Je vais vous faire une confidence : il y a une guerre des livres. Les livres se livrent entre eux à une lutte sans merci dont je suis le témoin effaré… Je reçois des livres qui se retrouvent répartis en fonction de critères assez obscurs en divers endroits de mon appartement, certains plus stratégiques que d’autres quant à la vie de ces visiteurs dont certains ne feront que passer. En règle générale ils attendent. Ils font le poireau sur des piles d’autant plus branlantes qu’elles sont plus hautes… les piles se jouxtent et les occupants les plus élevés considèrent avec mépris ceux qui les supportent ou qui les côtoient, car convaincus qu’une main ne va pas tarder à les enlever et leur accorder la considération qu’ils estiment mériter. Les pauvres ! Ils ne savent pas qu’un (ou plusieurs) arrivant(s), un pistonné, un outsider peut à tout moment les détrôner, les rétrograder dans la colonne. Alors tous les moyens sont bons pour attirer l’œil : couverture aguicheuse, format imposant, certains s’entrouvrent pour laisser deviner de subreptices délices (une dédicace, un feuillet Hommage de l’auteur absent de Paris, un mot personnel de l’éditeur, un marque-page…). L’horreur c’est la main ménagère, la candide main rangeuse qui vous exclut d’une pile très favorable, où ça bouge bien, proche de ce Lorgnon tout puissant (ou, du moins, de sa sphère d’activité) dont dépend votre sort. Main qui va vous exiler sur des piles de stockage ou, pire, celle réservée aux relégations, voire expulsions et reconduites à…
L’honneur insigne est de se pavaner sur le canapé rouge, lieu de lecture, d’écriture et, possiblement, de gloire…
Ainsi donc, sur le canapé, j’avais empoigné Encre sympathique le dernier Modiano et commencé une lecture doucement lénifiante, un peu ennuyée, plongé que j’étais dans la grisaille, le flou, le bégaiement de personnages en mal d’identité, bref tout ce brouillard nocturne à la Brassaï que j’ai tant aimé mais qui peine maintenant à me retenir. Mon regard se relevant de la page vint à s’égarer sur le livre de Jacques Robinet reçu la même semaine : La monnaie des jours aux éditions La Coopérative. J’avais beaucoup aimé le précédent : Un si grand silence qui évoquait la mort de sa mère et son cheminement pour survivre au deuil. Ouvrant ce nouveau livre, je lis dans les premières pages : « les mots que j’attends ont déserté le monde depuis que la chaise de Dieu demeure immuablement vide… »
Non décidément, je ne vais pas retourner à Modiano. Et puis, le faut-il ? La statue de l’écrivain nobélisé n’a guère besoin d’être passée à la brosse à reluire, les médias s’en chargent et la postérité glorieuse est déjà en marche.
Jacques Robinet : (p.39) « Ne comptent que les paroles où la soif trouve à s’abreuver. On trie inconsciemment à travers livres et discours ce qui fait flèche, ou bien le maillon manquant qui permet de poursuivre l’ouvrage amorcé.
Que cherche-t-on sinon l’écho d’une voix fraternelle, respectueuse de nos rêves et accessible à la stratégie de notre désir ? »
Tout est dit. La littérature comme une conversation d’âme à âme.
Je vois bien les arguments que l’on va opposer : trop restrictif, trop élitiste – les fameux happy few ! Cette littérature de baromètres de l’âme suppose une élection, une distinction, un auditoire choisi, la sélection de sensibilités ad hoc. Que dis-je ? Une approche affinitaire et une adhésion, une compréhension qui dépassent les mots mêmes.
Parole qui ne fait pas littérature, ne cherche pas à « faire littérature » puisqu’elle fait chemin vers sa propre vérité, quelque chose en elle va vers son accomplissement ; son dessein ne relève pas de cet ordre – s’il y a du littéraire, de la littérarité voire du poétique, ils sont donnés par surcroît, comme preuve adventice de sa véracité.
« Accomplissement » : qu’est-ce qui cherche à se dire par ce mot que je viens d’employer ? La voix, une voix. Tout le monde a une parole mais chaque voix est unique. Ce qui est unique est bien, parce qu’il est unique, un absolu. Il n’a pouvoir de nous subjuguer que parce qu’il est justement l’Absolu siégeant en la singularité d’une créature, se produisant à nos yeux au moyen de sa physionomie, de ses gestes, de son timbre de voix. S’il écrit, c’est un ton à nul autre pareil – la manifestation par le verbe d’une complexion, une idiosyncrasie, une ipséité (ce « je ne sais quoi » au-delà du moi). Même si le mot est regrettablement galvaudé : une âme, soit « cette gloire qui est en tout être » selon Thomas d’Aquin. Pour en esquisser les contours, il faut bien l’expérience de toute une vie. Ce que fait admirablement La monnaie des jours, somme à la fois discontinue et profondément cohérente où passé, présent et avenir s’entrelacent sous des formes d’écriture différentes.
D’abord des proses brèves entre pure narration et morceau poétique (parfois teinté d’un lyrisme retenu) pour évoquer des moments d’exception (les « instants privilégiés » de Jean Grenier), intermittents, peu nombreux mais où une certaine expérience du réel (ou de l’amour, ou de l’absolu, ou de l’infini) dans sa présence, proche parfois du sentiment océanique, vous a été révélée ; ce haut moment a fait naître en vous le vœu de rester digne de ce à quoi vous avez participé, à la faveur de quoi votre respiration a changé, votre for intérieur s’est construit.
Vient la partie la plus ample du livre, constituée du journal que Jacques Robinet a tenu entre 2012 et 2019. Il est malaisé (et injuste) d’en résumer la teneur puisqu’il s’agit comme le titre l’indique de cette monnaie que nous rend chaque jour et qu’il nous appartient de recueillir. À moins que ce ne soit celle que nous donnons en reconnaissance des merveilles que le monde dispense en sa présence naturelle, concrète et charnelle, cosmique – que l’humanité a cessé de percevoir parce qu’elle en est partie prenante (mais pas seulement).
Ce qui rend les notes journalières de Jacques Robinet si attachantes est la décision de frontalement dire et se dire sans pose, sans esquive, sans complaisance, sans tricherie, sans pathos – ce qui ne va pas sans difficultés, ni doutes, ni douleurs : (14 décembre 2014) « Prendre la mesure exacte de ce qui est, sans regretter ce qui a été ou, pire, ce qui aurait pu être, sans alourdir la barque qui approche du port, où tout ce qui est périssable sera rejeté à la mer. S’efforcer d’accueillir les surprises de chaque jour sans les retenir. Sauver la gratuité de ces offrandes entre deux combats ou deux douleurs. Répudier toute rancœur qui clôture l’espace disponible pour le rêve et le désir. »
Ainsi tombe la monnaie des jours dans un mouvement où les cycles (les jours, les saisons) scandent la finitude et la continuité du monde et, en même temps, l’imprévisibilité de la vie qui s’inventant instant après instant ouvre dans la béance de l’avenir la grâce des (re)commencements.
La dernière partie prolonge ce journal avec une série d’aphorismes, de fulgurances visionnaires, d’éclats poétiques ou de sentences un peu à la manière de Poteaux d’angle de Henri Michaux. Objurgations ou conseils viennent comme autant de balises pour aborder l’avenir, le rendre habitable et ne pas s’y laisser déborder, ni démembrer par les forces nihilistes ou les pressions grégaires. Comme toujours chez Jacques Robinet pas de hauteur dogmatique ou assertive : ces fragments sont à la fois la quintessence d’un art poétique et la conquête d’une fragile sérénité susceptible d’une lueur d’espérance en dépit des noirceurs du temps.
Qui ne croit pas au paradis se plaît à le détruire.
La monnaie des jours s’inscrit dans la lignée des notes et journaux intimes dont la tradition est ancienne. Comme l’a montré Pierre Pachet*, il a fallu des siècles d’histoire occidentale, de littérature, pour que cette situation de pensée et d’écriture – « se confier à un papier qui vous sert de témoin et vous regarde sans hauteur » – soit inventée sans bruit, soit mise en pratique secrètement et devienne publique. En tant que genre, les occurrences sont diverses et de nouvelles formes d’inédit et d’invisible ont dû être inventées, de nouveaux moyens de dissimulation expérimentés, et tus. La particularité de la démarche de Jacques Robinet a été parfaitement définie par Jean-Yves Masson, son éditeur, dans sa note de présentation : « Ce livre frappe d’abord par l’originalité de sa structure. L’auteur associe plusieurs formes d’écriture, qu’unifie un ton très personnel, l’ancrage dans l’autobiographie mais aussi le désir de proposer une vision ouverte, nourrie manifestement par son expérience de psychanalyste autant que par son parcours de poète. Outre la beauté de l’écriture, toujours remarquable, le lecteur trouvera dans ces pages une sagesse très humaine, un témoignage sans parti pris. »
Le divertissement a conquis la planète entière, une armée de spectres a inventé la télévision, internet, etc., choses incorporelles, sans poids qui tournoient autour de nous et empêchent la relation naturelle de l’homme à lui-même et avec le monde. Elles rendent impossible le vrai témoignage. Aussi la voix de Jacques Robinet, si ténue soit-elle, vraie parole d’humain à humain, est une flèche lancée dans cette opacité aussi factice que délétère – saurons-nous la saisir ?
L’abstraction déploie ses éventails pour cacher la ruine de l’imaginaire.
Des torrents de mots creusent le lit où la source se perd.
Je termine l’écriture de cette chronique sur mon canapé rouge (comme celui de Michel Drucker, sauf que chez moi les « stars » sont des livres), quatre ou cinq livres à mes côtés, la couverture crème à fins liserés rouge et noir du Modiano me jette de muets reproches…
* Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Le Bruit du temps, coll. « Poche », 2015.
La monnaie des jours de Jacques Robinet, Éditions La Coopérative, parution le 8 novembre 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie Jacques ROBINET à la Fondation de Monaco YouTube / Éditions La Coopérative.
Prochain billet le 12 novembre.