Patrick Corneau

Puisque que nous vivons en liberté de circulation restreinte, qu’un confinement total nous pend au nez (le dernier desserrage de vis étant considéré trop « laxiste »), il est bon de s’aérer l’esprit en se baguenaudant virtuellement dans la littérature de voyage, la vraie, celle qu’on écrivait par plaisir avant que le travel writer ne devienne une curiosité pour festival.
Aussi ai-je rouvert un vieux numéro de la « nénéref » comme l’appelait L.-F. Céline (dont il disait qu’elle l’agaçait « comme les filles qui parlent toujours d’amour et n’ont jamais joui ») sobrement intitulé Voyages paru en octobre 1974 où j’ai trouvé un beau texte de Georges Perros.

Perros qui ne faisait rien comme tout le monde, ne concevait que des « Voyages sous les toits » c’est-à-dire dans une mansarde… Ce qui n’empêche que ce grand confiné spirituel ne pouvait respirer que dans la proximité de l’infini océanique (« l’océan à portée de mouettes »). Il respectait ardemment la distanciation sociale au point de passer vis à vis de ses voisins pour un « drôle de coco », un type « pas très catholique ». Ce recul physique, cette « horreur d’être relié » lui étaient naturels et même consubstantiels, autrement dit un gage de paix sociale et de tranquillité d’âme ; il adulait les gestes barrières au point qu’il aurait aimé les appliquer à lui-même, ce lui-même avec qui il se sentait en assez mauvaise compagnie… 

Voici donc les réflexions divagantes et maugréantes d’un olibrius qui se sentait de trop (« pas seulement avec les autres ») et, pour cela même, humainement attachant. Le texte peut paraître un peu long (temps de lecture inférieur à 5 minutes) car il s’agit de sa vie que retrace Perros. Néanmoins « nous aurons fait un beau voyage ». Vraiment.

Voyages sous les toits

Depuis une trentaine d’années, quel que soit mon métier — comédien, lecteur, etc. — je passe le plus clair et le plus obscur de mon temps dans une mansarde, jamais la même toujours la même, en recomposant sans le vouloir le désordre, l’anarchie au gré de mes déplacements. Je passe d’une ville, d’un bled, d’une rue à l’autre ; d’un toit, d’une fenêtre, d’un mur. La vue seule change, mais je ne suis jamais que sous le ciel, toujours le même lui aussi, quoique changeant sans cesse, les nuages broutant son
bleu.
Je tombe presque régulièrement sur des propriétaires qui finissent — mais ça va très vite — par se demander ce que je fabrique, si je ne suis pas trafiquant de drogues ou espion. De m’entendre taper à la machine, comme en ce moment, n’est pas fait pour les rassurer. Ce n’est pas sans hésitation qu’ils me louent une pièce dans une maison quasiment en ruine, qu’ils me laissent « finir », avant démolition. En général, ni flotte ni électricité ni latrines, ce qui pose pas mal de problèmes. Mais c’est une habitude à prendre. Les voisins s’interrogent. Drôle de coco, avec sa moto en fils de fer ; pas très catholique, en tout cas. Je succède à un mort, une morte, qui ont laissé leur canne, leurs seaux, leur merde, leur odeur. Mais c’est vide. Vide. Seulement l’odeur, que mille fenêtres ouvertes seraient impuissantes à chasser. Il faut donc que je refasse de la vie entre quatre murs funèbrement humides. C’est long. Des mois. Puis je me dis qu’après tout je ne suis pas le seul à être terrifié ; que mes voisins aussi ont peur de moi, ah ah, que je les gène, qu’ils ferment leur porte à triple tour, on ne sait jamais, rappelez-vous le crime de l’an dernier ma bonne dame, on ne prend jamais assez de précautions ! Si je m’absente quelques jours, dès mon retour, après avoir demandé si rien de neuf dans le pays, je fonce dans ma mansarde pour voir si personne n’y a foutu le feu — vous vous rendez compte, les manuscrits ! — si ce type qui disait vouloir ma peau ne s’est pas vengé.
Trente ans que je transbahute ma coquille, histoire de tuer une fois pour toutes le temps, de m’engager dans la monotonie intégrale, mais je ne suis pas très bon tireur.
Reste toujours un bout de temps qui traîne, comme si la poussière accumulée lui permettait de m’échapper. Puis il y a le corps, ce vieux salaud, qui vieillit en douce, se lézarde. Mais c’est la lézarde que je protège, pas le corps.
Sa béance. Pour vexer la mort, qui sera bien attrapée d’avoir été si attentivement prévue !

Mansarde. Cabine. Je campe. La terre tourne. Je risque de me casser la figure en sortant. Il me faut un temps d’acclimatation. Je ne peux pas rencontrer quelqu’un tout de suite. Je me suis oublié. Pas question d’y recevoir qui que ce soit plus de cinq minutes. C’est quand je ne peux plus bouger, faute de place, que je me sens un peu chez moi. Alors, il faut déménager. La démolition. Ainsi ai-je habité, hanté, maints endroits désormais livrés aux voitures, maintes maisons dont l’absence me trouble, comme si une part de ma peau y était passée aussi.

Il y a un type en moi qui a très vite eu envie de se cacher. Ou plutôt : de ne pas être dans le champ. Invisible. J’y suis presque parvenu, ce n’est pas facile. (Mais l’autre année, dans un avion, assis entre des messieurs à lourdes serviettes, j’ai dû signaler ma présence. L’hôtesse qui servait à boire ne m’avait pas vu. L’ennui, c’est que j’avais soif.) C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai fait du théâtre. Car enfin, rien de moins cabotin qu’un comédien. Peureux, d’abord, qui ne se retrouve, ne fait surface que sous le maquillage, voire les perruques, sur une scène, avec les « siens », à distance respectueuse — et le plus souvent méprisante — du public. Je sais bien qu’on essaie aujourd’hui d’annuler cette distance. Le théâtre est dans la rue. Tout le monde voudrait jouer la même comédie. On en reviendra. Il faudra bien, à nouveau, vêtir ceux qui se veulent nus. Ne serait-ce qu’à cause du climat.

J’aurais plutôt tendance à avoir peur, c’est vrai. Ni de la nature, ni des orages, ni des tremblements de mer ou de terre. Mais des hommes que je fréquente, qui veulent bien me fréquenter, que j’ai l’occasion de voir, comme ça, entre les chiens et les loups du monde des affaires, sans leur vouloir quoi que ce soit, pour le plaisir, mais qui risquent eux, de me vouloir quelque chose, parce que je ne suis tout à fait comme ils voudraient que je sois, parce qu’ils savent que je ne vote pas (pour ou avec eux), que j’ai un « genre » qui ne leur revient pas, et qu’ils imaginent créé de toutes pièces pour avoir enfin l’air de ce que je ne suis, ne serai jamais, alors oui, j’ai peur. Peur de ces hommes-là. La majorité. Sachant que je ne peux rien pour eux (sauf s’ils me demandaient ce que je me sens capable de leur donner, mais ils s’en gardent bien). Je m’en cache, gardant en moi, pas seulement la buée de mon impuissance, mais la lave en fusion d’une colère d’autant plus rentrée qu’elle menace de faire sauter la marmite. Et qui sauterait ? Question de santé, donc.

La première mansarde, ce fut à Meudon. Ébloui par l’avenue du Château, je décidai d’y habiter. Superstitieux, je demandai à un ami d’aller se renseigner. Oui, une chambre était à louer, dans une maison proche de la pension Mériadec, aujourd’hui disparue, que fréquentaient des gens bizarres : Elias Canetti, Crommelynck, Massis, Druon, Carné, Corti. Elle donnait sur Paris, la fenêtre quasiment bouchée par le lierre. J’y serais peut-être encore, vieux célibataire, si l’un des fils du propriétaire n’avait plus supporté ma présence, sous prétexte que ses chiens ne me quittaient pas. C’est donc un peu grâce à vous, Golo, Miarka, que j’ai pris la route, et enfin atterri où me voilà, dans une autre mansarde, l’océan à portée de mouettes. Ce fut ensuite un grand parc en Seine et Noisette, avec chant de chalands, dans une maison en construction. Je rentrais souvent tard, par la forêt de Saint-Germain — Ô la fête des Loges ! — et un peu saoul, n’atteignais ma chambre qu’en gravissant tant bien que mal les degrés d’une échelle sans complicité. Je faisais la cuisine du gardien, qui venait de perdre sa femme, me baguenaudait du côté d’Évèquemont, d’Auvers… Couchait avec moi Zita, une chienne délicieuse à tous points de vue. Elle hébergeait une armée de puces, qu’elle me repassait par affection. Puis les propriétaires prirent possession du lieu, et malgré leur gentillesse, je me sentis de trop. Sensation courante chez moi, pas seulement avec les autres. Alors Osny, où je ne sais qui déglinguait ma moto toute les nuits, si bien que je dus décamper assez vite.
Cette chambre, encore, intérimaire vraiment, face au château de Saint-Germain, les vitrines bourrées d’abolis bibelots, les chiottes dégageant l’odeur rien moins que somptueuse des siècles passés. Je n’y restai que deux nuits. Ce fut enfin, à bout de nerfs et de démangeaisons diverses, la mer. Je savais depuis longtemps qu’elle m’aurait un jour. Je le croyais moins proche. A Saint-Malo, je me retrouvai dans une grande pièce à plafond pour géant sur les remparts. Toutes les nuits des buffles marins fracassaient les doubles-fenêtres, mon sang se changeait en eau de pluie. Tous les jours, la gueule des Malouins dans la rue. Pas marrante. Quant aux jeunes filles, pommettes mongoles, leurs taches de rousseur, il eût fallu sortir de je ne sais quelle cuisse pour les toucher, ne fût-ce qu’oralement. J’allai plus avant.
Maintenant, je passe d’une mansarde à l’autre dans le même quartier. J’y suis comme un fauve en cage, en route tournoyante. Il n’y a plus de voyage concevable pour moi, sinon celui-là ; plus de visages, sinon ceux-là, que je retrouve dans la cuisine, le soir, et qui m’effraient d’avoir à vivre, à se débrouiller, à se battre dans ce monde suicidaire. J’attendrai maintenant la fin du voyage, de ce voyage à la fois sordide et merveilleux. Je ne bougerai plus, j’attendrai le lâchez-tout, et vogue, corps enfin mis à nu, et danse, au rythme tamtamisant de ton squelette poudreux. Je ne me permets plus que quelques échappées, cul sur moto, sur les petites routes qui mènent à Saint-Guénolé — salut Jean Bazaine — ou de Pont-Aven, avec arrêts dans un petit bistrot, où casser la croûte, déguster la mie, du temps perdu et retrouvé. Où être à nouveau fasciné par une jeune fille qui sert, où rêver encore à ce qu’aurait pu être un amour avec une gamine de seize ans, rentrant le soir crevée, et que j’aurais attendue, jaloux sans doute ; que j’aurais aimée. Mais elle serait allée au bal.

Il est, d’une certaine manière, terrible, inhumain, de ne se sentir bien que seul. Bien, non. Supportable. La mort au plus près, au plus proche, comme un animal qui ne quitte jamais la maison. Nous attend. Qu’on nourrit pour cela. A portée de corps.

Tout est voyage. Nous ne cessons guère d’aller à hue et à dia sur une terre qui nous donne le tournis, et qui, de toute manière, nous fera les os. Ce n’est pas une raison pour s’en prendre aux dieux, qui n’y sont pour rien. Ni aux hommes, qui n’y peuvent rien. La terre est un immense cimetière. On ne le croirait pas. Mais voyez ! Une guerre! Et tout à coup, des peuplades de morts, alignés comme au garde à vous éternel de la célébrité anonyme. Chemin des Dames — charmant lieu-dit —, Douaumont, Tranchée des baïonnettes. On visite. Le tourisme est notre lot. Voilà pourquoi je suis un si dérisoire voyageur. Je hume partout l’ancienne fumée, celle des passants qui m’ont précédé, et dès lors, ma vie prend feu elle aussi, j’ai comme une envie d’en finir tout de suite, de sortir du cirque. Je pourrais en dire autant, dans un tout autre domaine, celui des vivants, de l’amour physique. Il n’a jamais été question pour moi de m’y attarder. Horreur d’être relié. A quelque chose. A quelqu’un. Comme si j’étais contagieux. Pourquoi cela ? Allez le dire ! Comme je n’ai jamais éprouvé le besoin de lire Freud. Ce n’est pas normal. Énorme lacune. J’ai pourtant lu tous les jours de ma vie, depuis que je sais. Mais Freud non. Pas sérieux.

On me demande souvent pourquoi j’ai choisi de vivre en Bretagne. La réponse dépend du temps qu’il fait. Mais la question est vicieuse. Il m’arrive de rencontrer ma mère qui, mon père étant mort, est venue vivre ici, près de ses « petits-enfants ». Elle s’y embête, pas assez de vitrines. Je lui dis bonjour, l’embrasse sur le front, lui demande comme ça va. Elle remarque que je ne suis pas rasé, que mes godasses sont pleines de boue. Elle parle : « Ça ne m’étonne pas que tu n’aies pas réussi dans la vie. Regarde-toi. » Or je me regarde, cela va sans dire. Je me rase une fois
par semaine. Sinon, j’aurais une grande barbe, c’est très à la mode aujourd’hui. Je ne suis pas très coquet, c’est comme c’est. Mais je ne suis pas non plus contre un homme qui porte cravate au cou — il y en a de très belles —, chevalière au doigt, pli au pantalon. D’une tolérance à désespérer un témoin de Jéhovah. J’ai donc un peu voyagé. J’en tendais l’autre jour un sot radiophonique — Chancel, pour le nommer —, questionner un écrivain pris au piège de l’interview. Le premier demandait au second pourquoi il avait opté pour la province — en l’occurrence la Provence — l’exil. N’avait-il pas une belle situation ! N’était-ce pas là preuve manifeste d’échec, d’impuissance inavouée ? Quand on peut vivre à Paris, par où tout passe et trépasse, allons, cher monsieur, dites, nous sommes entre nous, quelle idée d’aller respirer l’air des vaches avant l’heure de la retraite ! (Certains Bretons sont comme cet individu. Ils ne comprennent pas qu’on puisse préférer leur compagnie, souvent ingrate je le reconnais, à celle des Parisiens, qu’ils ne peuvent d’ailleurs pas sentir, sauf l’été.) Le second répliqua qu’ayant assez d’argent pour profiter des bienfaits de la nature, il n’avait pas hésité. Que sans argent, naturellement, cher ami, il n’en aurait pas été question.
Cela va de soi. Il faut de l’argent. Pour manger. Faire manger. Payer le gaz et le reste. Mais qu’il en faille pour jouir de l’air pur — d’une totale gratuité, jusqu’à preuve d’un contraire possible — j’ai trouvé le propos abusif. Il est clair qu’un des jours de ma vie, je me suis dit que rien ne pouvait m’empêcher d’être libre, mot taquin. Rien ni personne. Il y faut une certaine discipline. Une certaine malice. N’est pas riche qui veut. Mais il est peut-être plus vicieux de rester pauvre, sans pour autant crier famine. Alors gare au minimum vital. A ne pas dépasser. (Le mystère veut qu’on dépense toujours plus qu’on ne gagne.) Et ce n’est pas rien de faire comprendre ce vœu apparemment imbécile à qui se mêle de vouloir nous aimer un peu, ne serait-ce que pour partager, justement, cette « liberté ». On se trouve tout à coup hors de toute « politique », puisque quelle qu’en soit la vertu, elle ne peut que nous arranger, nous augmenter. Vous n’imaginez pas comme il est extraordinaire de ne gagner d’argent que nécessaire et suffisant. C’est la fête.

Bref, nous aurons fait un beau voyage. Nous aurons aimé des femmes — d’amour. Des hommes — d’amitié. Des chiens, des chats, des villes, des paysages. Nous aurons connu des moments d’absence au monde, le rêve buvant doucement le réel.
Oui.
Nous nous serons retrouvé sur la cinquantaine avec des morts plein la peau, dans je ne sais quelle chaleur glacée, à se demander si ce n’est pas la mort de ceux qu’on aime qui nous fait mourir. Et qui n’a pas aimé au moins un être ?
Il n’y aura eu ni échec ni réussite.
On ne vit pas entre la vie et la mort, ce qui signifierait qu’il y a « autre chose ». Non. On est là. On n’y sera plus. Pas d’entre-deux.

Illustrations : Portrait de Georges Perros origine inconnue / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 10 février.

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Patrick Corneau