Jacques Drillon notait que “Personne ne sait pourquoi tous les grands spécialistes de Céline sont des hommes.” Sait-on pourquoi les polémistes et satiristes de haute volée sont des hommes et rarement des femmes ? Il y a des exceptions bien sûr (Dorothy Parker et quelques pétroleuses anglo-saxonnes), mais il faut admettre que la pugnacité voire une certaine méchanceté propre au genre manquent au sexe dit “faible”. Faut-il s’en féliciter ? Noémie Halioua est à compter au nombre des exceptions. Méchanceté non, mais extraordinaire vigueur combattive oui ! Cette jeune journaliste qui se présente sur X comme “vadrouilleuse / scribouillarde” est une redoutable essayiste. Avec La terreur jusque sous nos draps, elle vient de jeter un énorme pavé dans la mare du nouvel ordre moral qui s’immisce dans nos vies privées. Et cela fait plus que des éclaboussures…
Dernièrement, je l’ai vue sur Arte, invitée de l’émission 28’ et ce fut un choc : son autorité, sa fermeté, son agilité de dialecticienne pour nuancer les arguments, sa réactivité et la vigueur cinglante de ses réparties dans des échanges habituellement plutôt “planplans” et “sympas” entre gens arborant des sourires complices, allergiques aux questions qui fâchent, faisaient pour le moins contraste… Les journalistes maison semblaient embarrassés devant une Noémie Halioua non soluble dans le consensus du bla-bla mainstream. Manifestement on a affaire à une vraie guerrière, une rebelle, une femme libre bien plus que “libérée”, une femme “non annulée” par le rouleau compresseur de la doxa néoféministe. Et, on va le voir, cette “sorcière” ose horresco referens revenir à la violence primale de l’amour et du sexe.
Étonnamment, Noémie Halioua est sur tous les fronts ; pour se rendre compte de la trempe donquichottesque dont cette femme est faite, son courage, son authenticité, son engagement, il faut l’avoir vue sur X témoigner en direct au milieu des sirènes d’alarme et des tirs de roquettes. Éh oui, il faut du courage aujourd’hui pour défendre Israël comme pour défendre l’amour – la même chose, au fond…
Défendre l’amour n’est-ce pas attenter à cette terreur nouvelle qui s’invite jusque sous nos couettes ?
Muray avait annoncé la donne en 1999 déjà, avec un flamboyant commentaire de Madame Bovary dans la Revue des Deux Mondes : « Homais festivus se mêle de ce qui ne le regarde pas. Homais festivus lutte, réclame, dénonce, manifeste, pétitionne, bombarde, contrôle, assainit et demande des lois. Et tout le monde l’applaudit. Homais festivus sape. C’est sa seule raison d’être. Elle aura raison de tout. » Sauf que Homais festivus s’est “genré” en une néoféministe radicale qui, forte de son autorité “nanterreuse” ou harvardienne, fait tout pour discréditer l’amour hors de toute sociologie marxiste et méthodologie bourdivine. Ces “matrones dominantes de l’empire materniste” (P. Muray) qui assènent la nouvelle grammaire féministe s’appellent Caroline de Haas, Mona Chollet, Manon Garcia, Ovidie, Alice Coffin, sans oublier l’insupportable Sandrine Rousseau et quelques harengères LFIstes… Ces “staliniennes en jupon” comme les appelle Annie Le Brun, sont cornaquées par la garde féministe américaine : Valerie Solanas, Judith Butler, Martha Nussbaum, Carol Hanisch, Kimberley Crenshaw… Toutes contre Noémie Halioua et mille autres femmes “femmes” assumant avec bonheur leur goût des hommes et de l’amour tant in vivo que dans la culture populaire ou la littérature (romantique, érotique, voire dark romance), et n’ont jamais eu besoin des sciences sociales pour penser, vivre, aimer et jouir comme elle l’entendent.
Car pour ces nouvelles précieuses, il faut que la femme apparaisse encore et toujours comme une créature aliénée, dominée, victime permanente de l’“hétéropatriarcat”, de la “culture du viol”, du male gaze et autres fadaises misandres (et d’ailleurs misogynes). Son salut ne se situera que dans sa désexualisation (ou “déconstruction”) programmée, l’adieu au désir, le refus mortifère de sa féminité. Le péché irrémissible de toutes ces néoféministes est asséné par Manon Garcia : “une femme qui jouit est une femme qui collabore”. Dès lors il faut s’en prendre à des notions aussi problématiques que l’“emprise” ou la “passion” qu’on croyait définitivement confisquées par le clinique et le judiciaire : « Culpabiliser l’“emprise” à la moindre occasion, qualifier de “pervers narcissique” le premier morveux, psychiatriser tout sagouin comme bourreau des femmes, revient in fine à saboter la possibilité d’unir les sexes dans l’amour, les appeler à se verrouiller à double tour pour ne plus se retrouver. (…) les néoféministes en arrivent à créer des digues infiniment robustes entre l’homme et la femme pour qu’ils ne puissent même plus se faire confiance. Elles distillent le doute, lentement mais sûrement, pour que les femmes craignent les hommes et que les hommes se craignent eux-mêmes. »
L’affaire est grave car c’est la relation entre l’homme et la femme, autrement dit les lois les plus élémentaires de la nature qui sont désormais au cœur des attaques des nouvelles ligues de vertu. En sabotant le sel de l’expérience ultime entre les sexes, on en arrive à un “nihilisme soft” qui prône le renoncement à l’amour : beaucoup de néoféministes sont de profondes romantiques en mal d’absolu, qui ne parviennent pas à accepter l’échec amoureux et préfèrent y renoncer et se lancer dans une guerre contre les hommes. D’où une militante et préjudiciable “philophobie”, soit, stricto sensu, peur de l’amour. Terme défini comme un trouble de l’attachement handicapant qui consiste à mettre en place toutes sortes de mécanismes de défense pour se prémunir contre toute forme d’affection. Les dégâts sont là : montée en flèche de l’amour sécuritaire, sous principe de précaution et méfiance mutuelle et, surtout, explosion du “célibat-boom”. Le nombre de célibataires a plus que doublé en quarante ans, avec plus de 8 millions de personnes vivant seules selon l’Insee, phénomène facilement observable dans les rayons des supermarchés, avec le succès des plats préparés individuels. Plus d’une personne sur cinq âgée de 26 à 65 ans est célibataire, et parmi ces êtres ne figurent pas que des jeunes adultes en quête d’aventure et de liberté… Les conséquences comportementales, sociétales, démographiques (natalité) et mêmes anthropologiques/civilisationnelles sont énormes sans que cela émerge dans le débat public ni ne suscite une franche révolte.
Il est temps de dénoncer ces dérives. Il est temps de s’opposer. Il est temps de faire cesser la terreur. Il est temps de sauver l’amour, ultime refuge de notre liberté. C’est l’immense mérite de cet essai offensif, subversif, impeccablement argumenté et documenté, hautement salubre et indéniablement salvateur de le faire avec brio et belle humeur. Merci à Noémie Halioua, Antigone de l’amour au talent providentiel, de tirer la sonnette d’alarme – avant que nous ayons tous à jouer la sonate des larmes…
[Certain.e.s interpréteront cette chronique élogieuse comme une manière d’offrir des fleurs à Noémie Halioua, et allégueront qu’il émane de ce symbolique bouquet de douteuses senteurs patriarcales, et qui sait, la fragrance d’une micro-agression sexiste. Je sais, je sais, j’assume…]
J’ai déjà signalé le plaisir de retrouver dans L’Atelier du Roman la rubrique de Benoît Duteurtre : Au fil des lectures (et autres considérations) où en observateur satiriste, il croque nos contemporains, leurs conformismes, les idées folles, absurdes avec lesquelles ils habillent une pseudo-rationalité. Cela fait trente ans que dans des romans, des récits, des contes ou des chroniques impertinentes, Benoît Duteurtre radiographie les désastres des temps où nous sommes.
Ce qui le différencie d’autres contempteurs est qu’il le fait non en réac ronchon à la Régis Debray, mais en écrivain s’inscrivant dans une tradition satiriste très ancienne (Rabelais, Swift) tant son usage de l’esprit critique, du doute, de la mise en perspective lui épargne les réflexes pavloviens de l’idéologue bilieux. Bien évidemment, il n’échappe pas au procès de lèse-progressisme, voire pire*.
L’auteur de Tout doit disparaître et du Voyage en France (prix Médicis 2001) ose invoquer le passé sans le dénigrer (ni forcément l’aduler), comme en témoigne son amour de la Belle Époque (il aime l’opérette, le vaudeville et le théâtre de boulevard). Il vient d’aggraver son cas avec un nouveau roman illustrant parfaitement son goût de la fantaisie et du contrepied. Dans Le grand rafraîchissement, il imagine dans un futur proche un retour au climat tempéré en France et en Europe. Le réchauffement climatique semble bien s’estomper et faire machine arrière. L’occasion peut-être, grâce à ce retournement, de contrarier un dérèglement qui n’est pas seulement météorologique ou écologique. Place donc à un “rafraîchissement” des esprits, des cœurs, des âmes. Poussant l’idée dans le “sociétal”, le malicieux Duteurtre se demande si ce modèle tempéré ne pourrait pas s’étendre à la politique, la société, l’économie, les mœurs, la religion ? Le Grand Rafraîchissement mêle l’inspiration fantaisiste du Retour du Général et la veine autobiographique, Duteurtre se confiant ici à travers des “notes éparses” et un “carnet de l’auteur” (un défilé des nuisances de l’urbanité postmoderne) avant de devenir un personnage de son propre roman. Ce passage du réel au fictif ne surprend pas chez ce “passe-muraille” disciple de Marcel Aymé. À propos de murs d’appartement (intempestivement cassés), cette délicieuse remarque : « Je dénonce cette obsession contemporaine qui consiste à repousser les murs, casser les parois, agrandir l’espace, chercher la transparence, ouvrir la cuisine sur la salle à manger : une simple mode à laquelle tous se rallient, comme ils se laissent pousser la barbe. »
Duteurtre pratique un humour “tempéré”, c’est-à-dire sans aigreur ni sarcasme. On sourit et on rit beaucoup dans le sillage de personnages (un policier maghrébin, une bourgeoise BCBG, une magistrate en rupture de ban, un veuf mélancolique…) pris dans des situations baroques – notamment des rafles policières dans les beaux quartiers au nom de la lutte contre les discriminations socio-ethno-démographiques – et dont les destinées vont se croiser. La variété des tons et des atmosphères participe à notre plaisir de lecteur. Duteurtre signe des pages émouvantes sur la vieillesse, l’amitié (“Bernard me manque”), épingle “l’intersectionnalité” de luttes antinomiques, pose un regard perçant sur des situations du quotidien que chacun a vécues ou endurées (comme la politesse tonitruante des contrôleurs TGV). C’est jubilatoire ! Un parfait antidote à l’ennui… D’autant que cette narration à la composition éclatée entremêlant le biographique et le fictif comme nous l’avons dit, reste parfaitement limpide.
Avec une maestria qui n’est pas que formelle, Benoît Duteurtre oppose l’optimisme qu’autorise l’imagination pour battre en brèche le pessimisme de la raison. À « une modernité théorique, conventionnelle et passablement sectaire », il préfère « la modernité véritable, découvreuse, aventureuse et ludique ». Avec une touche de gaieté sempéienne, Le Grand Rafraîchissement en est la convaincante et jouissive démonstration.
* Critiquant les dogmes moraux et esthétiques de la gauche supposée progressiste, ne fut-il pas accusé de complaisances “nauséabondes”…
La terreur sous nos draps de Noémie Halioua, éditions Plon, 2023 (20,90€).
Le Grand Rafraîchissement de Benoît Duteurtre, éditions Gallimard, 2024, (20€). LRSP (livres reçus en service de presse).
APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.
Illustrations : (en médaillon) montage photographique ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Plon – éditions Gallimard.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Et un jour on lit que l’ancien révolutionnaire bolivien, admirateur de Che Guevara, icône de la gauche Mitterrandienne, donc Régis Debray, est un réac grognon. La vie vous réserve de ces surprises, de ces retournements de veste et de prise de conscience tardive.
En ce qui concerne les féministes Brigitte Bardot avait présenté une analyse claire, simple et sans nuance: ce sont des mal-baisées.
Hé oui, cher Serge, c’est la loi des équilibres : plus vous avez été révolutionnaire, plus le risque est grand de devenir réactionnaire par retour du balancier (ou du boomerang). Debray bougonne, grognonne et chouine parfois… Quant à BB elle dit tout haut ce beaucoup (hommes et femmes) pensent…
🙂