Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Dans une remarquable biographie, Ludovic Marino et Louis Michaud tirent de l’oubli le romancier et polémiste Jean Cau que j’avais “désensablé” en 2019.
C’est un livre qui manquait. Le voilà enfin qui paraît chez Gallimard, et ce n’est que justice. Jean Cau, l’indocile est une impeccable biographie du Prix Goncourt 1961. 
Il y a bientôt deux ans, Ludovic Marino et Louis Michaud, les deux jeunes auteurs, se sont mis en tête d’écrire l’histoire de leur maître, ce que lui-même rechignait à faire de son vivant, goûtant peu l’exercice de l’autobiographie au sens strict, plus de l’ordre du mensonge que de la vérité, selon lui. Voyant, par ailleurs, chez les biographes d’écrivains les traits de “vautours”.
Il a fallu près de trois années de travail aux auteurs pour retracer la vie de Jean Cau. Et tordre le cou à quelques idées reçues : oui, Jean Cau était un immense portraitiste. Mais le journaliste n’a pas été que le défenseur de la droite.

Né à Bram, enterré à Carcassonne, Jean Cau est le seul Audois à avoir remporté le prix Goncourt. C’était avec La Pitié de Dieu paru chez Gallimard en 1961. Surtout connu par ses articles polémiques quand il était journaliste à Paris Match, Jean Cau est un pur produit de l’école de la République.
C’est ce que rappellent, dès les premières pages, Ludovic Marino et Louis Michaud. Issu d’un milieu excessivement modeste, son père a été ouvrier agricole dans le Lauragais puis homme à tout faire dans un hôtel de Carcassonne, sa mère simple femme de ménage, le jeune Cau fut repéré par son instituteur. Lycée, baccalauréat puis direction khâgne à Paris en octobre 1944.
Mais il ne deviendra pas professeur. Trop attaché à la liberté. Il a aussi le désir de vivre de sa plume. Devenir écrivain pour multiplier les vies, les expériences. « Je me résignai définitivement, lorsque je compris que la littérature se suffisait à elle-même et que c’était elle, l’aventure, et pour un écrivain la vraie et profonde. » Une sacrée revanche pour le petit Audois moqué pour son accent rocailleux.
Un accent qu’il conservera, fier de ses origines. Les auteurs y voient les raisons de son intransigeance : « Cet orgueil, d’une terre si dense et d’une origine si marquée, Jean Cau s’y référa toute sa vie. Il lui attribue la source de sa pensée, et de son caractère. La longue lignée audoise et paysanne de sa famille, motive sa fierté et fonde sa morale. » Loin de sa famille, le jeune homme découvre l’indépendance dans ce Paris qui se réveille après les années d’occupation. Il doit absolument trouver un travail pour accomplir son but. Il se propose comme secrétaire à tous les écrivains de la place, de Montherlant à Mauriac en passant par Sartre. Et c’est ce dernier qui lui répond et l’engage.
Jean Cau, de 1946 à 1957, va être au plus près de l’intellectuel qui va révolutionner la pensée de gauche. Cau sera de toutes les soirées, de tous les débats, aura un bureau chez Gallimard dans les locaux réservés à la revue Les Temps modernes et va rapidement faire le nécessaire pour être publié. Il n’a que 23 ans quand sort Le fort intérieur, un recueil de poésies.
Quelques mois plus tard sort son premier roman, Maria-Nègre. Le premier d’une longue série dont le fameux prix Goncourt en 1961. Catalogué comme intellectuel de gauche durant plusieurs décennies, Jean Cau ne se reconnaît plus dans cette gauche d’intellectuels (des poitrines creuses), toujours issue de milieux sociaux favorisés. Des bourgeois honteux qui veulent défendre ouvriers ou colonisés comme pour se déculpabiliser. S’il ironise avec brio sur Mitterrand (La Mitte), démasquant dès 1982 les impostures du premier président socialiste de la Ve République, Jean Cau s’intéresse tout autant aux personnalités de gauche, faisant les belles heures de L’Express journal d’opinion sous la houlette du vibrionnant Jean-Jacques Servan-Schreiber et de la mirobolante Françoise Giroud.

Lentement mais sûrement, Jean Cau change de camp, devient ouvertement gaulliste, fustige le gauchisme (le gauchemar), rompt avec ses anciens amis et se rapproche de plus en plus de la droite nationaliste.  Dans les années 70, il met sa plume au service de Paris Match, multipliant les reportages coup de poing où il déshabille d’un coup sec les intellectuels vindicatifs, qu’il s’étonne de voir convoler avec les derniers fétiches idéologiques. Il signe aussi des livres analysant la décadence de l’Occident qu’il regrette mais estime inéluctable. Si les considérations politiques jouent un rôle dans sa conversion au gaullisme, elles ne sont que secondaires. La véritable raison, c’est que Jean Cau n’est pas de ce bois dont on fait les intellectuels et va se poser comme un authentique “généalogiste de la décadence” comme le montrent Ludovic Marino et Louis Michaud sur près de 80 pages. 
J’avoue que c’est la partie qui m’a le plus retenu car la plus intempestive et peut-être la plus actuelle. Dans Le temps des esclaves (1971), Les Écuries de l’Occident (1973), La Grande Prostituée (1974), Discours de la décadence (1978) et Contre-attaques (1993) Jean Cau dresse un réquisitoire accablant de nos sociétés folles « de lâchetés, de démissions, de mensonges, d’impostures et de laideur ». La décadence que déplore Jean Cau naît d’une transformation fondamentale de la psyché des Occidentaux, malades du consumérisme effréné. Il en dresse le diagnostic dans Éloge incongru du lourd (1993), un court texte qui lui vaudrait aujourd’hui le titre d’écologiste décroissant et même de médiologue avant l’heure puisqu’il pressent la loi qui veut que les “graves” chutent et que le léger, le maniable, le facile à fabriquer ou à reproduire s’étendent au détriment de formes plus substantielles d’échanges : « Comme nos sociétés sont en perpétuelle fuite, elles s’allègent pour que leur course soit plus rapide. (…) Il y avait de la durée partout, dans les objets et les murs des maisons, dans les fiançailles et les mariages, dans les rêves et les amours. C’était solide. Ça a duré longtemps. Même la miche de pain que mes bras arrivaient à peine à embrasser, tant elle était énorme, durait huit jours et l’acte de “jeter du pain” relevait des tribunaux sacrés ». Jean Cau se souvient de cette civilisation qui l’a vu naître, et des mœurs dans lesquelles il fut élevé. Quelques solides préceptes fécondèrent son intelligence. Cette éducation simple, racontée par anecdotes et souvenirs émus dans Les culottes courtes (1988), le distingua définitivement des enfants de la bourgeoisie rencontrés lors de sa venue à Paris. 

Je n’ai pas la place ici de gloser sur “la morale sans morale” de Jean Cau mais certaines de ses remarques sur ce qu’on appelle “crise de civilisation” sont pour le moins dérangeantes (elles font sortir du rang). Cette crise, selon lui, « n’est en vérité que le refus apeuré de toute hauteur » laquelle pourrait mettre en péril notre sacro-saint égalitarisme. Jean Cau n’est pas contre la démocratie. Il a aimé les conquêtes de la IIIe République qui, aussi démocratique qu’elle ait été en discours, a continué à utiliser une morale généreuse pour camoufler ses élans de conquête. Si le discours était égalitariste, l’acte était conquérant : « L’égalité, laissons le peuple y croire. Nous, au sommet, nous savons que seuls les rapports de force sont vrais et, par tous les moyens, nous luttons pour la conquête du pouvoir. Idéologies et religions sont des opiums pour la masse. Au sommet, la force, la vérité nue et impitoyable, la brutalité de la lutte. » écrit-il dans Les Écuries de l‘Occident. Pour Cau, le problème est venu du nazisme, dont les discours violents et les actes barbares ont coïncidé. Toute aspiration de l’Occident à une morale non égalitaire fut alors rendue impossible, tuant dans l’œuf toute future velléité de conquête. En bref, écrivent Ludovic Marino et Louis Michaud, le nazisme pour Cau “a terrorisé la morale non égalitaire” et empêché à l’avenir toute hiérarchie entre les individus. Voilà le moment du doute et la source de la décadence occidentale : la perte de la volonté de puissance et de son alibi. L’instinct de conquête occidental, porté par le christianisme puis la démocratie, se trouve alors non seulement démasqué, mais aussi désamorcé, délégitimé. Ne reste plus qu’un discours pris à la lettre : celui du socialisme, abâtardi en sociale démocratie, avatars du christianisme.
Je laisse chacun méditer cette thèse et peut-être la laisser éclairer deux choses. D’une part la difficulté sinon l’impossibilité aujourd’hui de tenir un discours posé, argumenté, intellectuellement recevable sur l’autorité, la hiérarchie, les dispositifs de surplomb et les différences naturelles quelles qu’elles soient (ethniques, sexuelles, identitaires, éducatives, etc.) : une sorte d’omerta latente empêche toute conversation étudiée. Comme si l’éthique tragique de la force développée par Clément Rosset avait été lue, connue mais pas entendue, refoulée par un sentiment de honte corrélatif à la mauvaise conscience devant notre incapacité à faire face aux vexations tragiques – et ceci malgré les antécédents nietzschéens… Et d’autre part, l’humiliation européenne face à des tyrannies post-démocratiques (russe, proche orientales, africaines ou asiatiques) jugeant que les régimes occidentaux, aveuglés par l’impératif de tolérance et leur morale égalitariste, n’ont plus à leur opposer qu’une bonne foi impuissante, signe de faiblesse et de médiocrité. 

Ces livres du cycle de la décadence ont rencontré peu de lecteurs, et aujourd’hui encore cette partie de l’œuvre reste méconnue – et pour cause ! Pourtant, l’originalité, l’intelligence de Cau se sont rarement aussi bien exprimées qu’au cours de ces ouvrages publiés sur une décennie. Ce foisonnement de fragments, maximes, aphorismes, essaimés au gré des illuminations de Cau, s’inspire d’un esprit autant guerrier qu’intellectuel. A vrai dire, les assertions, un peu à la manière nietzschéenne, sont chantées, vitupérées, prophétisées plutôt qu’étayées, argumentées.
Car, il faut y insister, un prodigieux talent de plume (il écrit vite, avec une spontanéité allègre), une solide culture, un style enlevé volontiers ironique nourrissent un art montaignien de philosopher qui permet à Jean Cau de porter la prose française à un sommet de beauté. Éminemment avec ses Croquis de mémoire (1985), son chef-d’œuvre – selon Alain Peyrefitte “le meilleur livre de portraits qui ait été écrit depuis longtemps, peut-être depuis Saint-Simon.” On trouve là l’un des plus beaux exemples de sa faconde méridionale, sèche, souple, élancée, dansante. L’ouvrage est composé de brillants portraits. De Gaulle, Gallimard, Queneau, Cocteau, Camus, Giono, Welles, Jean Genet sont croqués avec un talent comparable à La Bruyère, écrira Jean-Edern Hallier. Le portrait de Sartre, qui clôt l’ouvrage, marquera ses contemporains. Pour la première fois, l’ancien secrétaire du philosophe revient sur cette expérience. Ce portrait, croqué d’une main de maître, rappelle toute la tendresse et l’affection qu’eut le jeune Cau, à vingt ans, pour son mentor.

Disparu des suites d’un cancer à l’âge de 67 ans en 1993, l’homme de lettres le plus haï de Paris, fera dire à certains qu’il laisse l’image d’un réactionnaire pur et dur ; que s’il était toujours de ce monde, il aurait certainement antenne ouverte sur CNews et une chronique dans le Journal du Dimanche, version Bolloré… Nonobstant cela, Jean Cau est un fort en gueule qui donna (et continue de donner) une exceptionnelle leçon d’indépendance et de courage en ne se résignant pas à ce qui n’est que possible… Comme l’écrivit Jean-Edern Hallier dans l’émouvant hommage qu’il lui rendit au lendemain de sa mort : « Jean Cau était à la fois raffiné et populaire. Populaire, voici le grand mot lâché ! […] Populaire, oui ! Monter du populaire à l’aristocratie et, de là, redescendre au peuple. Tel était le dernier défi, désespéré, solitaire de Jean Cau contre le show-biz et la société de masse qu’on nous met lentement en place, cette dictature douce par laquelle l’Occident aura pourri le monde. »
Dans ces temps où s’affrontent les fanatismes, la liberté d’esprit est une forme d’engagement aussi honorable que l’adhésion passive ou prudente à une faction militante.
Que grâce soit rendue à ces deux jeunes auteurs d’avoir non pas seulement “désensablé” mais révélé dans sa totalité cette personnalité complexe et attachante notamment en dévoilant pour la première fois sa correspondance avec Jean-Paul Sartre, Alain Delon, Jacques Chirac, Jean Genet ou encore Jean Dutourd. L’œuvre littéraire de Jean Cau fut enténébrée pendant trois décennies par le recouvrement d’une lecture politique, aussi « il devenait urgent de rattraper le temps perdu » comme l’écrit justement Franz-Olivier Giesbert dans une préface substantielle.
Je formule le vœu qu’à la suite de ce salubre ouvrage vienne un volume genre Quarto rassemblant l’essentiel, sinon la totalité de ses textes malheureusement dispersés chez de multiples éditeurs avec des titres souvent peu accessibles ou épuisés.

Que peut-elle, la mort, contre celui qui vient d’avoir la pensée la plus lucide ? Elle ne peut que le tuer.” Paul de Roux, Au jour le jour 3, Carnets 1985-1989.

Jean Cau, l’indocile de Ludovic Marino et Louis Michaud, Gallimard, 2024 (21,50€). LRSP (livre reçu en service de presse).


APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog. 

Illustrations : (en médaillon) portrait photographique de Jean Cau en 1982 ©Micheline PELLETIER/Gamma-Rapho – dans le billet : Ludovic Marino et Louis Michaud ©Crédit photo : Gallimard – éditions Gallimard éditions de La Table ronde.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau