Proust est à lui seul, a-t-on dit, toute la littérature comme Bach est à lui seul toute la musique. On trouve dans son œuvre toute la modernité, et toute la tradition classique. Il semble donc entendu que tout le monde ne peut qu’aimer et admirer cette œuvre totale qui résume toute la littérature. Mais peut-on croire que chacun ait vraiment lu la Recherche en son entier ? Il est usuel d’entendre quelques vanités intellectuelles prétendre l’avoir fait… A travers l’imposante masse de l’œuvre de maturité, des textes de jeunesse et de la correspondance, ce nouveau volume de la collection Ainsi parlait chez Arfuyen fait clairement apparaître l’essentiel de ce que Proust voulait transmettre à ses lecteurs : des « leçons de vie » et plus largement une « pensée ».
« Au fond, notait Proust en 1909 dans Contre Sainte-Beuve, toute ma philosophie revient, comme toute philosophie vraie, à justifier, à reconstruire ce qui est. »
Quelles sont les sources de cette pensée ?
Comme le rappelle Gérard Pfister dans la présentation de ce recueil, on s’en tient souvent à son lien familial avec Bergson, mais c’est oublier qu’il a suivi lui-même des études de lettres et de philosophie à la Sorbonne où il obtient une licence en mars 1885. C’est là qu’il acquiert véritablement les « croyances intellectuelles » sur lesquelles il construira son œuvre. Admirateur de Wagner, il s’est également passionné pour la philosophie allemande, de Schelling à Schopenhauer comme le montre le personnage demi comique de Madame de Cambremer qui cite abondamment le pessimiste de Francfort pour se faire prendre au sérieux dans les salons mais ne peut échapper aux rosseries du narrateur, même si ce dernier reconnaît chez elle une vraie culture philosophique. Curieusement, la Recherche apparaît comme un livre où les philosophes sont tenus pour quantité négligeable et leurs lecteurs systématiquement tournés en dérision. Faut-il y voir, se demande Gérard Pfister, sous la forme d’un roman faussement autobiographique et essentiellement poétique, une démarche proprement philosophique ?
Avec une précision érudite, Gérard Pfister retrace la généalogie des figures de pensée prestigieuses qui ont initié Marcel Proust à la découverte de la philosophie : en premier lieu son professeur de philosophie au lycée Condorcet, Alphonse Darlu (1894-1921) qui permet au jeune Marcel, élève inégal, d’obtenir le prix d’honneur de philosophie au palmarès de 1889. Quant à ses professeurs en Sorbonne, ce sont les personnalités les plus remarquables de la philosophie d’alors. Sont mentionnés : pour la philosophie moderne, Émile Boutroux (1845-1921) qui avait eu pour élèves Blondel et Bergson ; pour la logique et la psychologie, Victor Brochard (1848-1907) qui avait vivement impressionné Nietzsche ; pour les rapports de la science et de la philosophie, Victor Eger (1848-1909) élève de Félix Ravaisson, Paul Janet (1823-1899) et auteur d’une œuvre considérable. Mais, surtout, pour la philosophie de l’art : Gabriel Séailles (1852-1922) qui ne pouvait qu’intéresser au plus haut point le jeune Proust avec ses leçons d’esthétique intitulées Étude de la sensibilité. On imagine l’intérêt que ce dreyfusard, libre penseur, passionné de peinture eut pour le jeune homme. Preuves et citations à l’appui, Gérard Pfister montre qu’avec Gabriel Séailles et l’affirmation que « Le principe de l’art, c’est l’insuffisance de ce qui est » nous voyons se profiler la démarche de la Recherche.
De fait « L’insuffisance de ce qui est », le narrateur en fait jusqu’au terme final du Temps retrouvé la douloureuse expérience. Dans l’amour, l’amitié comme dans les relations mondaines, les êtres sont toujours décevants ; les attraits dont notre imagination les avait parés ne parviennent pas à déguiser ce qu’ils sont par eux-mêmes : inconstance et inconsistance. Les lieux auxquels nous avions rêvé ne sont jamais à la hauteur de nos attentes. Le réel tout entier s’émiette et se dissout sous les effets d’une conscience hypercritique, d’une hypersensibilité propre à l’auteur sans doute mais qui va bien au-delà d’une attention aiguë relevant de la seule névrose obsessionnelle. Gérard Pfister a raison de pointer l’influence prégnante de Schopenhauer dont la lecture sombre et doloriste qu’on en faisait est venue renforcer, avec les austères directeurs spirituels et les moralistes du grand siècle, les chemins de la révélation d’un monde où, décidément non, vivre n’en vaut d’aucune manière la peine. Gérard Pfister y voit le dessein caché du narrateur : noircir à tout prix le tableau pour que la lumière à venir apparaisse plus éclatante. La démonstration des vanités du monde développée sur des milliers de pages constitue une sorte de suspense qui ne peut aboutir qu’à un coup de théâtre ! Voici que le ciel s’entrouvre, le miracle advient : « L’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille. » (Du côté de chez Swann)
Comme l’écrit bellement Gérard Pfister : « Le pied se pose sur un pavé plus bas que le précédent et, dans l’instant, ce sont les deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc, à Venise, qui ressurgissent. Un domestique cogne une cuiller contre une assiette et c’est en même temps le bruit du marteau d’un employé sur une roue d’un train. La serviette empesée avec laquelle il s’essuie la bouche, est celle qu’il avait en main devant la fenêtre le premier jour de son arrivée à Balbec. »
Et Gérard Pfister d’ajouter : « Bien menues révélations, mais accompagnées d’une ‘félicité’, d’un ‘caractère de certitude’ qui s’imposent avec une force inconnue. Le narrateur se sent comme ‘un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir’, un être ‘rené’ qui ‘ne se nourrit que de l’essence des choses, en [laquelle] seulement il trouve sa subsistance, ses délices’. Il sent en lui ‘ressusciter […] l’homme éternel’ ».
Ce qu’il importe de comprendre est que la déconvenue est aussi la clé et la cause inverse d’une très ferme espérance. Amour et amitié, désir, certes éternellement désappointés, font que tout s’est reporté sur les morts (la grand-mère, Albertine), mais surtout se transfigure dans l’art et le livre en train de se faire ; les objets d’amour et d’amitié se transsubstantient dans l’œuvre pour révéler le sens même de la vie et sa joyeuse essence.
D’où ces « leçons de vie » dont Gérard Pfister fait l’impeccable archéologie philosophique avant de nous livrer un choix riche et convaincant sous forme de « dits et maximes ».
N’ayant pas le temps d’être bref (comme disait Alexandre Vialatte), je serai peut-être un peu long, mais il me paraît utile de montrer que ces pensées sont intrinsèques à la coulée narrative et même stylistiquement commandées par celle-ci. Luxuriante et baroque, (le Temps même), elle donne forme et vie aux extases, déceptions, allégresses, joies et douleurs. Mais souvent la fragmentation déliquescente du devenir se suspend : apparaissent dans le tissu de la continuité des puncta (pour reprendre un concept barthésien) : piqûres ou points qui déchirent le temps, qui trouent la robe qu’est la Recherche. Le point, c’est à la fois ce qui troue et ce qui permet de rassembler l’épars. Proust passe alors au présent intemporel, celui des vérités éternelles, qui s’oppose au passé récitatif. Le passé de la décomposition et de ses pauses passagères alterne donc structurellement avec le présent des maximes : cette alternance met en place la dialectique entre la déréliction et l’éternité. Suspension du Temps, les maximes en soulignent le flux, et finissent par le réintégrer : la robe trouée se recoud. Ces courtes sentences, où l’économie d’un classique s’oppose à la corne d’abondance baroque de la prose, résument et généralisent la leçon de l’anecdote et des péripéties afférentes. Proust veut inlassablement extraire une loi générale du singulier ou du particulier, de ce qui n’appartient qu’à un seul ou à un unique groupe social : « C’est le sentiment du général qui dans l’écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art. » (Le Temps retrouvé) Ainsi, nul détail n’est abandonné à l’insignifiance, nul incident n’est laissé pour compte : « Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. » (Le Temps retrouvé).
À considérer l’œuvre dans son ensemble, ce que Proust a donc tenté est la transformation de la déliquescence du Moi corrélative à l’insuffisance du monde en éternité générale, procès qui passe par le présent intemporel de la maxime. Alors, la matérialité même de la Recherche réunie en volumes, portée à la généralité par le livre même, témoigne de la guérison, à la fois de l’enfer du névrosé et de la dissolution du Moi. La généralité, dite au présent intemporel, est ce qui garantit une certaine pérennité : « Rien ne peut durer qu’en devenant général. » (Le Temps retrouvé). Le temps de la stase et de l’extase est consubstantiel au temps de l’écriture.
Nul n’a médité avec plus d’attention sur les aléas de la vie, peu d’écrivains ont formulé avec autant d’à propos et de lucidité une sagesse et une morale qui trouve aujourd’hui encore sa pertinence dans un temps où le Moi judéo-chrétien survit à sa progressive abolition. Notre monde est encore peuplé de Charlus, de Madame Verdurin, de Marcel, d’Albertine, de Swann, de Françoise, de tante Léonie, d’Odette de Crécy et de Cottard, que nous aimons, qui nous enchantent, nous amusent ou nous accablent. Ce sera donc à la lectrice ou au lecteur de fournir son propre contexte aux puncta arrachés au flux récitatif ; à lui de recoudre sa propre robe, se substituant à Françoise ravaudant les paperoles : « Notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. » (Pastiches et Mélanges)
Ainsi parlait Marcel Proust est un petit vade-mecum qui a l’heur de faire découvrir et aimer un Proust quelque peu inaperçu de la critique et de la glose professorale : tour à tour gai, sombre, optimiste, désabusé, allègre, grave, ironique, satirique, tragique ou mélancolique. Ces « dits et maximes » mettent en relief un écrivain dont la plume fait preuve d’une variété étonnante : il n’est nulle manière, nul ton, nul genre dont il ne sache jouer, comme l’avaient prouvé les Pastiches. Cette singulière capacité mimétique démontre, elle aussi, que le sujet judéo-chrétien est parvenu au bout d’une séquence, peut-être face à son épuisement. Le style n’est plus l’homme, l’homme qui n’a pas de style qui lui soit propre dissout sa singularité dans la Bibliothèque. Bien entendu, s’agissant de Proust, il faut que les maximes soient parfois développées, amplifiées, commentées. Après tout, La Rochefoucauld et La Bruyère savaient être diserts quand il le fallait, Proust l’avait constaté en les lisant et commentant avec sa mère qui en était fort entichée*.
En ramassant la sagesse proustienne grâce à un judicieux découpage chronologique, ce nouveau volume de la collection Ainsi parlait fait clairement apparaître l’essentiel de ce que Proust voulait transmettre à ses lecteurs ; il tente aussi d’encourager ceux-ci, non seulement à se lancer dans la lecture de la Recherche, mais aussi à chausser les multiples optiques proustiennes pour voir les richesses de sa propre vie : « L’auteur n’a pas à s’en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant: ‘Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre.’ » (Le Temps retrouvé). Les stases aphoristiques par lesquelles Proust sauve le récit de sa mort étant innombrables, ce travail de confrontation, réappropriation-assimilation est interminable et peut occuper une vie entière. Libre au lecteur de s’y adonner selon ses besoins et surtout ses forces.
Rappelons que les grandes œuvres le sont parce qu’elles gardent toujours leur part inépuisée, et peut-être n’en avons-nous jamais fini avec la Fin.
* Voir Jeanne Proust, Souvenirs de lecture, édition de Luc Fraisse avec la collaboration de Laurent Angard. Préface de Marc Lambron, de l’Académie française, Éditions de Fallois, 2020. Ainsi que le remarquable Introduction à “La Recherche du temps perdu” de Bernard de Fallois paru en 2018.
Ainsi parlait Marcel Proust, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister, coll. Ainsi parlait n°27, éditions Arfuyen, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : Portrait de Marcel Proust origine inconnue / Éditions Arfuyen.
Passionnant, votre texte sur Proust. Bien évidemment, je vais commander sans tarder ce livre de la collection « Ainsi parlait ». Grâce à vous, je fais la connaissance de cette maison d’édition Arfuyen, dont je ne connaissais pas l’existence. Je suis heureux d’avoir découvert votre blog si vivant et si proche.
Merci pour votre commentaire chaleureux. Oui, Arfuyen comme éditeur indépendant fait sous la houlette de Gérard Pfister un travail remarquable (éclectisme des collections, traductions et présentations soignées, etc.) et j’ai plaisir ici à lire et partager leurs publications.