Patrick Corneau

Lorsque j’ai reçu ce petit livre de 96 pages, j’en ai été ravi au premier coup d’œil par le format modeste 13,5 x 19,5cm, la couverture sobre protégeant un beau papier coquille d’œuf et le titre, Barques renversées qui, étonnamment vient faire écho au nom de l’éditeur La barque (maison sis à Rennes dont le catalogue impressionne par sa qualité). 

Je connaissais un peu l’auteur Federigo Tozzi (1883-1920) ayant ici même présenté quelques remarquables traductions dont celles de Philippe Di Meo chez Corti (Les Bêtes) et aux Éditions de la Baconnière (Les Choses, Les Gens). Outre la traduction de ce nouvel opus inédit en français, Philippe Di Meo propose une postface qui éclaire l’art raffiné et si rare de ce très singulier auteur mais surtout donne un lustre, une portée spirituelle à la lecture de ces pensées – donc j’engage vivement à commencer par la fin.

Que cache ce titre un peu énigmatique de Barques renversées ? Un livre splendide de pensées que Federigo Tozzil, cet autodidacte natif de Sienne, écrivit dans les années 1910 (peut-être même en commença-t-il la rédaction dès 1907), partiellement divulgué dans la revue L’Eroica en septembre 1911 (« La flamme et autres aphorismes ») puis, en octobre 1911 (« Impulsions et autres aphorismes »), avant de ne paraître pour la première fois en Italie dans sa version complète seulement en 1981, dans l’édition qu’en fit Glauco Tozzi, le fils de l’écrivain, à partir des originaux. 

De par son originalité indiscutable, se présentant comme une sorte de traité sur l’âme, ce recueil est à compter parmi les plus importants dans le genre dit du fragment. Comme l’indique Philippe Di Meo, il se rattache à une « tradition interprétative nietzschéenne bien acclimatée dans l’Italie du temps » que Tozzi connaissait, mais au-delà, on peut penser à Pascal bien sûr, à Antonio Porchia (poète argentin auteur d’un unique recueil d’aphorismes absolument sidérant intitulé Voces) ou encore, plus lointainement toutefois, à Henri Michaux et son fameux et inclassable Poteau d’angle. On devine aussi l’influence de certains mystiques comme Sainte Thérèse ou une littérature d’inspiration spirituelle ; ainsi Dante est présent et même cité à un endroit. On notera également, la surprenante approche de l’inconscient que le sismographe intérieur de Tozzi perçoit en de nombreuses occurrences.

Il faut revenir sur le choix formel de l’aphorisme et le parti pris qui le sous-tend. Il offre, comme y insiste Philippe Di Meo, une souplesse, une labilité d’expression et surtout une liberté, versatilité de contenu qui le met à l’écart d’une « forme littéraire peu ou prou systématique, totalisante et close sur elle-même, et, de ce fait, immanquablement, dérivée de théologies tenues pour mensongères. » L’esprit est ici immanquablement, génétiquement issu de la lettre. Néanmoins l’élection de l’aphorisme comme forme reçue est revisitée, réinventée par le génie de Tozzi qui ne suit pas l’usuelle rhétorique. Philippe Di Meo remarque que le fragment chez Tozzi « prend parfois l’allure d’une notation impressionniste ou, encore, celle d’un poème en prose particulièrement rythmé ou même d’un hymne tout en itérations et réitérations musicales entêtantes. » Di Meo a raison de pointer l’aspect musical de ces « scintillements fugitifs » : ils m’ont souvent fait penser à l’effusion pensive ou mélancolique de courtes compositions debussystes ou à Miroirs, les somptueuses pièces pour piano de Maurice Ravel. Car ce qui est premier chez ce poète est le feu passionné en quoi il assimile l’expérience de la vie mais toujours réverbéré dans le ressenti de sensations et/ou d’émotions positives.

Ce qui est proprement stupéfiant dans ces célébrations de « la bonté », « la volonté », « la joie », etc. est l’extraordinaire confiance de Tozzi dans la vie ; si bien que littérairement on est souvent au bord de la prière ou de l’hymne. Et pourtant sa brève vie ne fut guère heureuse : une adolescence torturée, la mort précoce d’une mère, des rapports anguleux avec un père autoritaire – afflictions qui ne sont pas pour rien dans ce solaire sursaut vital, cet élan vers la joie d’être et de connaître, cette « religion de l’amour » qui infuse tous ses textes. Si les croquis lyriques et fragmentaires, fables sans moralité de Les Bêtes et de Les Choses, Les Gens exprimaient une certaine mélancolie voire un désespoir lié à l’absurdité de la vie moderne, c’est un véritable renversement ici où tout n’est que transport, célébration dionysiaque du vivant dans un style d’une rare impétuosité, dans une fraîche et débordante allégresse où les bonheurs d’expression sont constants : « comme ces insectes qui vivent dans les feuilles, pour les emplir d’arabesques intérieures », « les abeilles ont troué nos mains, mais maintenant notre bouche s’emplit de miel », « tout est dans la bouche qui pourrait nous parler. » 

Je l’ai dit, Federigo Tozzi disparaît en 1920, un an après la publication de son premier roman, à trente-sept ans seulement, emporté par la grippe espagnole. En ces temps où une nouvelle pandémie vient nous rappeler notre très humaine précarité, le lecteur qui passerait à côté des glorieuses fusées de Federigo Tozzi aurait manqué ce qui fait l’essentiel d’une œuvre hors du commun : un grain de folie mêlé à une exaltation magnifiée par le goût de la vie* et ses « printemps éternels ». Tozzi s’il dissimulait son mal être de poète en bisbille avec soi-même et avec le monde ne s’exprimait pas avec aigreur, ni scepticisme : une allégresse viscérale, presque enfantine, le portait à triompher de toutes les amertumes par la traque de l’évanescent, en se penchant sur ce que peut avoir de merveilleux l’imperceptible.
Par les temps lourdement encolérés qui courent, la prose amicale de Federigo Tozzi est comme un flocon de neige qui vient se poser sur le bout du nez…

* F. Tozzi ne fait que suivre le Faust de Goethe : « La théorie est grise et sèche, mais vert et florissant est l’arbre de la vie… ».

EXTRAIT ici.

Barques renversées de Federigo Tozzi, traduction de l’italien, notes, notice et postface de Philippe Di Meo, Éditions La Barque, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions La Barque.

Prochain billet le 2 février.

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Patrick Corneau