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Actualité du tragique : philosophie, poésie et fiction

Patrick Corneau

L’or se couvre de rouille, l’acier tombe en poussière
Et le marbre s’effrite. Tout est prêt pour la mort.
Ce qui résiste le mieux sur terre, c’est la tristesse,
Et ce qui restera, c’est la Parole souveraine.
Anna Akhmatova, Requiem (traduit du russe par Sophie Benech)

Patrick aime beaucoup !Dans son acception courante, le tragique renvoie à un évènement triste, malheureux, parfois imprévisible, inattendu, injustifiable. C’est une grave méprise. Le pli s’est pris d’associer le sens du tragique à l’horreur des catastrophes. Il existerait d’un côté des issues heureuses, celles des événements conformes à nos désirs, d’autre part des désastres désespérants, que l’on s’est habitué à dénommer “tragiques”. Plus qu’une erreur, c’est un contresens. Pour s’en convaincre, il suffit de bien relire les Grecs, à commencer par Sophocle ou Eschyle, les maîtres de la tragédie antique. Tel est le point de départ du nouvel essai du philosophe Santiago Espinosa, Le savoir tragique, son sixième livre aux éditions Encre marine.
Que nous dit Sophocle ? « Ce qui est ne peut être autrement » – voilà ce qu’il soutient et à sa suite les rares penseurs du tragique véritable. Ils affirment que la réalité est unique, sans dehors, sans dédoublement ni monde alternatif, indifférente à tous nos émois, jouissance ou douleur. Cet univers que rien ne peut transfigurer n’est ni enfer ni paradis. Il EST, tout simplement – avec ses noirceurs temporaires comme avec ses zones éphémères de lumière. Dans ce réel soumis à l’écoulement du temps, rien n’échappe à la transformation entropique ni à la mort. La grandeur de l’humain, rappelle Santiago Espinosa, ­consiste à accepter et à endurer ce destin dépourvu d’auteur comme d’explication rassurante plutôt que de récriminer et de construire des refuges imaginaires. Mieux encore : seule une extrême lucidité peut conduire à la joie, celle qui dit oui à la vie dans son intégralité. Cette sagesse empreinte de joie embrassant l’existence sans condition a eu des répercussions sur les œuvres d’auteurs comme Spinoza, Nietzsche et plus récemment, Clément Rosset (1939-2018) dont Espinosa est le disciple. Malgré cela, l’humaine, trop humaine tendance, consiste à refuser ce constat, et à croire pouvoir s’évader. Les Grecs eux-mêmes ont initié, avec Socrate, Platon et Aristote, l’“anti-tragique” en rêvant d’arrière-mondes où brillent l’éternité et l’immuable. Christianisme et révolutions, philosophies morales et Lumières n’auraient fait ensuite qu’emprunter le même chemin. Qui plus est, en instillant dans les esprits une perverse injonction au bonheur dont la recherche effrénée, écrit Espinosa, aboutit à « la tyrannie actuelle de la “pensée positive” de l’homo festivus dont Philippe Muray a dressé l’horripilant portrait. Le bonheur n’est rien que l’image plus ou moins hallucinatoire que se fait l’homme d’un monde qui daignerait répondre à ses désirs, autrement dit qui cesserait d’être tragique. »
Refuser le monde tel qu’il est, vouloir le rendre meilleur, que ce soit en le réformant ou le révolutionnant, ne ­serait donc qu’un égarement – parfois risible, souvent séduisant, toujours illusoire. Espinosa déplore que le déclin actuel de la culture et de l’éducation en Occident, « ne semble pas indépendante du refus émotif, et généralisé, du tragique : chaque homme, et à présent chaque enfant, apprend aujourd’hui que la réalité n’est pas ce qui résiste à son désir mais au contraire ce qu’il lui plaît qu’elle soit. » Ce triste constat, Clément Rosset avec une incroyable prescience en avait tracé l’origine anti-tragique dans un écrit de jeunesse de 1963, où il reliait avec une certaine fougue – voire impertinence, la déliquescence de la responsabilité dans le pédagogisme moderne aux conceptions rousseauistes sur l’éducation, prodromes en Europe du victimisme généralisé et du règne de l’accusation portés aujourd’hui par le wokisme : « Tout le système éducateur de Rousseau repose sur une méconnaissance, fondamentale chez lui, de l’idée de responsabilité, rendue possible par une fuite éperdue devant la seule vertu qui prépare à cette responsabilité : la dureté, l’apprentissage de la difficulté. Interrogeons la quasi-totalité des tendances pédagogiques qui sévissent aujourd’hui : toujours nous trouverons le souci d’épargner l’enfant, de lui supprimer les difficultés dont on sent qu’il ne pourrait les résoudre sans passer par une révélation tragique – écarter le spectre tragique, voilà bien le but secret des pédagogies qui espèrent dans leur délire parvenir à faire oublier une condition humaine qu’elles ne peuvent cependant voiler qu’artificiellement. Cet artifice se sent toujours : et ainsi s’explique l’inévitable échec de ce rêve anti-tragique qui n’obtiendra jamais les résultats qu’il espère tout en perdant définitivement les valeurs qu’il a sacrifiées à cet espoir blasphématoire : l’homme se rappellera toujours le tragique qu’on a cherché à lui faire oublier, mais il ne se souviendra plus des vertus éthiques qu’on a systématiquement tuées en lui et qui seules lui permettraient de supporter vaillamment l’épreuve tragique. » (Dialogue avec la faiblesse suivi de Le monde et ses remèdes, PUF, 2023 – le texte complet à lire ici).
Reprenant les intuitions rossetiennes, Santiago Espinosa opère alors un clivage très abrupt dans l’histoire de la philosophie. Du côté du tragique : Parménide, Sénèque, Machiavel, Pascal, Spinoza, Nietzsche et, bien sûr, Clément Rosset. Du côté de l’anti-tragique : à peu près tous les autres, de Platon à Levinas et Comte-Sponville, en passant par Kant et les philosophies morales, y compris l’anthropologie girardienne violemment critiquée par Espinosa en ce que la théorie du sacrifice fondateur « réputée omni-explicatrice, ne semble pas s’apercevoir – et il faudrait ajouter : à son habitude – de l’absolue étrangeté de l’univers tragique par rapport à celui qu’il croit y reconnaître, l’univers monothéiste, et plus précisément chrétien, que les Tragiques n’auraient pas réussi à penser, et à mettre en scène. » 
Cette partition de la philosophie occidentale a certes pour mérite d’être claire, radicale et en cohérence avec les diverses positions soutenues par l’auteur dans ses précédents essais : L’Inexpressif musical (2013), Voir et entendre (2016), Traité des apparences (2017), L’Impensé (2019), L’Objet de Beauté (2021). Ainsi une doctrine personnelle s’affirme, et restant fidèle à Clément Rosset, Espinosa redéploie ici à nouveaux frais les thèmes de la sagesse tragique notamment en réhabilitant le courage de la “virtù”, laquelle tire originellement son étymologie de la “force” (“vir”). 
Si cette relecture de la pensée tragique est à saluer, bon nombre de développements restent  contestables. En particulier, il semble un peu cavalier de passer du refus nietzschéen des arrière-mondes à l’éviction pure et simple de tout geste éthique effectif. Dire que la morale n’est rien, ne fait rien, ne sert à rien est provocateur, mais ne convainc pas (Rosset lui-même semble n’avoir pas maintenu cette position). Sans croire à aucune éternité, sans construire aucune réalité seconde dans quelque royaume fantasmé, il demeure possible d’améliorer le monde tel qu’il (ne) va (pas). Certes ce n’est faisable que ponctuellement, par bribes, pas à pas. Même à une échelle infime, ce n’est pas rien. Ne pas l’admettre, c’est vider l’espoir de toute signification, de toute crédibilité.
Ceci dit, faisant fi des dérives de la morale et de ses dévoiements en un “empire du Bien”, Santiago Espinosa nous fait redécouvrir toute la force de l’éthique héroïque issue des tragédies grecques. Parce qu’il célèbre la grâce d’exister et nous enjoint à la bravoure devant la difficulté d’être, Le savoir tragique est un ouvrage hautement salubre – et même salutaire. Au moment où tout tombe sous la loi de la plainte et du ressentiment, lire cet ouvrage est un indispensable exercice d’hygiène intellectuel.

Patrick aime assezPhilippe Di Meo est un de nos meilleurs traducteurs, on lui doit notamment d’avoir introduit en France, en 1986, l’œuvre de Zanzotto, Manganelli, Caproni, Cattafi et quelques autres comme Federico Tozzi que j’ai présenté ici. Collaborant à de nombreuses revues, c’est un essayiste dont j’ai salué l’excellent essai sur Pasolini poète et romancier. Philippe Di Meo est aussi poète : un recueil de poésie, Hypnagogiques, publié aux éditions Rencontres en 1998 se voit aujourd’hui suivi d’Enjambées chez Bruno Guattari Éditeur. 
C’est un ensemble tout à fait original constitué de deux sections de taille inégale, de 25 et 39 textes. Textes sans strophes, sans forme poétique identifiable faits de suites de vers ou de séquences déroulant des vers sur une page, quelquefois deux où, pour pallier l’insuffisance des ressources lexicales, signes graphiques et dessins se mêlent aux mots, aux phrases, les introduisent ou les ponctuent. L’aspect strictement formel peut paraître d’emblée déroutant à première vue, si ce n’est à un lecteur distrait – aussi, comme y invite Christian Travaux, dans son excellente postface : « Il faudrait commencer ce livre par un de ses derniers poèmes : “Les mots des choses” (pp. 80-81), et, ensuite, l’ouvrir au début. S’y expose toute une réflexion sur la langue dans le poème, une suite de mots sur les mots, une séquence de vers sur les vers, justement, une poétique sur le langage et l’écriture qui est comme un seuil, comme un huis, ou comme une porte d’entrée sur cette poésie singulière. » D’ailleurs, je ne saurais trop recommander de lire en priorité les lumineuses remarques de ce petit essai, intitulé à bon escient “La pâte-mot du langage” avant d’entrer dans la matière même du livre. 
N’imaginez pas vous livrer au déchiffrage de quelque texte abscons ou hermétique, abstrait et cérébral ! Pas de gongorisme ou de mallarméisme ici ! Bien au contraire, l’écriture de Philippe Di Meo parce qu’elle retourne et détourne avec une rare sensualité le langage reçu en partage, nous embarque, nous déporte, et nous ébouriffe tellement la tête que l’on en vient après l’avoir lue lentement – si possible en la vocalisant intérieurement – à mieux considérer le monde. Et la langue. Et la poésie dont la vocation est bien évidemment toujours un “dire” autrement pour nous faire accéder, appréhender un réel au plus près de la sensation procurée. Un réel toujours mis à mal par les travestissements dont nous l’affublons pour l’arraisonner, le domestiquer en le conformant à nos désirs et finalement le dénaturer, lui déniant sa nature tragique. Peut-être influencé par la lecture de Santiago Espinosa, il m’a semblé trouver dans l’écriture de Philippe Di Meo une éminente posture tragique où se joue via une forme de “courage” dans l’audace formelle (mais non formaliste) l’assomption (et l’acceptation) de l’existence, du temps dans sa mouvance, ses fluctuations, oscillations permanentes. Gage d’une force retrouvée, d’un émerveillement non pervertis, non dévoyés par le ramollissement moral auquel nous sommes de nos jours sans cesse enjoints. Car cette poésie est le meilleur antidote aux injonctions de sens univoque auquel nous convient la certitude dogmatique et l’affirmation tranchante. Elle induit une lecture faite d’hésitations, de reprises, d’incertitudes à l’image-même de nos vies où rien n’est simple, rien ne va de soi, rien n’a de sens : nous ne savons pourquoi nous sommes nés ; nous ne savons où nous allons ; rien n’explique, ni ne justifie, comme le pensait les tragiques grecs, le fait même de naître et mourir. Et pourtant, parce que dans un mot, il y a d’autres mots, tout un potentiel de langage sous-jacent, qui ne cherche qu’à être, à prendre corps, cette lecture offre, dans le même temps et sous la continuité symbolique, des ouvertures, des possibles multipliés – vraies sources de joie qui nous rapprochent de la vie. Ce que formule parfaitement Christian Travaux en conclusion : « Ainsi de ces textes, ces poèmes de Philippe Di Meo, toujours en recherche et jamais figés, jamais fermés, sur un sens plein de certitude. Toujours dans la jubilation, et, pourtant, pleins de gravité. Toujours dans la forêt des mots, s’égarant, nous perdant nous-mêmes. Et, cependant, nous permettant de redonner sens à nos vies, et lumière, et questionnement.
Et joie, aussi
. »

Patrick aime beaucoup !Je voudrais refermer cette chronique avec un petit livre qui m’a enthousiasmé par son tragi-comique : Le ciel tombe de Lorenza Mazzetti. Publié en 1961 et brillamment traduit ici par Lise Chapuis pour le compte des Éditions La Baconnière, Le ciel tombe est de ces chefs-d’oeuvres que l’on souhaiterait lus par tout le monde (il fut traduit en douze langues et adapté au cinéma en 2000).
Sous l’apparence d’une histoire d’enfance écrite depuis le regard d’une fillette, Penny, dans l’Italie fasciste des années 40, ce texte est redoutable.
Penny et sa petite sœur Baby, duo inséparable et malicieux, ont une vie rythmée par l’école où l’embrigadement fait rage, l’église où le dogmatisme est pesant, les jeux sans fin dans la campagne environnante qui voient ces deux institutions imprimer leurs marques sur l’imaginaire innocent des enfants, et le quotidien dans la villa de leur oncle Wilhelm et leur tante Katchen aux côtés de leurs deux filles Annie et Marie – milieu où, sous la bienveillance et une certaine assise bourgeoise, on devine des convictions politiques (et religieuses) toute autre. 
Penny et Baby sont orphelines, elles font partie désormais de cette famille qui les accueille et restent pourtant une composante exogène, inassimilable. Le regard qu’elles portent sur le monde autour d’elles est fait d’une grande naïveté, d’une absolue innocence et, de ce fait, d’une extranéité totale. C’est la manière d’observer et de dire les choses de l’enfant du conte d’Andersen qui dit avec candeur et non moins abruptement : “Le roi est nu”. Tout au long de ce récit facétieux et plein de vie, parfois carrément hilarant, se déploie en filigrane une fresque féroce qui se dissimule derrière les pensées sans concessions de la petite fille. L’embrigadement fasciste et la bêtise qu’il suppose, l’échec de cette doctrine dont la cohérence est mise à mal par la simple observation enfantine, de même que le balourd prosélytisme catholique (et son antisémitisme latent), sont délicatement tramés dans la dentelle ciselée de scènes faussement naïves.
Henri Michaux lorsqu’il a lu Le ciel tombe ne s’y est pas trompé : “C’est un petit livre féroce”… Car dans l’innocence de cette enfant qui pense, qui parle, qui questionne, il y a toute la férocité d’une accusation qui n’est pas dite parce qu’elle n’est pas expliquée. C’est au lecteur de conclure ce qui s’est passé. Ce tour de force littéraire n’est pas sans rappeler l’absence de pathos qui donne l’incalculable puissance évocatrice et didactique de Si c’est un homme, l’effroyable récit de Primo Levi.
Ce livre est une tragédie (au sens classique du terme) forgée sur le réel, une œuvre d’une finesse extrême, douce, drôle et amère, absolument bouleversante par son atroce dénouement (la tante et ses deux filles ont été assassinées par les nazis) . Une œuvre qui, si elle parle du passé et tente de garder debout des souvenirs tragiques, est une œuvre qui parle malheureusement de nos temps présents. Le ciel tombe rappelle la folie et les horreurs de la guerre – il est surtout un terrible avertissement : l’immonde ogre fasciste à la mâchoire de bronze ne dort que d’un œil !

Le savoir tragique de Santiago Espinosa, Éditions Les Belles Lettres – Encre Marine, 2024 (19€). 
Enjambées – poésie de Philippe Di Meo, Bruno Guattari Éditeur, 2024 (12€). 
Le ciel tombe de Lorenza Mazzetti, traduit de l’italien par Lise Chapuis, Éditions La Baconnière, 2024 (19€). LRSP (livres reçus en service de presse).


APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du
Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.


Illustrations : (en médaillon) 
– dans le billet : Éditions Les Belles LettresBruno Guattari ÉditeurÉditions La Baconnière.


Prochain billet bientôt
se Deus quiser.

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Patrick Corneau