Patrick Corneau

J’avais l’intention de parler du dernier livre de Rémi Brague paru récemment chez Salvator : Des vérités devenues folles : La sagesse du Moyen Age au secours des temps modernes. Brague c’est du sérieux. Ses titres, ses livres, sa mine impressionnent. J’avais visionné son débat aux Bernardins avec François Jullien : la souple et sinueuse sagacité du sinologue n’avait rien pu contre l’assurance bétonnée du philosophe médiéviste, très campé (crispé) sur sa foi catholique dans une assurance un peu hautaine, un aplomb parfois teinté de sarcasme (surtout quand son interlocuteur mentionna les « ressources » du christianisme), un ton péremptoire très sorbonnard qui m’avaient moyennement plu.
Et puis, un peu par hasard, je tombe sur « L’esprit des lettres », l’émission littéraire de KTO* du 29 septembre dernier qui met en présence notre bourru professeur porteur de ses vérités devenues folles et deux autres invités : le Père Pierre Amar pour son livre Hors service (Éditions Artège) et Fabrice Hadjadj pour un surprenant et rutspa (« culotté » en yiddish) À moi la Gloire toujours chez Salvator.
Rémi Brague est un peu tendu, très défendu, attentif comme s’il marchait sur des œufs, la parole prudente et il y a de quoi : Hadjadj est éblouissant, c’est un feu d’artifice d’intelligence, il danse et même cabriole sur le fil tendu de son sujet qu’il fait glorieusement vibrer. De fait, on imagine mal apposer du fade ou du terne sur un thème pareil. Après quelques fusées, je comprends immédiatement que la gloire est une notion cardinale pour comprendre notre époque et peut-être même l’essence de l’humain, voire notre présence et rôle au sein de la Création. Je me précipitais alors sur cet insolite (et insolent) ouvrage.

Avant d’en explorer les lueurs et les saveurs (puis d’en chanter la gloire), il importe de présenter la personne de l’auteur.
Qui est Fabrice Hadjadj ? Je laisse le lecteur se reporter aux béquilles habituelles : Wikipedia d’une part et cette page du journal La Croix d’autre part. Pour aller vite : professeur de philosophie, chanteur, journaliste et chroniqueur**, essayiste et dramaturge (son œuvre, une trentaine d’ouvrages, est traduite en onze langues), Fabrice Hadjadj dirige l’Institut Philanthropos à Fribourg en Suisse. Marié à une comédienne, il a huit enfants et aime à se présenter comme « juif de nom arabe et de confession catholique ».
Dans cet essai à la fois philosophique et théologique (la pensée de Thomas d’Aquin y est fortement présente), Fabrice Hadjadj part d’un constat : la notion de gloire, essentielle à la révélation biblique plus encore qu’à la raison païenne, a été souvent négligée au profit d’une humilité qui semble mieux convenir aux pusillanimes tentés de se draper dans une médiocrité confortable. Dans ces pages où le paradoxe est virevoltant, Fabrice Hadjadj essaie de la repenser, la réhabiliter en allant gaiement de la gloire de Dieu à celle du caillou, du paon ou de la bimbo – en passant par sa propre gloire à lui, sans vergogne, autrement dit avec une lucidité sans concession.

Il n’y a guère de chose plus répandue que le désir de gloire : l’autocélébration sur les réseaux sociaux en est une des meilleures preuves. On cherche à paraître sur un espace public, si possible en brillant. Pour Fabrice Hadjadj ce n’est pas cela qui fait problème. Le fait d’apparaître, après tout, est une générosité de l’être. La question est le refus des conditions d’une vraie reconnaissance qui suppose une certaine durée, une inévitable patience. Il faut du temps pour reconnaître ce qui est mémorable de ce qui ne l’est pas. Les réseaux sociaux sont dans l’immédiateté, l’impulsivité et l’impatience. On « balance » tout de suite tout et n’importe quoi à coup de selfies ou de stories. On orchestre soi-même sa propre célébration. Mais la gloire présuppose de recevoir sa reconnaissance d’un autre. On reçoit la gloire, on ne la produit pas soi-même.
Contrairement à l’idée reçue, gloire et humilité ne sont pas opposées, et même pour Fabrice Hadjadj le vrai désir de gloire implique nécessairement l’humilité : celui qui m’apporte une vraie reconnaissance doit être au moins mon égal et au mieux mon supérieur. Un poème ou un livre peut me valoir les applaudissements d’une cohorte de midinettes incultes (c’est le cas de nombreux auteurs de bestsellers) mais si j’ai l’éloge d’un seul grand écrivain, cela vaut plus. Le héros désire qu’il y ait en face de lui un grand poète pour le célébrer. Bref, il doit y avoir des personnes supérieures à moi dont je puisse recevoir une gloire.

D’une manière plus générale, que l’on se revendique chrétiens ou non, nous sommes dans une position de tension, mal à l’aise avec cette affaire. Nous pensons que la gloire est ce qui appartient à Dieu et n’est pas à nous. Nous devrions donc nous délester de tout désir de gloire. Fabrice Hadjadj rappelle que l’humilité, vertu chrétienne par excellence, n’a jamais été pensée par les païens. La morale païenne, grecque et romaine notamment, est profondément ancrée dans le principe d’excellence. Pour l’historien romain Salluste, le désir de gloire est ce qui distingue l’homme de l’animal. Un homme qui ne cherche pas à se distinguer traverse cette vie comme un voyageur, sans avoir déployé les ressources de son humanité. Si la gloire est bien l’horizon de la vie chrétienne (comme le proclament la plupart des prières), Fabrice Hadjadj remarque d’abord que Dieu n’a pas besoin d’être glorifié. Si nous lui rendons gloire, c’est nous qui sommes par là rendus glorieux. Que désire le créateur pour la créature, le poète pour son poème ? Que son poème soit reconnu, brille, illumine. Ensuite, la tradition de théologie morale articule l’humilité avec une autre vertu : la magnanimité. Cette vertu règle et ordonne notre appétit de gloire. C’est celle des « grandes âmes » comme le signifie son étymologie (magna anima). Elle n’est pas l’ambition, ni la vanité, mais la recherche des véritables honneurs. Elle nous arrache à l’idée que le chrétien doit être dans l’effacement ou la négation de soi. Le chrétien a la mission extraordinaire d’être la lumière du monde et Fabrice Hadjadj cite la parole de Jésus : « On ne met pas la lampe sous le boisseau »***. D’ailleurs, il reconnaît que Jésus ressuscité n’est pas très « glorieux ». N’importe qui, parlant de quelqu’un qui est revenu d’entre les morts, donnerait des images spectaculaires, ou de grands « messages de l’au-delà » etc. Il n’en est rien. Dans les Évangiles, le Christ apparaît comme extrêmement ordinaire. Marie-Madeleine croit que c’est un voleur de cadavre, les pèlerins d’Emmaüs le prennent pour un ignare. Quand il rencontre ses disciples, il se contente d’un simple bonjour (shalom). Il mange avec eux et les enseigne comme un rabbin ordinaire. En plus c’est un échec, puisqu’au terme des 40 jours, les disciples lui demandent encore s’il va rétablir la royauté en Israël… Une question purement « politique » qui montre qu’ils n’ont rien compris. Il faudra la venue de l’Esprit-Saint à la Pentecôte pour qu’ils commencent à entrer dans le mystère. C’est tout de même très étonnant.

Un chapitre fort de l’ouvrage aborde la gloire de Dieu dans sa création. Si la liturgie proclame « La terre est remplie de ta gloire ! » (et pas seulement le ciel), Fabrice Hadjadj souligne qu’un des grands drames de notre temps est d’avoir produit des sciences de la nature qui d’une certaine façon « tuent » l’émerveillement devant les formes vivantes. Nous ne savons plus voir la gloire sur la terre : on explique les choses dans une vision purement utilitariste. Le merle chante pour attirer la femelle, se reproduire et assurer sa survie et celle de son espèce. Mais la beauté que nous voyons ou entendons ne peut pas être uniquement cela. Dans cette vision, le but est très pauvre s’il s’agit au fond de se maintenir comme un caillou. C’est probablement l’une des causes de la crise écologique actuelle. Nous n’arrivons pas à considérer que quelque chose excède l’utilité : qu’il y a dans la vie une tendance à se manifester, à se faire voir dans la lumière. Dieu dans la Genèse ne commence-t-il pas par créer la lumière pour que toute chose vienne à la lumière ? D’un point de vue théologique, toutes les créatures manifestent la gloire de Dieu. Avec une certaine malice Fabrice Hadjadj déclare qu’il ne suffit pas d’avoir une très belle femme, il faut aussi l’autruche, le moineau friquet, l’oursin et le kangourou… Et les chrétiens ne sont pas les seuls à avoir oublié cette splendeur, j’allais dire « concertante », « symphonique » du cosmos – Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas comme dit Henri Raynal.

Au fil de ses réflexions jonglant brillamment entre philosophie et théologie, Fabrice Hadjadj nous amène insensiblement au nœud de la crise anthropologique actuelle. En effet, comme on ne sait plus s’émerveiller devant l’humain, on a tendance à vouloir le transformer, l’améliorer, en faire un cyborg. Ceux qui rêvent d’un homme augmenté sont des hommes diminués, parce qu’ils ne sont pas capables de s’émerveiller devant le premier-venu. Or en disant « ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, vous me l’avez fait à moi-même », le mystère chrétien nous rappelle que le Christ est présent dans ce premier-venu. Dès lors il n’est plus possible de le manipuler, de le soumettre, de l’exploiter, de lui imposer une obligation de performance ou d’en faire un « utilisateur final ».

On voit qu’en creusant cette notion de gloire, « c’est du lourd » comme disent les « djeunes » aujourd’hui. Ce que confirme Fabrice Hadjadj en rappelant qu’en hébreu biblique le mot gloire se dit « kabod », c’est-à-dire « poids » ! Dans la Bible, la gloire est de l’ordre du toucher, du poids, de la charge que l’on porte, qui pèse sur nos épaules. Une des grandes paroles de Jésus est : « La gloire de mon Père est que vous portiez du fruit ». Ainsi nous devenons nous mêmes glorieux par le fruit que nous avons donné. Pour mériter la gloire, il faut être en charge d’une mission : c’est la logique du « kabod ». La sainteté n’a pas d’abord un sens moral, mais celui d’une distinction en vue d’une mission. C’est ça le poids de la gloire conclut fortement Fabrice Hadjadj.
On pourrait lui reprocher de retomber immanquablement sur ses pieds de croyant, et qu’avec Dieu on a toujours le dernier mot… Fabrice Hadjadj nous reprendrait avec un sourire espiègle :
L’avant-dernier mot, seulement. Ou l’antépénultième.
Au fond ce qui me séduit grandement dans l’être et la pensée de Fabrice Hadjadj est sa foi inébranlable en l’Incarnation et dans la transmission, autrement dit l’expression même de la vision catholique du monde – unité dans la diversité et mouvement dans l’enracinement. Il s’en explique dans l’avant-propos de A moi la gloire : « Le Juif (et donc aussi le chrétien), à la différence du Grec, est profondément marqué par la notion de révélation, c’est-à-dire par le fait (et non seulement l’idée) que l’universel se donne dans le singulier, que l’essentiel se manifeste à travers des événements, et par conséquent que le raisonnement reste toujours enchâssé dans une narration. Le penseur peut se tourner vers ce qui est au-delà des circonstances, il se tient malgré tout dans une généalogie et dans une histoire. Comme je l’ai maintes fois répété, pour nous, Logos est le nom du Fils, la logique s’insère dans un engendrement ».

* émission mensuelle en association avec la librairie La Procure, animée par Jean-Marie Guénois et entièrement consacrée au livre religieux chaque dernier vendredi du mois à 20h40 sur KTO. Remarquable en ceci que les auteurs sont là pour leurs livres et non pour leur gloire médiatique.
** Je regrette de n’avoir la place de présenter l’autre parution de Fabrice Hadjadj : Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi) chez Taillandier (Collection Texto). Quatre-vingt-dix chroniques dans lesquels il s’interroge sur le devenir de notre humanité sous l’emprise croissante de la technologie et de la consommation. Se refusant à tout discours moralisateur, décadentiste ou nostalgique, Fabrice Hadjadj transmet, par son intelligence jubilatoire, son sens du paradoxe éclairant, une formidable espérance en proposant les bases philosophiques et spirituelles qui permettent de refonder notre rapport à l’économie, au politique ainsi qu’à la nature. Un authentique livre de sagesse. Extrait
*** « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée ; et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. » Matthieu 5 : 14-15.

À moi la Gloire de Fabrice Hadjadj, Éditions Salvator. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : photographie ©S. LAGOUTTE-MYOP pour Famille Chrétienne / Éditions Salvator.

Prochain billet le 31 octobre.

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Patrick Corneau