Jacques Réda, né en 1929, est poète, éditeur et chroniqueur de jazz. Il est l’inventeur du vers de quatorze pieds, qu’il faut, dit-il, lire à voix haute. Il est également l’auteur de récits en prose. Il a par ailleurs dirigé la Nouvelle Revue française de 1987 à 1996. Quand il ne siège pas au comité de lecture des éditions Gallimard, Jacques Réda parcourt les lointains et les banlieues en train, en bus, à pied ou à solex. Il a fait à de nombreuses reprises l’éloge de la lenteur dans sa poésie. Il est l’un des plus grands poètes vivants.
Chez Buchet Chastel, Jacques Réda a déjà publié Une civilisation du rythme, essai intelligent, d’une rare pertinence et un remarquable La Fontaine, deux ouvrages qui portent (directement et indirectement) sur la question essentielle du rythme dont on va voir qu’elle sous-tend et oriente Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français, nouvel et brillant essai publié en octobre.
Il ne sera pas question ici d’entrer dans les détails de cette étude érudite du vers français. Quand je parle d’érudition, entendons-nous bien, c’est le regard posé par un poète et non celui d’un scholiaste, soit l’approche intime, charnelle, musicale d’un praticien et non le regard extérieur d’un spécialiste (en général universitaire), forcément un peu « mécaniste » et donc déconstructeur.
En retraçant l’histoire de notre prosodie, Jacques Réda dévoile les processus de transformation du français aussi inéluctables que ceux de la physique. Où les poètes sont les exécutants plus ou moins conscients d’un mouvement naturel qui obéit à un cycle de croissance-décroissance comme tout phénomène vivant. Du Roman d’Alexandre à Armen Lubin, en passant par Delille, Hugo, Rimbaud, Claudel, Apollinaire, Cendrars et Dadelsen, Jacques Réda promène son œil avisé sur des œuvres emblématiques, et parfois méconnues, de notre littérature. Inspirée et alerte, sa plume sait repérer comme nulle autre dans la matière poétique les créations les plus à même d’illustrer quelques idées fortes (les fameuses « strong opinions » de Vladimir Nabokov) concernant sa conception de la prosodie de langue française et le destin général du langage en Occident – l’histoire de la première reflétant (avec l’émergence du vers libre) l’évolution (involution) du second.
La première de ces « propositions fortes » concerne le rôle du rythme déjà évoqué. Pour Jacques Réda : « Des battements de notre cœur à la gravitation de tous les systèmes cosmologiques, le rythme informe tout ce qui se meut, réputé inerte ou à l’évidence vivant. (…) l’univers est un tout lui-même jusqu’à un certain point vivant et constitué d’organismes comme emboîtés les uns dans les autres et interdépendants malgré leurs différences parfois considérables (par exemple entre une fourmilière et une nébuleuse, un champignon et un cerveau humain). L’élément qui les fait solidaires étant le rythme adapté à la nature particulière du mouvement de chacun et assurant l’harmonie de l’ensemble. » Suite et fin de la démonstration (j’abrège un peu) : « Ainsi une forme de l’instinct conservation, hérité de notre filiation avec le rythme, nous a-t-il fait de bonne heure chercher à garder au moins une part du langage sous son autorité directe. Et, dans la variété du langage qu’est le français apparenté à d’autres langues d’origine principalement latine, cette formulation ouverte au rythme a été le vers. »
En proportions variables, musique, danse et langage se sont donc trouvés réunis par le vers – quels que soient les emplois auxquels dès l’origine celui-ci fut destiné. Jacques Réda fait remarquer que le vers prétend dans la langue à une sorte de « statut scientifique » car il fonctionne comme tel en apportant une garantie de stabilité, se démarquant de la prose chaotique en se réglant précisément sur le rythme et la régularité de son tempo. Le vers revient sur lui-même « comme la Terre sur l’ellipse qu’elle décrit autour du soleil ». Il y a dans la scansion du vers tous les éléments d’une rythmique avec ses accélérations-ralentissements, pauses et demi-pauses que sont la césure, la rime, l’assonance et ses jeux sonores* dans la strophe, le retour-alternance de cette dernière, etc. D’où le rapprochement avec le jazz dont Jacques Réda est un grand connaisseur, rapprochement audacieux et fécond (qui ne sera pas partagé par tous) – je conseille vivement la lecture de la note de la page 24 qui explicite ce qui dans le vers a valeur de « swing » et que je donne à consulter ici.
L’approche de Jacques Réda est d’autant plus intéressante que la langue française est réputée pour son manque d’accentuation, sa relative platitude, son manque intrinsèque de musicalité comparé à d’autres langues latines comme l’italien, l’espagnol ou le portugais beaucoup plus « modulées » et chantantes à l’oreille. Selon Jacques Réda ce refus de l’accent tonique serait une manière de dissidence des descendants de Vercingétorix qui, face au tohu-bohu provoqué par les effondrements consécutifs de l’ordre romain et de Charlemagne, auraient trouvé là une occasion inespérée d’affirmer leur tempérament à la fois discoureur, frondeur, raisonneur dans un parler qui s’écarte le plus possible des charabias barbares… Avec le temps, on se montra de plus en plus sensible à cet aspect, notamment à mesure que le sens signifiant en poésie perdait de son importance, quitte à disparaître même définitivement à la fin du XIXe siècle – si bien que Mallarmé déclara qu’en fin de compte une des tâches primordiales de la poésie était de « reprendre son bien à la musique ».
La deuxième proposition forte de cet essai porte sur la question de « l’état déclinant ou menacé » de notre langue, constat qui court tout au long des chapitres de cette étude. Un constat n’est pas une déploration : parce qu’il a la vue longue de l’historien, Jacques Réda sait que c’est une rengaine fort ancienne. Déjà dix ans après l’ordonnance de Villers-Cotterêts, du Bellay comprend « qu’on ne peut rien pour ou contre l’évolution naturelle d’une langue, sinon s’efforcer d’aplanir les obstacles susceptibles d’entraver son chemin vers sa plénitude ». Autrement dit se débarrasser du latin. Cette plénitude atteinte, Jacques Réda cherche à savoir « où, quand, comment a pu se produire, inaperçu, le déclic qui, à son faîte, a marqué le point, de fait imperceptible, du passage de sa courbe ascendante à la phase retombante ». Il avance les hypothèses suivantes : certaines premières formes de « mondialisation » qui, amplifiant le rayonnement de notre langue, ont eues pour contrepartie (inaperçue) de l’exposer à de « fâcheuses pénétrations ». Puis de nombreux « vers-libristes » issus d’une immigration « littéraire » ont laissé leur empreinte personnelle teintée de leur idiome maternel (Heredia, Moréas, Apollinaire, Milosz, Senghor, Verhaeren, Tzara, Schéhadé, Lubin…). Pour mieux accueillir un public grandissant, l’école publique entreprend alors un certain nombre de simplifications lesquelles appauvrissent et, paradoxalement, désalphabétisent… Rien ne peut s’opposer à la décomposition du f(F)rançais, « l’individu comme sa langue qui dans une large mesure le constitue » ajoute Jacques Réda. Rien n’y fera, aucune mesure d’exception (surtout pas cette sorte de « terreur linguistique » qui se faufile sous la question des genres !) car on ne légifère pas les langues : « elles savent parfaitement ce qu’elles veulent et ce dont elles sont ou non capables ». Et Jacques Réda de se récrier : « De quel droit d’ailleurs prétendrions-nous empêcher la nôtre de se sauver elle-même en en devenant une autre ; d’y vivre une autre jeunesse et une autre maturité ? »
Ayant osé un pronostic de l’état du français en… 2980, « une compote assez homogène de fruits en provenance des plus diverses régions de l’Afrique et du Proche-Orient, et d’une variété de français anglicisé », c’est, cependant, ne pas tenir compte du phénomène le plus inquiétant : l’« immigration intérieure » du langage informatique en voie de se substituer au langage lui-même et à l’infinie diversité de ses langues – « Comme si, au bout du compte, l’Homme, résolvant la question pendante de ses origines, en venait à pouvoir se regarder comme son propre artefact ». Cette issue glaçante serait un pas aussi important que l’érection du primate sur deux pieds : l’éloignement définitif du langage nous dépossédant du même coup de notre lien vivant, organique avec le rythme universel.
Lisant cela j’ai revu une scène de 2001 : l’odyssée de l’espace, celle où Dave, le cosmonaute survivant, met fin à l’existence de l’ordinateur de bord, le fameux HAL 9000. Sans doute une des plus effrayantes scènes de meurtre jamais filmées. Ce qui la rend si poignante, et si bizarre, c’est la réponse pleine d’émotion de l’ordinateur lors du « démontage » de son esprit : son désespoir à mesure que ses circuits s’éteignent les uns après les autres, sa métamorphose et son retour final à un état d’innocence. Dans le monde de 2001 (film sorti en 1968), les hommes sont devenus si semblables aux machines que le personnage le plus humain se trouve être… une machine. C’est l’essence de la sombre prophétie de Kubrick : à mesure que nous nous servons des ordinateurs comme intermédiaires de notre compréhension du monde, c’est notre propre intelligence qui mute et devient semblable à l’intelligence artificielle. Alors exit la poésie, dernière marque de l’aventure humaine qui fut comme le battement d’œil d’une très, très courte parenthèse dans l’histoire de l’univers.
À la fois leçon de lecture et d’écriture, essai aux résonances métaphysiques, Quel avenir pour la cavalerie ? constitue le sommet de la réflexion poétique de Jacques Réda. Il pourrait figurer à l’intérieur de cette improbable bouteille à l’océan intergalactique que l’Homme enverra – qui sait ? – comme témoignage de ce qu’il fut.
* Dans la pensée de Heidegger, le langage vise à une refactualisation du monde : rimes et assonances suggèrent un ordre du monde originel, primitif qui se dérobe aussi bien à la représentation qu’à la production médiatique du monde.
Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français de Jacques Réda, Éditions Buchet Chastel, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie ©Héloïse Jouanard / Éditions Buchet Chastel.
Prochain billet le 4 novembre.
C’est avec un plaisir renouvelé et toujours très vif que je découvre vos savoureux articles. Pour la première fois, je me permets de laisser un commentaire pour rectifier vos propos d’ouverture.
De passage à Paris, lors de l’hommage qui lui fut rendu par les « Nouvelles Littéraires » en 1925, Saint-Pol-Roux composa un quatorzain de vers de 14 pieds justement intitulé « Quatorze fois quatorze » qui se termine ainsi:
« Empiffrez-vous de gloire au banquet, libre de remords
Je n’y viendrai m’asseoir que lorsque vous en serez mort. »
Je doute donc que Jacques Réda soit l’inventeur du vers de quatorze pieds.
Il me semble que Francis Jammes a lui aussi pratiqué ce vers, mais je sais plus où.
Merci pour cette très opportune rectification et pour votre fidélité au « Lorgnon mélancolique ».
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