Patrick Corneau

Il y a des écrivains à qui l’on reproche d’écrire toujours le même livre. Il ne saurait en être ainsi de Gérard Macé. Quoi de commun en effet entre son récent et imposant Colportage et ce mince Et je vous offre le néant ? Si ce n’est le nombre de pages, incontestablement une constante, insatiable et très plurielle curiosité. Poète, essayiste, critique, Gérard Macé construit de livre en livre une œuvre parmi les plus singulières de la littérature française contemporaine. Son cheminement a commencé en 1974 avec Le Jardin des langues. Il se poursuit aujourd’hui dans de nouveaux ouvrages qui souvent prolongent et retravaillent des textes antérieurs : Baudelaire, Rome éphémère, Le Goût de l’homme… sans oublier Colportage. Ce dernier titre a d’ailleurs valeur d’emblème : la figure modeste du colporteur éclaire une écriture qui se situe au carrefour du monde et des bibliothèques – Gérard Macé est un écrivain qui a choisi de ne pas choisir entre vivre et lire, lire et écrire, écrire et réécrire*.

Avec Et je vous offre le néant, paru ce mois-ci chez Gallimard, il nous offre une (re)lecture de Sade plus que rafraîchissante : parfaitement et passionnément intempestive.
Il m’arrive revisitant certains auteurs un peu oubliés de parler de « désensablement » ; ici la statue du Grand Méchant Homme est plus que désensablée : restaurée et décapée de toutes les sanies que notre malveillance (très raisonnée) a répandues sur la figure de Donatien Alphonse François de Sade (1740 – 1814), homme politique français et homme de lettres, réduit par notre plus grande paresse (mais pas seulement) au seul auteur de récits où l’érotisme et la pornographie côtoient la violence et la perversion.
Supposons un lecteur de bonne foi, comment le persuader que l’érotisme, malgré tant de scènes de débauche, est loin de résumer l’homme ou l’œuvre ? Comment faire un portrait de Sade qui n’édulcore rien, mais ne recommence pas le procès ? Comment, enfin, lire Sade pour ce qu’il est ? Telles sont les questions que s’est posé Gérard Macé. Le récit de sa lecture – une trentaine de courts chapitres – est plus qu’une réhabilitation, c’est une exemplaire leçon de lecture où l’empathie est harmonieusement encadrée (tempérée) par l’attention aux textes et la parfaite probité du regard (qui consiste à remettre en contexte « des réalités auxquelles nous ne pensons plus beaucoup, sous un ciel éclairé par les Lumières et leur héritage »). Bref, Gérard Macé s’inscrit dans l’art de l’exégèse littéraire tel qu’il fut admirablement illustré par le regretté Jean Starobinski**, c’est dire le niveau où nous sommes. Et c’est dire d’abord l’élégance du style, persuasif sans effets rhétoriques, jamais pesant, jamais pédant mais toujours dans une proximité sincère et chaleureuse à la fois avec son sujet et avec le lecteur, parce que se voulant foncièrement honnête, sans préjugés ni a priori et pariant sur l’intelligence et la bonne foi de ce dernier.

Pourquoi cet opprobre dans lequel la postérité persiste à maintenir Sade ? On en veut à l’écrivain-philosophe d’avoir dessiné les prodromes de notre modernité : il nous a pré-vus dans ces conquêtes (libérations) qui nous sont devenues des embarras, parfois des impasses ; il a préparé (peut-être instillé) le mal de ces chestertoniennes idées devenues folles… Il nous met mal à l’aise parce qu’il nous apporte le dysangile de nos temps, il nous indispose parce que nous lui ressemblons trop…
Comme le remarque Gérard Macé notre connaissance de Sade se résume souvent à avoir feuilleté La Nouvelle Justine et Histoire de Juliette puis à s’en remettre aux sombres échos d’œuvres plus sulfureuses pour y abriter notre pusillanimité. Or Sade était un auteur prolifique, un authentique encyclopédiste à l’inextinguible curiosité, qui connaissait du monde tout ce qu’on peut connaître à son époque, jusqu’en Afrique et en Océanie. Qui a interrogé la nature humaine à partir de sa propre expérience et de son imagination sans limites. Et surtout, qui a comparé passionnément les croyances, les coutumes de tous les peuples, sans préjugés de race. Sade s’aventure sur les territoires des ethnographes et des anthropologues, dont il est le précurseur en héritier des Lumières. Comme l’affirme avec humour Gérard Macé : « L’érotisme chez Sade joue le même rôle qu’un cache-sexe ». Les scènes de débauche aveuglent le lecteur pressé et l’empêchent d’être surpris par l’ampleur et la nouveauté des réflexions de Sade qui touchent à l’étude des mœurs, à la politique, à l’économie. Rappelons que Sade s’est élevé contre la peine de mort avant Hugo (référence plus respectable), contre les méfaits de l’esclavage et de la colonisation. Il a presque anticipé le complexe de supériorité du frénétique touriste moderne avec ce jugement sévère : « On ne rend point l’excès de la fatuité, de l’impertinence avec lequel nos élégants voyagent; ce ton de dénigrement avec lequel ils parlent de tout ce qu’ils ne conçoivent pas, ou de tout ce qu’ils ne trouvent pas chez eux ; cet air insultant et plein de mépris, dont ils considèrent tout ce qui n’a pas leur sotte légèreté ; le ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans conteste un des plus certains motifs de l’antipathie qu’ont pour nous les autres peuples… »
Alliant à une sexualité qui n’est plus tournée vers la procréation un athéisme radical, Sade a revendiqué que l’on puisse avoir la liberté d’en finir avec les tyrans et l’obscurantisme religieux par l’ironie, la moquerie, le rire – bien plus efficaces que les interdits et les massacres : « Je désirerais qu’on fût libre de se rire ou de se moquer de tous ; que des hommes, réunis dans un temple quelconque pour invoquer l’Éternel à leur guise, fussent vus comme des comédiens sur un théâtre, au jeu desquels il est permis à chacun d’aller rire. » Et puis : « Plus de dieux, Français, plus de dieux, si vous ne voulez pas que leur funeste empire vous replonge bientôt dans toutes les horreurs du despotisme ; mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez […] Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même. »
Il a fait la promotion du plaisir pour tous (plutôt que le bonheur universel, les grands soirs et les lendemains qui chantent), patronné et contrôlé par l’état dans le seul but de favoriser un citoyen heureux – car les plaisirs interdits engendrent des frustrations qui font naître des révoltes. Son mot d’ordre « Jouir, jouir et ne pas juger » sera repris en mai 68 sous une forme à peine différente ; il amène Gérard Macé à s’interroger finement sur ce que devient la loi morale quand elle ne repose sur rien hormis la jouissance, le bon plaisir de chacun ? Levez la tête de votre écran et voyez ce que l’individualisme hédoniste a changé autour de vous et ce à quoi peut mener la recherche (sans fin) de l’intensité dans la jouissance comme seule mesure absolue de la vie…

Gérard Macé pointe l’extraordinaire lucidité de Sade qui ne s’en laisse pas compter sur l’humanité : dans un monde sans Dieu (ou qui s’éloigne) « l’homme n’appartient plus à une espèce élue, il est ravalé au rang du caillou, de la fourmi, du brin d’herbe, et surtout il n’est plus indispensable à la vie sur ce globe, qui peut continuer sans lui. Sade descend l’homme de son piédestal, et c’est un scandale bien plus grand que les scènes de débauche ou de torture. Livré à lui-même, à ses penchants dont l’Église ne le protégeait d’ailleurs pas, l’homme selon Sade est un monstre prêt à détruire les autres et à se détruire lui-même, d’autant que la destruction est nécessaire au renouvellement de la vie ».
Ce qui appartient en propre à Sade, c’est de reculer les limites, ou plutôt de n’en imposer aucune particulièrement dans ses fictions où il expérimente, pousse à bout les penchants les plus fous, les plus terrifiants de l’homme (et de la femme). Et Gérard Macé de tirer la conclusion suivante : « Avec Sade, et c’est sans doute ce qui fait peur, on est confronté sans cesse à la fragilité de nos principes déjà mis à mal par la relativité des coutumes, et que ne protège plus aucune instance supérieure. Il ne reste plus qu’une morale personnelle : rempart de brindilles, pour parler comme René Char. »

Ayant vécu la chute de la monarchie, la Révolution qu’il voit naître dans des convulsions qui dépassent en horreur ce qu’il avait imaginé dans la fiction, Sade s’effraie dans ce qu’il voit de ce qui ne change pas, où change seulement en apparence, au premier chef la naissance d’une nouvelle religion qui ressemble à l’ancienne : « Il est inouï que les jacobins de la Révolution française aient voulu culbuter les autels d’un Dieu qui parlait absolument leur langage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est que ceux qui détestent et veulent détruire les jacobins, le fassent au nom d’un Dieu, qui parle comme les jacobins. Si ce n’est point là le nec plus ultra des extravagances humaines, je demande instamment qu’on me dise où il est. »
Gérard Macé ajoute : « La révolution qui devient un Évangile, l’Être suprême qui dicte encore sa loi : Sade a bien vu que la bête n’était pas morte, et que le tyran pouvait avoir d’autres masques. Ce que toute l’histoire du XXe siècle a confirmé, au-delà de ses craintes ».

Au départ de tout livre, il y a une impulsion, un choc, un appel d’air, une impérieuse nécessité. Dans son avant-propos Gérard Macé s’explique sur ce qui lui a donné l’envie d’écrire sur Sade. Il rejoint avec les raisons invoquées le geste salubrement et salutairement intempestif que j’évoquais plus haut. J’en donne l’exposé ici tant ses raisons me paraissent légitimes, courageuses et finalement urgentes.
S’il n’y avait qu’un motif pour se précipiter sur ce plaidoyer désencombré du sadisme qu’est Et je vous offre le néant, il serait dans la saine colère mécontemporaine de Gérard Macé.
* Voir le très intéressant numéro de la revue Critique (Éditions de Minuit) consacré à Gérard Macé : Gérard Macé, écrivain et colporteur comprenant, outre un entretien avec l’écrivain, des études à lui consacrées par Laurent Demanze, Chantal Lapeyre, Yue Zhuo et Claude Coste, qui les a rassemblées.
** Voir La Parole est moitié à celuy qui parle…: Entretiens avec Gérard Macé publiés par La Dogana en 2009.

Et je vous offre le néant de Gérard Macé, Gallimard, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 8 novembre.

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Patrick Corneau