“Un Journal qui se respecte ne peut être que d’outre-tombe. Si provocants qu’ils paraissent, les livres qu’on publie de son vivant ne sont que des concessions.” Ultima necat V, 1995.
La publication du Journal intime de Philippe Muray, commencée en 2015, s’achève avec ces deux derniers volumes Ultima necat V et VI qui couvrent les années 1994 à 1997, ultimes tomes terminant l’imposante entreprise éditoriale menée par sa femme, Anne Sefrioui. Comme dans les précédents, notées presque quotidiennement, on y trouvera ses réflexions sur la littérature, sur le long chantier de son roman, constamment interrompu par des travaux alimentaires et traversé par des phases de profond découragement. Mais ce qui ne fluctue jamais, c’est son observation aiguë du monde qui l’entoure, son diagnostic implacable sur les transformations sociales opérées sous la bannière du Bien, ce nouveau totalitarisme qui ne laisse plus place désormais à la singularité ni à la liberté.
Lisant ces charges féroces contre “la folie normatée du XXIe siècle” au nom d’une défense passionnée de la littérature, on ne peut s’empêcher d’être gagné par une immense tristesse : combien ce “prophète incorrect” nous manque ! Heureusement nous restent son merveilleux Céline (Seuil, 1981), le XIXe siècle à travers les âges (Denoël, 1984), son flamboyant la Gloire de Rubens (Grasset, 1991) et, bien sûr, tout ce qu’ont publié Les Belles Lettres à partir de 1991. Disparu en 2006, Philippe Muray n’aura pas eu l’opportunité de pester contre la parentalité positive et les nouvelles mobilités, les réseaux sociaux et les influenceurs, les sensitivity readers et les coordinateurs d’intimité, l’écriture inclusive et l’art immersif, le wokisme et la cancel culture. Pas le temps de fulminer contre toutes les crétineries ambiantes portées par la mode et la doxa (le mainstream eschatologique de la fête universelle) toujours plus niaise et autosatisfaite. Conscient de son propre don, qui lui semblait moins de prophétie que de déduction, il écrivait en 1994 : « Toute ma vie, j’ai moi aussi calculé, à partir de perturbations observables, l’existence de cataclysmes non encore visibles et répertoriés » Et aussi, en 1997 : « Je ne sais rien sur les conditions de vie en 2015, mais le plus raisonnable, me semble-t-il, est de les conjecturer comme le résultat de l’aggravation exponentielle des traits les plus miséreux et les plus approuvés de nos dernières décennies. »
Vingt-huit ans plus tard, force est de constater que tous les signes, symptômes enregistrés de son vivant se pavanent tous azimuts. De fait : « La vie se promène avec un poignard dans le dos. Le monde n’est pas en réparation. Il a été rénové. Entièrement. Et il est mort. Vous avez l’impression qu’il bouge ? Regardez mieux ceux qui s’agitent, regardez bien leurs faces : ce sont les ongles et les cheveux du cadavre qui continuent à pousser. » Terrible constat qui ne fait que mieux ressortir la formidable actualité de Muray en 2024 : aussi pugnace et percutant que d’autres grands contempteurs du passé (Bloy, Bernanos, son cher Céline et l’inénarrable Jean Cau). Et bien davantage que pas mal de “cybercons” d’aujourd’hui selon son expression. « C’est drôle de tenir son journal quand il ne se passe plus rien, quand il ne peut plus rien se passer, sinon un énorme déploiement d’énergie vide pour empêcher à tout prix que ça se sache. Ce vide universellement dénié ne peut être dit que quotidiennement, et en détail. D’où justement, l’intérêt, maintenant, d’un Journal. »
Conçu à la fois comme un laboratoire de ses articles, essais, romans, et un déversoir de toutes ses mauvaises pensées impubliables, ce journal constitue également un espace de confession au sens religieux du terme – car le baudelairien Muray croit au péché originel – quand il affirme que « le journal est l’art de l’inavouable » et que « la valeur d’une œuvre publique devrait pouvoir se mesurer à tout ce qu’elle suppose d’enfoui sous elle, de planqué, de clandestin ». Au début de l’année 1995, englué dans l’écriture de sa nouvelle fiction Chimère qui deviendra On ferme, il règle ses comptes avec tout ce qui le fait littéralement “vomir” : Catherine Millet et Jacques Henric, ses “amis” d’Art Press, à propos desquels il multiplie les traits vachards ; Sollers et BHL, ses anciens protecteurs dégommés à tout-va (“Sollers-le-Crapuleux-du-Bulbe” et “Lévy-l’Imposteur”). On le suit dans ses journées passées à travailler, déjeuner dehors, travailler encore, puis dîner avant de s’affaler devant des talk-shows télévisés pour mieux les vitupérer (il tient une rubrique de critique de télévision à l’Idiot international). On assiste à ses échanges avec Kundera et Lakis Proguidis, les créateurs et animateurs de L’Atelier du roman devenus des amis avec lesquels il collaborera. Et puis de rageurs portraits de Jean-Edern Hallier (“l’Homère de la poubelle contemporaine”) ou encore d’écrivains débutants nommés Yann Moix (“un nouveau petit écrivaillon”), Frédéric Beigbeder (“un petit copieur”), et de ce drôle de type, Michel Houellebecq, aussitôt portraituré en « sorte de Bourvil adolescent. Cheveux blonds et raides qui partent dans tous les sens, tonsure, pull incroyable tricoté avec des grâces de serpillière. Tête d’idiot du village ». Farouche ennemi de la procréation et misanthrope atrabilaire, Muray, qui s’avoue l’âme “peinturlurée en noir complet ! Absolu ! En humour noir !” possède l’immense talent de savoir transformer ses fureurs en fusées. C’est un serial killer lâché dans la foire aux vanités germanopratines (“Feu sur les ours savants de la social-festivocratie !”). “Je ne peux pas écrire sans en venir aux mains” avoue ce polémiste né ; “tout m’amuse et m’horrifie”. Il prend de plus en plus de plaisir à exaspérer les imbéciles, ridiculise les Cyber-Gédéons et autres Turbo-Bécassines à poussettes et trottinettes. Sa haine fait des ronds dans la mare du “sociétal” et s’étend aux “atroces enfants” des voisins, aux nuisances sonores incessantes et, par-dessus tout, au monde, à l’époque, à ses mœurs décryptées à travers la presse écrite et la télé consommées de manière forcenée, au bord du dégoût. « Pourrai-je un jour, avant de crever, lire au moins une fois un journal sans avoir instantanément les yeux hors de la tête, le buste en nage, les mains tremblantes de taillader la tronche de quelqu’un, et chacun de mes cheveux dressés d’horreur sur le crâne ? Non. »
Car il s’agit, encore et toujours, d’enfoncer les clous du cercueil de Cordicopolis (la “cité du cœur”), mélange de nursery et de sacristie obsédé de pathos et d’émotion dont les symptômes sont légion : « Dictature du moralisme. Sentimentalisme planétaire. Culte des victimes. Criminalisation galopante de tout événement non programmé. Exhortation à l’ivresse affective comme compensation du désenchantement croissant de la vie sous l’expansion de la technique. Remplacement du monde par la fable. Obsession de la prévention et de l’effacement des risques. Bouffonnerie organisée et contrôle technocratique. Dépréciation de l’ici-et-maintenant au profit d’un sur monde d’images… ». Ainsi va le dysangile du présent selon Muray…
Lutter contre le consensus général exige une énergie considérable et une certaine brutalité dans la pensée comme dans les termes : on aura compris que ce Journal n’est pas un catalogue de bons sentiments mais un combat solitaire et violent pour faire tomber les masques. Il est probable que certains n’apprécieront pas ses rodomontades moquant la “nouvelle vague au sirop” incarnée par Christian Bobin, Daniel Pennac et autres Paulo Coelho, “les robots ménagers sortis de l’ENA” qui ont “autant d’épaisseur que les rectangles plastifiés de nos cartes à puce” sont aplatis une seconde fois… Ni ses rageuses analyses des événements politiques : le procès Papon, la fin de Mitterrand et le morne déclin du mitterandisme commentés de façon aussi grandiose et parodique que l’enterrement de Napoléon raconté par Victor Hugo dans Choses vues.
Muray ne cherche nullement à convaincre ni à se faire aimer, mais à comprendre, et ses radiographies percent, révèlent avec une extraordinaire prescience notre monde d’aujourd’hui.
L’année finale, 1997, marque un tournant pour Muray, puisque paraissent enfin aux Belles Lettres son roman On ferme, ainsi que les deux premiers volumes de ses Exorcismes spirituels*. Par la suite, lui qui méprisait les grandeurs de ce monde et n’avait pas envie de se soumettre à ses usages, avoue que “le coeur n’y est plus”. Le Journal cessera d’occuper une place centrale et se réduira à des notes “pour mémoire” sans projet littéraire. On sent alors un vrai désir de refermer l’époque : “La Fête ne passera pas par nous” est la dernière phrase de la note du 31 décembre 1997.
En refermant ce journal, Philippe Muray s’il ferme une époque nous ouvre à la joie de le lire, moins comme un idéologue que comme un lyrique désespéré au style somptueux. Il maintient la conscience du tragique chez les lecteurs intelligents (ce qu’il en reste), insuffle l’espoir que la pensée peut recommencer, que l’esprit n’est pas mort, que le souffle de la vie intellectuelle peut être ranimé, et que la réflexion n’a pas rendu les armes. Bref, il nous laisse une mémorable leçon de maintien, de verticalité – disons de noblesse. C’est beaucoup. C’est suffisant pour nous construire un avenir… radieusement réactionnaire.
* Exorcismes spirituels I, II et III et IV (1997-2005), Après l’Histoire I et II (1999-2000) aux Belles Lettres.
Peter Handke est l’un de mes écrivains préférés, je le lis depuis la parution de son roman Le malheur indifférent – Wunschloses Unglück (1972), publié en français en 1975, son discret chef d’œuvre dédié à sa mère après son suicide à l’âge de cinquante et un ans. Puis il y eut ses grandes pièces (La chevauchée sur le lac de Constance), ses contes, ses récits de voyage, ses poèmes, ses essais. J’avais été littéralement fasciné par le gigantesque Mon année dans la baie de personne (1997), comme plus tard, par ses recueils de notations qui instauraient une nouvelle évolution dans son œuvre. Handke, désormais installé à Chaville, en banlieue parisienne ouest, a pris pour cadre de ses narrations ce terroir dans lequel il se sent relativement en paix.
Depuis 1975, la tenue quotidienne de carnets, dont seule une petite partie compose les journaux publiés chez Verdier – À ma fenêtre le matin (2006), Hier en chemin (2011) – est essentielle à l’œuvre du romancier et dramaturge. Le présent volume Dialogues intérieurs à la périphérie, 2016-2021 concerne les années de préparation du roman La Voleuse de fruits, du récit La Deuxième Épée, de la pièce Zdenek Adamec… Période où l’auteur reçoit le prix Nobel et où survient le confinement.
Dans ces carnets se révèle le regard aigu que Peter Handke porte sur le monde et la nature. Marquées par le suspens et le refus de conclure, les notes n’en sont pas moins fulgurantes. L’extrême concentration de l’écriture, la fréquence des ellipses, l’ironie parfois, les rapprochements toujours suggestifs, nous immergent dans le “dialogue intérieur” de l’écrivain, percevant “chaque chose, même s’il en existe des millions, comme étant unique”. Dans le flux des journées perce la merveilleuse et irrésistible monotonie de la vie, le rythme des grandes choses inévitables et leurs réverbérations dans la chambre d’échos intérieure… Je me souviens avoir relu L’Histoire du crayon il y a peu et être tombé sur cette phrase : « Les meilleurs livres sont ceux qui sans cesse vous font vous arrêter, lever les yeux, regarder les alentours, respirer profondément, se laisser éclairer par le soleil… »
Il y a quelque chose de mystique dans l’hypersensibilité douloureuse à l’état du monde chez Handke. Il est l’écrivain de l’errance, de l’incommunicabilité entre les êtres, de l’enfance sacrée, du quotidien transcendé et des infimes détails que nous ne savons plus voir encalminés que nous sommes dans le train des jours (ne serait-ce que d’être en mesure de percevoir ce qui se lève d’unique dans chaque journée…). Là est le vrai Handke, tout en étrangeté, ellipses, ironie et retrait du monde, le seul qui importe car y cohabitent sa face lumineuse et sa face sombre.
Ce qui m’a frappé dans ce poudroiement de notes est, en filigrane, la prégnance du moraliste, à la fois léger (non prescripteur, sauf pour soi-même) et ferme dans la probité et l’humilité :
“Idéal : la souveraineté de celui qui ne veut rien de personne, n’exige rien de personne, n’attend rien de personne”
“Que tu aies eu une “vie difficile” ne t’autorise pas à mépriser la vie d’un autre, peu importe comme elle t’apparaît”
“Le contraire de la satisfaction n’est pas l’insatisfaction. – Mais quoi ? — Je ne sais pas. Qui me le dira ? Qui me le chantera ?”
“Où préfères-tu : dans la rue des vainqueurs ou dans celle des vaincus ? – Si possible, dans aucune des deux. Mais si ce n’est pas possible autrement, dans la rue des vaincus”
“Prototype de l’homme sans talent : le sans-question”
“N’attends rien du fleuve en posant ton regard sur lui. Ou quand même : son écoulement”
« “Vide” : c’est seulement quand le vide se présente comme un fruit, par la substance comme par la forme, qu’il est “vrai” ; fruit du vide : vide fructifiant »
“Lève la tête et va ton chemin”
Sans conteste, onirique et souverain, intemporel et concret, entraînant et intrigant, droit et tordu, Peter Handke nous aide à démêler l’insondable mystère de l’existence. Contrairement à d’autres Nobels (que nous ne nommerons pas) se prenant pour des Nobels, Peter Handke nous subjugue par sa puissance modeste.
« La littérature est un caillou dans l’esprit de système » a écrit Alain Finkielkraut. Rendons grâce à des écrivains comme Philippe Muray et Peter Handke de défendre si ardemment la supériorité de la littérature sur l’idéologie.
Ultima necat. Journal intime Tome V (1994-1995) et Tome VI (1996-1997) de Philippe Muray, éditions Les Belles Lettres, 2024 (35 € chaque volume).
Dialogues intérieurs à la périphérie 2016-2021 de Peter Handke, traduit de l’allemand par Laurent Margantin, Collection “Der Doppelgänger”, éditions Verdier, en librairie le 23 mai 2024 (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).
APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.
Illustrations : (en médaillon) montage photographique ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Les Belles Lettres – éditions Verdier.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.