’or, qu’Henri IV le Thésée de la France, sut sortir adroitement du labyrinthe de tant d’obstacles, et de tant d’affaires. »
Enfin voici le commentaire – non exhaustif car d’une érudition fort longue – qu’en fait Sylvia Roubaud dans les notes de l’édition Folio Classique :
« (…) Or le DESPEJO, terme moins « incompréhensible » que ne l’imagine Bouhours et moins « métaphysique » que ne le prétend Amelot, désigne l’élégante désinvolture dont fait preuve dans ses actions, ses propos et sa conduite mondaine l’homme supérieurement doué; dans cette mesure, il coïncide en partie avec le je-ne-sais-quoi tel que le comprennent Furetière, qui le définit comme « un certain agrément qu’on ne saurait exprimer » et, avant lui, Faret, qui l’assimile à « certaine négligence qui cache l’artifice ». Mais le sens du mot espagnol est en fait plus riche et plus complexe ; il s’apparente à celui de la sprezzatura italienne, cette aisance aristocratique qui est un attribut du parfait courtisan tel que l’avait dépeint au début du XVIe siècle Castiglione dans son célèbre Cortegiano (1516 et 1527). Dans sa version espagnole de l’ouvrage, parue en 1534, c’est d’ailleurs par « insouciance » (descuido) ou par l’expression « insouciante désinvolture » (descuidada desenvoltura) que le poète Boscán a rendu sprezzatura, entendant par là tout à la fois la grâce corporelle, l’élégance des manières et l’art de la répartie spirituelle. Chez Gracián, comme le montrent les éclaircissements fournis par le chapitre XIII de le Héros, DESPEJO recouvre cette signification multiple héritée de la Renaissance. »
Baltasar Gracián, L’Homme de cour (traduction d’Amelot de La Houssaie), précédé d’un essai de Marc Fumaroli Édition de Sylvia Roubaud, Folio Classique 5159, Gallimard.
*qu’on peut traduire en suivant Marc Fumaroli par « négligence diligente » (alliance de mots trouvée par Cicéron) ou par « nonchalance apparente », qui surprend et séduit par l’art qu’elle laisse deviner. Voir ici ce qu’en dit Alain Pons, dans la présentation de son édition du Livre du Courtisan aux éditions Gérard Lebovici.
A chacun d’extraire la substantifique noix d’or de ces textes, de les méditer, les rêver, en étendre pour soi les bénéfiques résonances et en scruter autour de soi les rares épiphanies…
Illustrations : (dans le médaillon) Portrait de Baltasar Gracián par Vicente Carderera – dans le billet : Portrait d’un gentilhomme espagnol, Diego Vélasquez, vers 1630.
Notion intéressante et assez mystérieuse…
Je ne sais pas si mon regard est empreint de sprezzatura ou de je-ne-sais-quoi. Mais ce qui est certain, c’est que, à lire votre article, j’aimerais qu’il le fût.
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Il n’y a pas de test, de preuve, de brevet, de certificat de « sprezzatura », grâce à Dieu! La ressentir chez un être, la percevoir dans un style ou une œuvre, c’est déjà (sans doute) en avoir un peu soi-même… Son mystère s’évapore alors un peu. En tous cas, la chiennerie du monde actuel la rend la plus rare et donc plus nécessaire.
🙂
Modeste participation. Je ne sais plus où j’ai repiqué ce texte.
Ni nonchalence, ni désinvolture, ni aisance, ni négligence, ni mépris mais un savant mélange de tout cela. Une nonchalence maîtrisée, una belle negligenza, une certaine forme d’élégance alliée à une certaine hauteur.L’absolu contraire de l’ostentation.
C’est un rythme moral, la musique d’une grâce intérieure: c’est le tempo dans lequel s’exprime la liberté parfaite d’un destin…
Mais avant toute chose c’est une façon alerte et aimable de ne pas entrer dans la violence et la bassesse d’autrui.
Merci Serge pour ce résumé de la notion qui me convient fort bien.
🙂