Patrick Corneau

Je viens de reprendre les Carnets de Paul de Roux (1937-2016) dont j’avais lu les éditions disponibles chez Le temps qu’il fait et Au bruit du temps (que de temps !). Me manquaient les premiers, ceux de 1974-1979, introuvables car épuisés. Grâce à la générosité de Georges Monti – qu’il soit ici à nouveau remercié – je viens d’en terminer la lecture.
Pour l’amateur de littérature intime où noteurs (notateurs), diaristes s’attachent “au retour dubitatif sur soi”, à “l’examen de l’inconsistance de soi” comme disait Pierre Pachet, faisant vibrer le fameux “baromètre de l’âme”, c’est un délice de lecture.
Le support “carnet” n’implique pas un mode d’écriture identique d’un auteur à l’autre. L’approche, la manière de Paul de Roux est très personnelle – ce qu’on peut constater dans la présentation au dos de ce premier volume : « Ceci n’est pas un journal, dans la mesure où un journal se confond avec un livre de bord. Le carnet est indéniablement pourvu d’un filtre. N’y entre pas qui veut, ou qui on voudrait, et ce n’est pas toujours le plus notable, apparemment, qui s’y découvre. La date n’y est pas négligeable. Vérités d’un jour. Vues d’un jour. D’un certain jour. Que le lendemain contredira peut-être. Soit. Par glissement (imprévisible), la note peut s’y métamorphoser en poème. (Mais le poème, ici, gardera peut-être quelque chose de la note.) Le risque du carnet est de s’ouvrir trop complaisamment à la sentence ou à la plainte. A celui qui l’a noirci, il agacera toujours les dents (mais cet agacement même…). A coup sûr parce que trop près. (Et donc, aussi, au plus loin.) La juste distance par rapport à soi n’existe pas. Souvent, c’est elle, bien évidemment, qui se cherche ici. »
Pour donner une idée de la sobriété souvent désarmante qui caractérise l’inspiration de ce poète au lyrisme contenu, souvent teintée d’ironie, avare de confidences et réfractaire aux épanchements (la “plainte”), voici mon choix. Plutôt que les admirables descriptions où sa prose délicate et précise de peintre s’efforce de donner au réel (saisons, météores, lumière, ciels et paysages) une intensité palpable, j’ai retenu les notes où le poète transmue en “réflexions d’herbivore” l’inquiétude permanente (“l’intranquillité”) qui s’attache à ses promenades ou à ses lectures. Mais avant cela, cette vignette qui n’a rien à envier aux meilleurs bestiaires de Jules Renard ou Colette : « Joueur jusqu’à l’ivresse dans laquelle il “ne sait plus ce qu’il fait” (poil hérissé, dos arqué, queue en panache, pupilles dilatées), affectueux (se renversant sur le dos pour faire le beau, quêtant une caresse, ronronnant sur vous à toute vapeur), couard (le vrombissement de la machine à laver l’envoie derrière les rideaux ou sous le lit), curieux (il a peur, mais passe le museau hors des rideaux), très propre (dix heures en voiture, il ne souillera pas son panier) : c’est Vladimir Alexievitch Popof, chat. »

J’ai passé la matinée à marcher et à lire sur les pentes qui dominent Valescure. Dans ces promenades l’inquiétude se transmue peu à peu en lentes réflexions d’herbivore. Je me suis dit notamment que l’instinct de propriété était lié à la difficulté de jouir effectivement de ce qui nous séduit : on veut alors mettre les choses “de côté”, se les assurer pour le lendemain, dans l’idée naïve que nous serons alors plus à même d’en faire bon usage. Même idée pour la photographie chez le touriste. C’est un myope qui aurait oublié ses lunettes et qui voudrait mettre un morceau de paysage dans sa poche pour l’examiner plus tard à loisir.
25/8/1976

La paix est l’état qui nous est le moins propre.
Autour de moi, en moi, je ne vois qu’une succession d’inquiétudes, d’irritations. C’est face aux “
petites choses” (en somme à tout “ce qui n’avait pas d’importance”, comme on le dit lorsque viennent les grands malheurs) que notre infirmité m’épouvante – la mienne, veux-je dire, bien sûr.
Infirmité, oui, impossibilité de décoller, de dominer les peines et les problèmes quotidiens, d’avoir sans cesse à lutter contre l’enlisement dans les préoccupations médiocres ou absurdes. Dégoût de s’user sans cesse contre sa médiocrité, contre une faiblesse qui voit des dragons où il n’y a que des puces.

29/3/1977

Pour moi, le réel, pour autant qu’il puisse être chose assurée, claire, définie, se dérobe sans cesse.
Entre de brèves perceptions et des intervalles de sommeil (sens et conscience éteints) c’est un continuel va-et-vient. Ce que j’ai écrit la veille dans un certain état d’esprit me paraît faux, artificiel : je ne sens plus les choses de la même façon. Dans de pareilles conditions, impossible d’écrire de façon suivie. De là ces notes.

11/5/1978

Sentiment de dégoût envers la vulgarité niaise et, au fond, féroce, de nos “écologistes”. Tout est bien pour eux si le serpent peut continuer à dévorer la souris et l’oiseau le serpent, etc. Que m’importe le monde, ce monde de l’horreur de la souris devant le serpent, du serpent découpé vivant par le serpentaire : qu’il disparaisse, aussi bien, s’il ne peut être retourné au dernier jour et l’Eden retrouvé. Aucun sentiment de solidarité réelle avec la nature telle qu’elle est, avec l’homme tel qu’il est, avec moi tel que je suis (pour aller au bout de ce que je crois vouloir exprimer). Ce monde d’après la “chute”, ce monde de l’entre-dévorement universel, est-ce de l’industrialisation, est-ce vers 1850, 1950, 1960 qu’il est né ? Quelle faribole ! Ces déterministes sont aujourd’hui aussi sottement pessimistes qu’ils étaient hier optimistes quant à la Science. Alors que rien n’a changé depuis que nous avons été chassés de devant Dieu. Et si Dieu n’existe pas, quelle vanité “penser”, “prévoir”, assurer la “survie” du monde.
Ça me ferait rire si je n’étais pas d’humeur si triste.

Les larmes me semblent d’ailleurs bien plus vraies que le rire pour le commun des mortels. Qui serait sûr de sa joie comme de son chagrin ?
23/8/1978

Nous sommes pleins d’automatismes qui ne demandent qu’à fonctionner. Je remarque que les propos que j’ai entendus à la radio, les phrases conventionnelles des journaux me reviennent tout à coup à la mémoire dans des moments de vacuité, voletant comme des insectes prêts à s’installer en moi pour y pondre leurs œufs.
15/12/1978

Levé avec une migraine, une fatigue qui me clouent dans mon fauteuil après que j’ai pris un cachet. Impression, dans ce moment d’oisiveté forcée, d’un grand repos — de me retrouver. Il y a quelques jours, j’ai remarqué que l’extrême mélancolie peut être également précieuse en ce qu’elle vous libère des attachements et préoccupations superficielles pour vous révéler vos seules aspirations profondes. Mélancolie, malaise peuvent alors sembler bien plus précieux que l’entrain qui vous jette dans mille illusions trompeuses, vous déporte loin de votre véritable centre.
5/2/1979

Troublé par les événements d’Iran. Il y a une sorte de goût carnassier, celui des combats de gladiateurs, dans l’empressement avec lequel nous nous jetons sur les journaux qui rapportent ces choses.
Si je le dis, c’est que j’ai surpris ce frémissement en moi. L’idée d’assister de loin et sans risque apparent à un combat doit réveiller en nous de très vieux instincts. Ce qui domine cependant en moi aujourd’hui c’est bien le trouble et le dégoût. Une fois de plus, la religion se vautre dans le sang
.
12/2/1979

Passions qui s’abritent derrière des motifs honorables. Ainsi celle de la Justice, dans laquelle on exècre bien plus le persécuteur qu’on n’éprouve de compassion envers la victime. Prétexte pour donner libre cours à notre hargne.
3/4/1979

Je ne crois qu’aux affections, à la vie intérieure, parce que ce n’est que d’elles que je reçois blessure et consolation. Je ne crois pas aux idées — de ce côté-là je suis résolument sceptique, d’instinct. Je ne crois pas beaucoup non plus aux lieux comme source de bonheur et de paix. Je crois plus facilement à un Dieu dont on ne sait rien, incompréhensible, inimaginable, qu’au Dieu des théologiens.
3/8/1979

Et puis à partir de Au jour le jour 4, Carnets 1989-2000 à mesure que le temps passe, s’installe moins de l’aigreur que la stupeur de ne plus se sentir accordé au monde : la tragédie de la vieillesse devient réalité vécue (derrière soi, “un gros sac d’années”. Devant, au mieux, “un petit sac – au volume si aléatoire”) :

On parle toujours comme si on était seul au monde. Qui vous y oblige, si ce n’est votre situation même ? Et c’est parce qu’il est seul au monde que le lecteur se découvrira dans ce que vous écrivez.
On est seul au monde à lire et à écrire.
5/9/1991

Il faudrait arriver à aimer ces moments où l’on ne fait à peu près rien, parce que l’on ne peut travailler sans cesse, et parce que ce sont les rares haltes où certaines choses vous apparaissent, notamment dans les objets qui vous entourent, détails ou aspects que l’activité fébrile ne vous permet pas d’apercevoir. L’image de la vie est alors celle d’un fleuve rapide, tourbillonnant, et on est soi-même assis sur la rive, immobile, regardant le fleuve couler. C’est la disposition d’un instant, car nous sommes dans le fleuve et le fleuve est en nous.
Si nous en avions le pouvoir, nous devrions nous ménager de tels instants parce que, seuls, dans ce paisible recul du dédoublement ils délivrent fugitivement de la chaîne des passions et nous donnent un autre regard sur nous et les autres.
24/1/1992

L’appréhension nous coupe de nos ressources, la nappe phréatique reste enfouie et nous mourons de soif à la surface de nous-mêmes.
11/2/1992

C’est ce que nous attendons de la vie qui nous gâche ce qu’elle nous donne.
4/4/1992

À quoi bon ?”. C’est l’une des paroles favorites du diable, l’une de celles auxquelles il nous est le plus difficile de résister. À laquelle il nous est de plus en plus difficile de résister avec l’âge.
4/5/1992

Techniques modernes. – Tout est si “commode” et fait si peu de plaisir. Au fur et à mesure que la peine décroît, le plaisir s’étiole. Tout s’atténue (sauf la barbarie). Le cauchemar est toujours mieux “climatisé”. Le réveil le sera-t-il ?
6/8/1999

Caliban est toujours là, mais aujourd’hui il a un ordinateur et un téléphone portable. Il en est très content.
5/2/2000

Outre les quatre volumes des Carnets (1974-2000) parus chez Le temps qu’il fait et le dernier Au jour le jour 5, carnets 2000-2005 (préface de Gilles Ortlieb), Le Bruit du temps (2014), je recommande vivement Entrevoir, la reprise en 2014 de plusieurs de ses recueils de poésies en un volume dans la collection “Poésie/Gallimard” (préface de Guy Goffette) ainsi que la réédition de Les pas au Silence qui roule (2024) qui permet de mesurer, entre éblouissement et enchantement, la discrète noblesse de cette œuvre.

Au jour le jour, carnets 1974-1979 de Paul de Roux, Le temps qu’il fait, 1986.
Au jour le jour, carnets 1989-2000 de Paul de Roux, Le temps qu’il fait, 2005.


APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog. 

Illustrations : (en médaillon) photographie de Paul de Roux (en 1990) ©Jean-Marc de Samie – dans le billet : photographie ©Lelorgnonmélancolique – éditions Le temps qu’il fait éditions Le bruit du temps.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    Vous avez le chic pour recommander des livres introuvables en librairie et que je suis obligé de commander si votre prescription a été suffisamment convaincante.
    Ces achats sans les avoir feuilleté préalablement me ravissent en général et plus rarement me déçoivent. Et en plus mon budget culture explose.
    Ne pourriez-vous pas me poster ces livres une fois lus et qui doivent encombrer vos étagères? Je les déposerai ensuite dans une boîte à livre (excepté ceux qui m’ont bouleversé) pour les remettre dans le circuit et semer des graines.
    La saison des jonquilles est terminée. Celle des narcisses bat son plein.

    1. Patrick Corneau says:

      Cher Serge, désolé de faire exploser votre budget livres (explosion avec gains collatéraux, ne l’oubliez pas !). Concernant les livres lus et présentés : comme vous, je garde ceux qui comptent, les autres je les dépose en catimini sur les étagères de la médiathèque de mon quartier (en espérant qu’une bibliothécaire voudra bien les intégrer dans le catalogue pour que d’autres puissent en profiter) – en quelque sorte c’est du “vol inversé” 😉
      Je me réjouis que narcisses et jonquilles prospèrent autour de vous,
      Bien amicalement,
      🙂

Laisser un commentaire

Patrick Corneau