Comme je l’avais annoncé, j’ai le plaisir de publier un entretien qu’Édith de La Héronnière a eu la gentillesse de m’accorder un après-midi du mois d’août 2015.

Est-ce vous accepteriez de parler de votre enfance?
Je suis un peu réticente sur la question biographique. Pour faire bref, j‘ai eu une enfance heureuse dans une famille nombreuse. Une enfance marquée par des difficultés de santé, mais une enfance très heureuse, surtout pendant les vacances. Les vacances étaient pour moi le temps fort de l’année. Je pense que dans l’écriture c’est l’enfance qui revient, mais cela ne vaut pas seulement pour moi. Tout ce qui se dessine dans l’enfance revient en force dans la maturité. Sous d’autres formes, bien sûr.

Vous n’avez jamais pensé écrire des souvenirs qui soient liés proprement à l’enfance ?
Mes derniers textes, non encore publiés, évoquent des instants forts de l’enfance et de la vie adulte, instants qui ont été déterminants.

Cette enfance est-elle liée à un lieu, une terre natale ?
La Bourgogne et la Dordogne sont mes deux racines terriennes.

J’ai lu que vous aviez une relation familiale lointaine avec Rémy de Gourmont…
Rémy de Gourmont était le cousin germain de mon arrière-grand-mère normande. Je l’ai découvert il y a une dizaine d’années, grâce à Vincent Gogibu et Guillaume Zorgbibe des éditions du Sandre qui font un travail éditorial magnifique concernant son œuvre, et j’ai été très surprise de voir la qualité remarquable de ses écrits et son attrait pour l’Italie. Un attrait que j’ai moi-même très fort. Je me suis trouvée une parenté en esprit avec lui, mais sur le tard et avec beaucoup d’étonnement. J’ai lu ses textes, Le latin mystique, Le Joujou patriotique, et sa correspondance… Son œuvre est immense. C’était un esprit libre, en rupture avec un milieu normand très catholique et traditionaliste. Il m’est extrêmement sympathique. Je dirais même qu’il me touche beaucoup.

Quel genre d’études faites-vous ?
J’ai fait des études de philosophie à la Sorbonne. Vladimir Jankélévitch a dirigé mon mémoire et ma thèse. Ce professeur a beaucoup compté pour moi, parce qu’il était philosophe et musicien, assez marginal dans sa façon d’être philosophe. Ses cours étaient un mélange de poésie et de virtuosité intellectuelle, illuminés par une extraordinaire culture d’Europe centrale. Il m’a fait découvrir Bergson. C’était un maître très attentif.
Ma thèse avait pour intitulé : « Le difficile et l’impossible dans la vie morale ». L’impossible est un thème qui me passionne depuis toujours. Comme j’étais jeune et immature, je l’ai traité en dépit du bon sens! J’en ai honte maintenant…

Vous vous êtes rattrapée par la suite…
Je ne sais pas, je n’en suis pas sûre.

Je viens de terminer le récit de votre pèlerinage à Compostelle[1] et là, véritablement, on est dans l’impossible.
Après la thèse, les travaux pratiques !

Est-ce qu’une vocation pour l’écriture, la littérature s’est décidée très tôt chez vous ?
Oui, je pense. Dès l’époque où l’on m’a demandé de faire des dissertations: en 5ème, 4ème, j’adorais écrire. Les études de philosophie, à dix-huit ans, c’est le monde de la pensée qui s’ouvre à vous, mais c’était aussi pour moi l’occasion d’écrire et c’est cela que j’aimais. J’ai de la chance d’avoir trouvé très tôt mon mode d’expression et d’avoir été assez vite dans cette voie.

Vous avez eu un début de parcours professionnel assez éclectique…
On m’a proposé très jeune, pendant mes études, de travailler pour les éditions du Seuil, dans le domaine des sciences humaines, de la philosophie et de la religion – un domaine qui, à l’époque, était très important au Seuil. J’ai fait mes débuts en faisant des comptes-rendus de lecture, du rewriting, des index, des kilomètres d’index… tout ce qui fait partie du métier éditorial. Je l’ai appris comme cela, sur le tas. Je n’avais aucune expérience. J’ai été à bonne école parce que Paul-André Lesort, le directeur du domaine, était très exigeant (il piquait des colères terribles à la vue de la moindre faute d’orthographe). A la fin de mes études à La Sorbonne j’ai quitté Paris, tout en continuant à travailler pour le Seuil. J’ai habité Vézelay. Pour gagner un peu ma vie j’ai été secrétaire médicale, employée de librairie, correspondante de L’Yonne Républicaine, j’ai fait beaucoup de petits métiers…

Vous avez travaillé avec Maurice Clavel…
Oui, lorsque je vivais à Vézelay, j’ai été sa secrétaire pendant quatre ans.

Qu’est-ce que sa fréquentation vous a apporté ?
Clavel m’a beaucoup appris. J’ai vu alors ce qu’était un écrivain à l’œuvre. J’ai vu l’intensité, l’exigence et surtout la manière dont il était habité par ce qu’il créait. J’ai compris alors que l’on ne triche pas dans ce domaine. Soit on le fait à fond, soit pas du tout. On n’est pas écrivain en passant. Ce n’est pas un titre que l’on accroche à sa carte de visite. C’est un engagement total. En même temps, je ne considère pas l’écriture comme un « travail », comme on l’entend en général. C’est plutôt de l’ordre de l’aventure, du défrichement et de l’approfondissement.
J’ai travaillé avec Clavel les quatre dernières années de sa vie, à une époque où il écrivait ses livres les plus célèbres. Il avait en cours son énorme livre sur Kant, du reste demeuré inachevé car il est mort très brutalement, épuisé par son travail. La mort de Clavel fut un choc immense. C’était un homme profondément généreux. Il avait un souci de délivrance pour lui-même et pour les autres. C’est d’ailleurs le titre d’un de ses livres. Et puis il avait une manière tout à fait nouvelle d’être chrétien.
Avec des amis, nous avons organisé à Vézelay en juin dernier un colloque et une exposition sur lui qui ont eu un beau succès.

Il y avait chez Clavel une sorte de colère à la Léon Bloy qui n’est pas dans votre sensibilité.
C’est vrai. Pourtant j’aime les saintes colères de Clavel et de Léon Bloy à l’égard des catholiques.

Il y a des passages dans La ballade des pèlerins un peu mordants à l’égard des catholiques un peu trop installés dans leur foi…
Pour moi la foi est de l’ordre de l’intime et elle n’est jamais un acquit. On ne détient pas la vérité. Je ne sais pas s’il y a une vérité unique. Je suis plutôt pirandellienne en ce domaine. Quant au pèlerinage, il a toujours été un acte marginal dans toutes les religions. Lorsque j’ai fait ce voyage vers Compostelle, personne ne le faisait à l’époque. C’était en 1977. Bien avant la mode, laquelle est venue avec l’arrivée du pape Jean Paul II. A l’époque nous n’avons pas rencontré un seul pèlerin sur la route en trois mois, sauf un couple de Français qui faisait du stop aux abords de Compostelle. Il n’y avait pas de gîtes, pas d’organisation, Dieu merci!

Qu’est-ce qui est au départ de cette, j’allais dire, guerre ! Car c’est terrible ce que vous rapportez tout au long du récit… Qu’est-ce qui engage ce projet ?
J’avais depuis longtemps ce désir d’aller à Compostelle, ce désir de rupture, de défi et de mise en danger du corps et de l’esprit, de la foi aussi. Il y avait aussi une grande amitié à la base pour l’américain et le canadien qui ont fait ce périple avec moi. C’était aussi l’époque des grands voyages à pied. J’étais passionnée par Kerouac, par Segalen. Il y avait Jacques Lacarrière aussi qui était un grand marcheur. J’habitais Vézelay et j’aimais beaucoup marcher. Nous avons fait ce vœu dans un esprit médiéval, avec l’idée d’aller toujours à pied en partant d’un lieu roman, Vézelay avec sa magnifique église romane qui était mon monde, où j’allais chaque jour étudier les chapiteaux… L’idée de se rendre de ce lieu jusqu’à Compostelle avait une raison d’être d’origine très ancienne sans doute: mettre ses pas dans les pas des pèlerins d’autrefois. Et puis, également l’idée de vaincre les difficultés, de se surpasser, d’aller au bout d’un geste. Idée qui, Dieu merci, a été très soutenue entre nous quatre en dépit des difficultés de tous ordres. C’est la nature même d’un pèlerinage: quitter son propre univers, aller vers l’étrangeté sans savoir ce qui nous attend, sans s’arrêter jusqu’au bout ! Certes, il y a eu de la peine pour chacun d’entre nous. Mais c’était un vœu et qui a été tenu et qui, finalement, s’est justifié par la très longue route. c’était un parti pris très rigoureux : le pèlerinage comme on le faisait au Moyen-Âge. Pour nous, les dangers étaient autres, mais nous en avons eu notre lot. Or les récits français de pèlerinage du XIXe siècle et du XXe siècle ne rendent pas compte de cela, de la vraie nature d’un pèlerinage. Ils jettent de la poudre aux yeux. Là, j’ai voulu rectifier légèrement le tir en me référant aux récits médiévaux ou à ceux d’autres traditions et religions.
Deux réalités fondamentales me sont apparues durant ce voyage : le fait que le cerveau fixe des limites, mais que l’on peut parvenir à casser ces limites. Lorsque le cerveau nous souffle « je n’en peux plus », tout n’est pas perdu : en fait, on en peut encore beaucoup. Il y a une marge énorme, c’est cela qui est intéressant à découvrir pour la vie en général. Également une chose fort intéressante, c’est la découverte de la distorsion entre le corps et l’esprit. Ce qui m’a surprise, c’est à quel point ce voyage me passionnait – il n’était pas question une seconde de renoncer, ni pour moi, ni pour les autres – et mon corps me lâchait parfois. L’esprit disait oui et le corps disait non !

Diriez-vous que dans votre vie, il y a un avant et un après par rapport à ce voyage ?
Pour l’écriture, oui. Après ce voyage, j’ai compris que je n’avais plus qu’à faire à fond – comme je l’avais fait pour ce pèlerinage – ce que je rêvais de faire: écrire. J’avais beaucoup de projets : ne plus faire que ça. Ce qui n’a pas été facile, mais cela a clarifié ma vie. Cela a été le point de départ. Je n’ai plus eu peur de l’engagement que cela représentait. J’ai compris que l’écriture était mon champ de liberté. Or ce qui nous retient c’est souvent la peur de notre propre liberté. En ce sens, les choses se sont éclaircies.

Parmi les champs d’intérêt qui ont été ouverts, est-ce que l’Italie vient tout de suite après ?
Oui, assez vite à la suite. J’ai fait de longs séjours à Rome tout en vivant à Vézelay. Ces années de vie romaine ont été passionnantes. Le premier texte que j’ai publié, sur Nicolas de Staël, dans la NRF, a été écrit à Rome. Là, ma vie a eu un fil conducteur. Donc l’Italie et ensuite la Sicile ont beaucoup compté, et comptent beaucoup pour moi.

A propos de l’Italie, vous avez écrit sur Cristina Campo, notamment un très bel article[2] sur cet écrivain et la sprezzatura
Lorsque j’ai eu les Impardonnables entre les mains, ce livre est devenu mon livre de chevet. Cristina Campo a écrit un seul livre, un pur chef-d’œuvre de pensée et de spiritualité. Cette notion de sprezzatura est très importante pour moi. C’est une manière d’être au monde, de donner sans donner, de faire sans en avoir l’air. C’est une légèreté de l’âme qui est une sorte de règle de vie, et peut-être aussi une règle d’écriture. Cristina Campo a écrit des choses merveilleuses dans cet ordre. C’est Castiglione qui, le premier, a défini cette manière d’être. Cristina Campo a des pages admirables sur cette notion : « D’un cœur léger, avec des mains légères »… C’est une très belle notion, je trouve. Surtout aujourd’hui où en France une lourde nostalgie réactionnaire occupe un peu trop le champ littéraire. Je ne suis pas nostalgique. J’ai confiance en notre époque, même si je vois beaucoup de choses déplaisantes ou atroces, mais je vois aussi beaucoup de filets d’eau pure. C’est à nous de les découvrir. Il faut pour cela de l’endurance, un mot que j’aime beaucoup.

Est-ce qu’il y a un parallèle à faire entre le pèlerinage et le labyrinthe auquel vous avez consacré récemment un livre [3] ?
Oui, certainement. Le parcours labyrinthique est un parcours jalonné d’obstacles, d’impasses, de peurs, analogue à un pèlerinage. Ce livre est parti d’un étonnement. Je me suis demandé pourquoi dans tous ces beaux jardins de la Renaissance, de l’âge classique, du XVIIIe, il y avait cette zone mortifère ? Le labyrinthe est très inquiétant. Je me suis interrogée sur le pourquoi de cette zone dangereuse dans un lieu voué au délassement. Cela m’a amenée à une réflexion d’ordre plus philosophique sur le besoin, en tout cas en Occident, de l’inquiétude dans la recherche. A y bien regarder, la vie est une aventure dans l’inconnu. Nous n’arrêtons pas de nous perdre, de nous égarer, de mourir de peur, mais aussi de connaître, par moments, du répit ou de la joie. Mais tout se passe comme si le jardin idéal ne nous suffisait pas : il lui manque une dimension d’inquiétude, qui est sans doute la dimension du réel. Cela m’a intéressé de comprendre pourquoi. Il y a une dialectique qui doit mener à la sortie, après un périple.

Dans votre œuvre, il y a un petit livre de proses courtes publié chez un éditeur qui se voue plutôt à la poésie : Guerres[4].
Ce sont des textes qui rendent compte de mon expérience de la vie. Il ne s’agit pas, bien sûr, des guerres avec canons et kalachnikov. Il s’agit de toutes les guerres intimes que nous menons et qui se mènent autour de nous. Pour moi, tout est guerre. C’est très héraclitéen.

Parmi vos livres quel serait celui qui vous ressemble le plus ?
Je n’en renie aucun. Ce sont les différentes faces d’une recherche, d’une aventure. Dans le dernier, j’ai réuni tous les personnages littéraires, donc inventés par les écrivains, qui m’accompagnent dans la vie. Je me suis rendu compte que je pensais souvent à eux et qu’ils avaient un point commun, alors je les ai rassemblés dans une sorte de procession que j’ai appelée Mais la mer dit non, d’après une réflexion trouvée dans un des Contes d’hiver de Karen Blixen. Cela commence par Antigone et cela va jusqu’à un personnage d’Ana Non du romancier espagnol Gomez Arcos. Tous ces personnages ont dit « non », mais l’ont dit dans un esprit de résistance à l’air du temps, au pouvoir, au devoir, comme Cyrano, comme Bartleby. Chacun mène sa guerre intérieure. Et cela prend des formes infiniment diverses. Ana, par exemple, est la mère d’un Républicain espagnol emprisonné dans le nord du pays. Cette petite femme misérable traverse toute l’Espagne à pied pour rejoindre son fils. C’est un livre véritablement bouleversant, extraordinairement beau, poétique. Et puis il y a ce personnage de Karen Blixen, ce jeune marin qui devient flibustier… Je les ai rassemblés comme en un panthéon.

Vous avez rencontré l’écrivain polonais Gustaw Herling, est-ce vous pouvez me parler des conditions dans lesquelles vous l’avez connu ?
J’ai rencontré Gustaw Herling dans les années 90. Je publiais alors des textes dans une revue littéraire qui s’appelait Légendes, revue créée par Laurent Fassin. Dans le numéro 5, j’ai lu une nouvelle de Gustaw Herling, « Cimetière du Sud ». J’ai trouvé cette nouvelle magnifique et j’ai alors demandé à Laurent qui était cet écrivain. Il m’a mise en rapport avec Thérèse Douchy, sa traductrice en français. J’ai rencontré Thérèse Douchy, polonaise émigrée en France, grande femme maigre, passionnée et modeste, qui a passé ses nuits à traduire les écrivains dissidents polonais de la revue Kultura, ce qui représente beaucoup d’auteurs, parmi lesquels Joseph Czapski, Bruno Schulz, Casimir Brandys et tant d’autres. De Gustaw Herling, Thérèse a traduit le Journal écrit la nuit[5] ainsi qu’une grande partie de l’œuvre. J’allais beaucoup à Rome à cette époque et elle m’a suggéré d’aller rencontrer Gustaw Herling à Naples, me disant qu’il était très isolé et quelque peu oublié. Je me suis donc rendue à Naples et j’ai sonné à la porte du palazzo Croce. Gustaw Herling était marié avec l’une des filles de Benedetto Croce, Lidia, la plus jeune. J’ai été accueillie à bras ouverts, nous sommes devenus amis. C’est un auteur qui a un parcours étonnant. Il fut d’abord un jeune communiste polonais interné pendant quatre ans dans le Goulag au moment du pacte Germano-Soviétique. Un monde à part[6] est le récit de son expérience du Goulag. Ensuite, il a fait partie de l’armée du Général Anders qui a libéré l’Italie. Étant lui-même philosophe, il a voulu rencontrer Benedetto Croce qu’il admirait beaucoup; il a fait connaissance de ses filles et il a épousé Lidia. Il s’est installé dans le palazzo Croce sur les hauteurs de Naples. C’est là que j’allais le voir chaque année. Son œuvre est d’une grande richesse pour la connaissance de l’Italie, de son histoire politique, culturelle – il était ami d’Ignazio Silone et de Cristina Campo. Quelques années plus tard, je lui ai proposé de faire un entretien avec lui. Il a souhaité aborder le problème du mal qui hante toute son œuvre. Nous avons passé deux jours à parler tout en nous promenant dans les rues de Naples. De là est né l’ »Entretien sur le mal »[7], accompagné d’une ou deux nouvelles de lui qui ont trait à ce sujet. Ses nouvelles sont très belles et très sombres. C’est une œuvre que l’on peut relire indéfiniment.

Vous avez fait aussi des traductions…
Oui, j’ai traduit de l’anglais le neurologue Oliver Sacks[8]. Et la correspondance de Teilhard de Chardin avec sa grande amie sculpteur, Lucile Swan[9].

Vous avez travaillé pour un éditeur italien.
Avec un éditeur d’origine française installé à Milan, L’Ippocampo. Il a publié plusieurs de mes livres en italien, mais, malheureusement, pour des raisons financières, il a petit à petit cessé d’éditer de la littérature et notamment la collection dont je m’occupais. C’est dommage car c’est un homme de goût, mais la situation culturelle en Italie est difficile.

Que pensez-vous de l’édition en France ? Car vous avez aussi travaillé avec des petits éditeurs comme Isolato.
Je dirais qu’il y a les grands éditeurs qui font des « coups » littéraires et médiatiques qui ne sont pas toujours bons mais c’est ce qui leur permet aussi de publier des choses plus difficiles, dans le secteur de la littérature, des sciences humaines, de la poésie, etc. Je trouve que les petits éditeurs font un travail extraordinaire que l’on peut apprécier lors du salon des éditeurs indépendants, qui a lieu à Paris, à l’espace des Blancs Manteaux. La littérature continue grâce à eux. Je pense à La Délirante pour la poésie, au Sonneur qui a un très beau catalogue, et à Isolato qui m’a publié à plusieurs reprises. Et beaucoup d’autres, tous passionnés de littérature. Vous voyez, les ruisseaux d’eau vive continuent à couler… Sans parler des éditeurs comme Corti, Le Bruit du temps, Claire Paulhan, Verdier, etc. Nous avons en France une diversité exceptionnelle. Nous sommes très gâtés, ne serait-ce que par rapport à l’Italie. Souvent, je suis déçue par des livres pour lesquels la critique est enthousiaste, mais si on cherche bien, en dehors des sentiers battus, on trouve des trésors. Et c’est cela que j’ai aimé en travaillant pour La Revue des Deux Mondes[10] : je pouvais présenter des livres dont personne ne parlait et je trouvais des trésors. Encore, récemment, un auteur de chez Corti qui s’appelle Marc Graciano : une langue splendide, neuve, qui ne ressemble à rien. Et c’est un jeune auteur. En fait, j’ai grand plaisir à faire découvrir une œuvre.

Vous êtes un écrivain qui aimez aussi lire, l’un ne va pas sans l’autre…
Il est vrai que quand on écrit, si l’on est à fond dans un sujet, il faut « resserrer » : je lis alors ce qui peut me donner des références, soutenir mon projet. Mais, par ailleurs, je suis très curieuse de tout ce qui se fait. Être dans une librairie est un bonheur fou ! Il faudrait que les finances suivent… Les lectures peuvent donner des étincelles, mais le cinéma aussi donne des clartés, la peinture en donne… La musique est très importante, notamment pour le rythme d’un livre. J’écris assez facilement, mais il n’y a pas que cela dans l’écriture, il y a l’architecture, la construction du récit que l’on mène à bien, jusqu’à son terme – écrire, ce n’est pas seulement jeter des phrases… Souvent la construction du livre a pour moi une composante musicale. C’est la musique qui me donne le rythme.

Dans La ballade des pèlerins vous dites: « chaque paysage génère sa musique ». J’allais vous demander quelle est celle de la Sicile ?
En un sens, la Sicile évoque pour moi une musique funèbre. Une musique que j’ai entendue un Vendredi saint à Enna dans une procession, une sorte de paso doble, très lent, très beau. En Sicile, il y a une splendeur des paysages et souterrainement quelque chose de tragique qui me touche beaucoup. J’ai l’impression d’avoir trouvé dans cette île les paysages qui conviennent à mon âme… Il est vrai qu’il y a une alliance entre les paysages et l’écriture, et lorsqu’on traverse à pied un territoire, les impressions viennent de la nature du sol : elles ne seront pas les mêmes sur un sol granitique et sur un sol calcaire, par exemple. Ce qui est curieux c’est que la Galice, la Bretagne, la région de Ragusa en Sicile se ressemblent : ce sont des terres granitiques avec des murets comme en Irlande. Des pays qui n’ont pas forcément de liens mais les paysages, eux, sont très semblables et trouvent en nous un écho similaire.

Vous avez aussi écrit des textes de présentation pour des peintres.
C’est plutôt ponctuel, lorsqu’on me demande une préface de catalogue ou un texte pour une exposition. Je le fais par amitié, pour des œuvres que j’aime. J’ai la chance d’avoir des amis peintres, sculpteurs, photographes… En revanche, je ne saurais pas écrire sur la musique. Je serais incapable, et Dieu sait pourtant si j’aime la musique !

Est-ce que vous aimez toutes sortes de musiques ? Y compris le jazz par exemple ?
Je connais moins le jazz. En revanche, j’aime beaucoup la musique indienne, en particulier la musique carnatique de l’Inde du Sud. C’est pour moi un sommet de la musique. Je suis allée, une année, au festival de musique de Madras où l’on entend les plus grands chanteurs de musique carnatique accompagnés de virtuoses instrumentaux. C’était extraordinaire. Ce sont des musiques sacrées qui vous emportent dans des espaces bouleversants.

Vous avez connu Jean Grenier, n’est-ce pas ?
J’ai connu Jean Grenier à la Sorbonne la dernière année de son enseignement en philosophie esthétique. Son cours était au programme de la licence et un mois plus tard il a été déprogrammé ce qui fait que du jour au lendemain son cours a été déserté. Nous sommes restés cinq étudiants attachés à la qualité de ce merveilleux cours où se mêlaient peinture et littérature. Et ce professeur très âgé a continué toute l’année à venir chaque semaine pour cinq élèves. Je garde de lui le souvenir d’un homme d’une grande finesse intellectuelle et d’une grande discrétion. Il était un parfait exemple de sprezzatura.

[1] La ballade des pèlerins, Mercure de France, 1993, Éditions Sellerio, 2005.

[2] « Une impardonnable », La Revue des Deux Mondes, décembre 2006, repris dans Mais la mer dit non, Isolato, 2011.

[3] Le labyrinthe de jardin ou l’art de l’égarement, Klincksieck, 2009.

[4] Guerres, Arfuyen, 2003.

[5] Journal écrit la nuit, Gallimard,‎ 1989.

[6] Un Monde à Part, Gallimard,‎ 1995.

[7] Entretien sur le mal, dans Variations sur les ténèbres de Gustaw Herling-Grudziński, Éditions du Seuil, 2006, L’Ancora del Mediterraneo, 2006.

[8] L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Olivier Sacks, Éditions du Seuil, 1998.

[9] Lettres de Teilhard de Chardin et de Lucile Swan, Éditions Lessius, 2009.

[10] Édith de La Héronnière ne fait plus partie du Comité de rédaction de la revue depuis mai 2015.

Une bibliographie complète des écrits d’Édith de La Héronnière est disponible sur Wikipédia.

Illustration: Je cherchais une image qui évoque, si tant est que cela soit possible, l’esprit de la sprezzatura, souvent cité par Edith de La Héronnière, et qui imprègne de fait autant son écriture que le regard qu’elle pose sur le monde. Il m’a semblé que ce portrait de Derich Born (vers 1510) par Hans Holbein le Jeune pouvait en être une belle indication.

  1. Catherine Tomasini says:

    Je connais bien cet auteur. Le livre d’elle que je préfère n’est pas cité ici : Du volcan au chaos. C’est aussi, je pense, le livre qui lui ressemble le plus.

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Patrick Corneau