Il me suffit de lire au hasard trois lignes de Clarice Lispector pour remercier le ciel.
Oui, remercier le ciel d’avoir fait qu’une telle femme ait pu exister sur cette terre, puisse continuer à exister par son œuvre et nous enchanter tant qu’il y aura des hommes (et des femmes) qui se pencheront encore sur des livres. Néanmoins ma reconnaissance serait un peu courte si elle oubliait de mentionner que l’insigne plaisir d’avoir accès à cette immense écrivaine est entièrement redevable aux éditions des femmes-Antoinette Fouque. Sans un considérable travail de traduction et de publication accompli avec une persévérance, un soin exemplaires par l’éditeur depuis 1978, cette voix unique qui s’est fait entendre à travers des fictions, des nouvelles, des chroniques, des contes et une récente correspondance, nous serait inconnue en langue française. Ignorer celle qui conçut l’écriture comme forme de prière (Kafka) serait un manque abyssal, une imperfection à tout idéal de culture, et même de connaissance de la vie.
Vous trouvez que j’exagère ? Écoutez ce que dit Hélène Cixous* : « C’était une femme presque incroyable. Ou plutôt : une écriture. Einstein disait qu’un jour le monde aurait peine à croire qu’un homme comme Gandhi ait jamais existé en chair et en os sur cette terre. Clarice Lispector, on a peine, mais aussi joie, à croire qu’elle ait pu exister, tout près de nous, hier, si loin en avant de nous. Kafka aussi est irrattrapable, sauf… par elle. »
Comme toutes les grandes œuvres, la littérature de Clarice Lispector est apprentissage, humble et incessant étonnement et, du même coup, leçon pour le lecteur. Je dois avouer que la lire et la relire m’a remis à l’école du monde. Elle a glissé sur mes genoux des leçons de savoir, mais de savoir-vivre, pas de savoir-savoir. Clarice Lispector a rééduqué mon âme (non, je n’exagère toujours pas), ses phrases pensantes m’ont montré – entre autres – que nous sommes beaucoup plus que ce que notre nom propre nous autorise et nous oblige à croire que nous sommes. Reconnaissance perpétuelle à celle qui m’a prédit à moi-même, m’a aidé à vivre dans ce monde sans le comprendre, sans dénier son caractère mystérieux et sans me reposer sur les béquilles du « divertissement » ni exiger une secourable explication surnaturelle.
Si je renouvelle ma gratitude avec une égale ferveur aujourd’hui, c’est qu’un véritable événement éditorial marque cet automne. Après l’édition complète des Nouvelles saluée par le public et la critique en 2017, les éditions des femmes-Antoinette Fouque publient la totalité de ses Chroniques parues dans la presse brésilienne et réunies pour la première fois en un seul volume. C’est donc une nouvelle édition, fruit d’un long travail de recherche dans des archives publiques et privées, couvrant plus de 30 ans de journalisme, de 1946 à 1977. Avec plus de 120 chroniques inédites à côté de celles parues dans La découverte du monde (des femmes-Antoinette Fouque, 1995).
Cet ensemble laisse entrevoir une artiste qui, en toute conscience, ne s’est jamais véritablement soumise aux normes du travail de journaliste mais a eu le bon goût d’insister (un génie, par essence, se doit d’avoir une façon d’être et de créer échappant à la norme). Avant tout, ces Chroniques sont le tableau d’une écrivaine faisant d’une semaine à l’autre ses gammes, creusant, malaxant, affinant la matière première de ses livres au gré de textes sans fil conducteur mais éblouissants par leur prodigalité, leur versatilité, leur bigarrure sans une once de frivolité ou futilité – bien au contraire**. On pourrait penser que ces textes sont « datés », qu’ils sont circonstanciels puisque journalistiques et ne parlent qu’à des Brésiliens des années 60, 70… Eh bien non, ils s’adressent à nous avec une acuité saisissante, preuve qu’ils émanent d’une écrivaine et non d’une chroniqueuse, capable de sublimer les miroitements éphémères de l’actualité (l’accidentel, ses vétilles et ses vicissitudes) pour atteindre la noix d’or de l’universel : ce qui dans le conjoncturel demeure, reste incessamment actuel. Cela rend d’ailleurs ces textes parfaitement indifférents à la chronologie et, incidemment, fait le bonheur du lecteur qui peut ouvrir ces Chroniques à n’importe quelle page, butiner d’un mois ou d’une année à l’autre.
Cette grande magicienne de la littérature brésilienne aborde des thèmes aussi divers que son rapport à l’écriture (difficile parce que profondément existentiel, un « bonheur douloureux » dit-elle), à la beauté féminine, à la candeur et l’ingénuité enfantine, en passant par des épisodes de la vie quotidienne qui sous sa plume acquièrent soudain une signification métaphysique évidente (mais l’évidence est précisément ce qu’on ne voit pas et pourtant elle garantit une certaine véracité). Dans une chronique intitulée modestement « Divagations sur des sottises », Clarice nous entretient sur le sentiment de la beauté et son lien avec l’infini dans une méditation improvisée mais de haute tenue qui s’interrompt par un ironique : « À vrai dire, je me suis égarée et je ne sais plus de quoi je parle. Bon, j’ai mieux à faire que d’écrire des sottises sur l’infini. C’est, par exemple, l’heure du déjeuner et la bonne m’a déjà prévenue que c’était servi. C’était vraiment le moment de m’arrêter. » Dans « Peur de l’éternité » elle nous raconte son pénible et dramatique contact avec l’éternité lorsque enfant elle découvre le chewing-gum, « le bonbon qui ne finit pas »… Entendant sa cuisinière entonner une douce cantilène sans paroles (« une bêtise à moi ») dans la buanderie, Clarice déclare : « Elle ne savait pas qu’elle était créative. Et le monde ne sait pas qu’il est créatif. J’ai arrêté de boire mon café, j’ai médité : le monde sera encore bien plus créatif. Le monde ne se connaît pas lui-même. Nous sommes tellement en retard par rapport à nous-mêmes. »
Je pourrais multiplier les exemples de ces éclats de vérité véritablement épiphaniques puisés dans le quotidien le plus trivial – il faut être un grand esprit pour porter sur le monde ce regard si sensible, si attentif (l’attention chez Clarice est hautement weilienne) à la dimension spirituelle des choses*** qui gît dans leur immanence, et n’est donc ni cachée, ni secrète même si elle est mystérieuse. Elle écrit également avec générosité (et souvent gratitude) sur d’autres écrivains ou écrivaines comme Pablo Neruda, Garcia Marquez, Alberto Moravia ou son amie Nélida Piñón, et sur des peintres qui l’inspirent tels Giorgio de Chirico ou Paul Klee.
En grande créatrice indifférente aux genres littéraires, mais consciente de la valeur de son écriture, Clarice conjurait la secrétaire de rédaction du Caderno B de prendre soin de ses textes car elle n’en avait pas de copies (elle détestait le froissement du papier carbone !). Comme Marina Colasanti le découvrît plus tard, certaines de ses chroniques se retrouvaient retranscrites dans tel ou tel de ses romans ou nouvelles, aussi « n’importe quelle phrase pouvait lui devenir irremplaçable à l’avenir, aucune ne pouvait être égarée ». Clarice Lispector, de fait, recycle, réinvente le moindre de ses textes pour l’intégrer dans ses nouvelles et ses romans, avec d’infinies variations comme dans un écheveau de plus en plus dense, complexe et subtil. Il est absolument fascinant et passionnant de s’y plonger sans jamais cependant, en percer le mystère. Et pour cause ! Clarice Lispector est un mystère à elle-même : le leitmotiv le plus insistant dans ces chroniques est le sentiment d’opacité de Clarice à elle-même : « Passez-moi l’expression, je suis un mystère pour moi », « Non, assurément je ne me comprends pas » (p. 225), « Mon apparence me trompe » (p. 469). Alors, confie-t-elle, il ne reste qu’à « avancer en m’obéissant », « j’avance en me suivant, même sans savoir où cela me conduira ». Cette humilité (très programmatique) à suivre son Daïmon, son génie personnel (« Je me sens fatale malgré moi ») donne une œuvre, et quelle œuvre ! Une de celles qui éclairent le plus la nuit où nous sommes, car finalement si « nous sommes en retard par rapport à nous-mêmes » nous le sommes indubitablement par rapport à Clarice Lispector.
* Hélène Cixous, « A la lumière d’une pomme », L’heure de Clarice Lispector, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 1989.
** « Pourquoi publier des choses sans intérêt ? Parce que les choses dignes d’intérêt n’ont aussi bien aucun intérêt. D’ailleurs, les choses qui, de toute évidence, ne présentent aucun intérêt m’ont toujours intéressée au plus haut point. J’ai une tendresse particulière pour l’inachevé, le mal fait, tout ce qui tente gauchement de prendre son envol et retombe maladroitement sur le sol. » (note explicative de C. L. dans Légion étrangère (1964) dont les textes sont repris dans ce volume sous le titre Para não esquecer).
*** N’écrivait-elle pas cet admirable « sophisme » (qui a beaucoup à voir avec la conception extrême-orientale de l’existence et, peut-être même, la « pensée-passion » heideggerienne soit le s’adonner, s’abandonner à ce qui donne-à-penser, à ce qui n’est pas accessible à une compréhension active, mais à une souffrance passive) : « Regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse. »
Chroniques de Clarice Lispector – édition complète 1946-1977, traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et Didier Lamaison (textes inédits) et par Jacques et Teresa Thiériot, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, parution le14 novembre 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions des femmes-Antoinette Fouque.
Prochain billet le 16 novembre.