Patrick Corneau

Quelqu’un écrit sur la vie des choses qui vous touchent, certaines profondément. Vous êtes surpris de cette proximité, quelqu’un (enfin) vous parle, vous ne pouvez vous empêcher d’y voir un alter ego, vous projetez votre perspective, votre sensibilité sur cet inconnu et forcément le nimbez un peu de vous-même. Une lecture empathique, un dialogue s’installent. Danger. Vous risquez de tirer indûment ce qui ne vous appartient pas dans la bulle de votre monde propre, de votre for intérieur. Vous allez rabattre la singularité infrangible de l’auteur dans votre zone de confort intellectuel ou de sécurité mentale ; de l’« in-ouï » vous allez faire du déjà vu, du trivial. Ventriloquie. Injustice. Trahison.
Mais… mais n’est-ce pas le propos de cette thaumaturgie idéelle qu’est l’acte de lecture ? Un petit miracle – la rencontre – repose sur un jeu très réglé entre l’auteur qui propose et le lecteur qui dispose. Toujours sur le fil du rasoir du pris / non pris, du trop pris / trop peu pris et, finalement, incompris (l’incompréhension n’est pas l’erreur). L’admiration est un sésame obligé (et obligeant) mais elle doit être mesurée, pesée ; non par pingrerie mais parce que son excès rend aveugle : vous ne voyez plus que vous-même, votre enthousiasme vous a fait perdre l’objet que vous visiez. L’admiration ne révèle ses lumières que dans un clair-obscur, un emballement alenti, un emportement retenu, bridé. C’est le prix de la nuance, de l’accès à la finesse, à la quintessence du ténu.
Ce sont les réflexions qui me sont venues en lisant avec allant, et même une certaine allégresse, les premières pages de Exercice de l’adieu de Jean-Pierre Vidal paru chez l’éditeur Le Silence qui roule*.

Le réflexe lorsque l’on est face à une écriture hors-norme est de vouloir l’affilier à du connu, de chercher à l’étiqueter pour la ranger dans une tradition, une école, un style… bref, de vouloir coûte que coûte éradiquer sa radicale non semblance, ce « à nul autre pareil » qui fait la fine pointe de sa haute littérarité. Je pourrais le faire ici et avancer quelques noms, Joubert, Dhôtel, Jaccottet… malgré le prestige des références (d’ailleurs citées dans l’ouvrage), je ne pas sûr que Jean-Pierre Vidal approuverait. Il aurait un peu le sentiment d’être floué, d’être pris pour un autre.

Il m’est apparu à le lire qu’à un certain niveau d’expression de la pensée dans son délié, sa pénétrante véracité (qui peut être de l’ordre de l’évident non-vu, caché dans son « flagrant » ou du subtil qui « échappe » au nom d’implacables nécessités), l’élégance va de soi – elle est même dans la conjonction du bien dire et du dire le bien, la marque insigne du poétique. Là est le secret de toute littérature qui aborde à des profondeurs indicibles, qu’il est malaisé – et pour cause – de rendre compte dans la langue commune. C’est dire la maîtrise à laquelle atteint Jean-Pierre Vidal dans ce dernier opus où ses réflexions combinent harmonieusement, c’est-à-dire complémentairement, le fragment (parfois un peu développé), l’aphorisme lapidaire et le poème classique. Le jeu des formes, avec les formes convoqué pour un projet qui se veut aussi contemplatif que lyrique, introspectif sans nombrilisme complaisant, sentimental sans pathos, grave (parfois) sans pesanteur ni grandiloquence – toujours exigeant dans la soif d’intégrité et le désir de justesse sans violence ni cynisme.
« Car ce qui est beau et bon, et juste, et sans mélange, doit être dit, pour amplifier l’action de la justesse dans le monde.
Car le monde a besoin de cette beauté et de cette justesse, comme du pain et du vin. »

Le souci de justesse – qui n’est jamais éloignée de la justice – c’est vouloir vivre en ce monde sans rien exclure, ni la beauté, ni le bien, ni le désir – ce dernier fût-il voisin de l’adultère et finalement du meurtre. Ces deux grands crimes qui constituent précisément les thèmes majeurs de La Peau douce de François Truffaut, film considéré par Jean-Pierre Vidal comme le meilleur du cinéaste, une parfaite réussite parce qu’il respecte un certain ordre des choses (une justice supérieure à la morale conventionnelle) « à cause de cette exactitude humaine qui se moque de la morale ».
Nulle morale donc ici, nulle admonestation ou objurgation car la conscience du poète se meut dans cet « éternel provisoire » où l’humain (« un néant capable d’éternel »), le si humain (trop humain ?) échappent à ces injonctions. Ainsi cette étonnante première partie « Passage de la beauté » où la célébration du féminin dans la splendeur de ses attraits se déploie entre un érotisme poignant et un mysticisme insaisissable, où le charnel, l’abîme qu’est le désir sont sans cesse débordés par ce qui les nie : la contemplation.

Cette relation à la beauté plus admirée qu’aimée est un exercice dialectique qui suscite d’urgentes interrogations : peut-on faire l’amour hors de l’amour ? Profaner ce qui, par définition, est déjà foncièrement profane ? Aspirer à un plaisir situé au-delà de la jouissance ? La parole tendue, responsable, engagée corps et âme de Jean-Pierre Vidal répond en faisant part aux « expériences qui n’ont porté que de la vie, un surcroît d’appartenance à la vie ». Vie qui, sans cesse, nous souffle que, dans l’instant, tout est possible, à condition de savoir se saisir de ce même instant en accomplissant de « purs dessins du monde ». S’exercer dans le registre de l’adieu c’est acquiescer à l’ordre du monde où s’éprouve l’intangible fragilité de notre condition humaine, sertie dans un temps qui cruellement nous est compté. Tout ce recueil est hanté mélancoliquement par la conscience ronsardienne du temps qui passe : « Las ! le temps, non, mais nous nous en allons, / Et tôt serons étendus sous la lame ». Sentiment d’autant plus fort qu’il accompagne un carpe diem amoureux à la fois grave et léger, ici vécu d’une manière bien proche de la sprezzatura si bellement définie (et incarnée) par Cristina Campo**.

L’exercice de l’adieu aux manifestations les plus hautes de la vie ne saurait se concevoir sans être une préparation à la mort, se doubler en filigrane d’un Ars Moriendi puisé au cœur de la vie et dont l’enseignement serait, selon Jean-Pierre Vidal, de ne pas chercher à refuser l’inéluctable mais à nous y préparer par une résignation paradoxalement énergique : « Égoïsme que de n’accepter ni notre propre mort corporelle, ni la disparition de ceux que nous aimons. Le lâcher prise devrait commencer et finir ici : accepter de ne pas retenir ce qui nous est prêté et non donné. L’impermanence de notre condition est la seule chose à épouser. »
Pensée caractéristique de la démarche centrale du livre qui, de page en page, nous convie à célébrer l’existence en conjoignant, unissant ce que la vie sépare dans son mouvement même mais que de rares et heureuses occasions parviennent à réunir : lors d’une vraie rencontre qui « fait coïncider un moment de vérité et une autre vérité humaine, alors que le social est mensonge », lorsque surgissent les « moments océaniques » (les « instants privilégiés » de Jean Grenier), peu nombreux mais où une certaine expérience de la vérité vous a constitué. Ce que l’auteur résume admirablement : « On n’a jamais cherché à se perdre dans le sans-limites, ni à se resserrer dans une étroite vérité personnelle. La vérité, ce fut toujours la création miraculeuse et éphémère d’un espace juste, à la fois mesuré et sans barrière, l’arc-en-ciel formé avec un autre mortel. »

En refermant ce petit livre, je me suis senti rassuré : le big data n’est pas notre destinée et la finalité de l’homme n’est pas d’être un « utilisateur final ». Tant qu’il y aura un « état de poésie » en l’homme et des (quelques) poètes pour le dire, la vie reçue et donnée entre ciel et terre restera une aventure, une quête risquée entre drame et fantaisie à laquelle il sera loisible d’adresser de multiples adieux.
Je reçois beaucoup de livres que je ne puis garder faute de place (l’espace parisien est éminemment sacrificiel). Partent en général ceux qui se pavanent à la devanture des librairies – seuls quelques privilégiés échappent à ce sort, Exercice de l’adieu de Jean-Pierre Vidal en sera.

« J’ai épousé jeune une Mélancolie. Comme je l’ai vraiment épousée, je ne peux m’en séparer, m’en disjoindre. Le divorce est une bouffonnerie, au plan spirituel. Simplement, la liquidation d’une communauté quotidienne, d’un bonheur de chaque jour. Rien de ce qui compte ne se peut diviser. » (p. 51)

Deux passages lumineux : l’un extrait d’une évocation d’une grande ville du nord (Amsterdam vraisemblablement) qui décrit ce que j’ai très exactement ressenti à Tokyo, l’autre à propos d’une remarque de Joubert que je contresigne totalement.

* Il faut dire que ce petit volume est réalisé avec un soin, une qualité – tant dans la mise en page, la typographie que dans la conception graphique de la couverture – vraiment remarquables. On reconnaît là le professionnalisme de Marie Alloy, peintre et graveur de grand talent, en matière d’édition de livres d’artistes auxquels elle apporte une touche toute de passion et, disons-le, d’amour de la belle ouvrage (comme on disait jadis) qui réjouit.
** Dans le blog qu’il anime Choses vues par le soupirail, Jean-Pierre Vidal cite cet admirable extrait de la correspondance de Cristina Campo (Vittoria Guerini) : « Quant à vos tourments, dont je sais si peu de choses, je voudrais vous prier, si votre amitié me le permet – de ne pas vous abandonner à la tentation centrale, la seule que le démon puisse réellement travestir en morale : celle des bilans et des programmes. C’est avec le passé et le futur qu’il tente de nous attirer chaque jour, alors qu’en vérité la journée est la seule réalité, le seul devoir, la seule chose de laquelle on soit responsable. Et c’est également en se débarrassant d’ hier et de demain que nous pourrons établir le silence, l’attention parfaite, où parle la nécessité vraie de notre âme ; âme, dis-je, et non moi (ce dernier est toujours occupé, justement, avec l’hier et avec le demain) ». Lettre citée par Cristina de Stefano dans Belinda et le monstre, vie secrète de Cristina Campo, traduction française par Monique Bacchelli, Ed. du Rocher, 2006.

Exercice de l’adieu de Jean-Pierre Vidal, éditions Le Silence qui roule. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions Le Silence qui roule.

Prochain billet le 27 octobre.

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