Cher lecteur, qui que tu sois, un régulier (abonné, cela va de soi), un épisodique néanmoins fidèle, un passant genre « tiens y’avait de la lumière, je suis entré » (serendipity oblige), s’il y a un livre de l’annus horribilis 2020 que tu ne dois pas manquer sous peine d’avoir le sentiment désolant d’avoir vieilli un peu plus c.., outre l’exquis et incontournable Sans Bill ni Murray d’Alexandre Steiger (Leo Scheer), s’impose l’époustouflant Ici pour aller ailleurs de Geoff Dyer (traduit de l’anglais par Pierre Demarty pour les Éditions du sous-sol).
Emmanuel Carrère en a donné pour Le Monde une présentation absolument parfaite, avec un mimétisme qui n’est acceptable que chez ceux qui admirent avec le cœur, et même les tripes plutôt qu’avec leur cerveau social carriériste (sans jeu de mots). Donc, après le parfait Carrère, il me sera difficile d’être pertinent sauf à ajouter une couche de dithyrambe, ce qui n’est pas très convaincant ni productif pour la gloire de Geoff Dyer.
Pourtant, ce nom ne vous, ne nous dit pas grand chose.
Né en 1958, sachez que Geoff Dyer est un écrivain britannique possédant un esprit comme seul on peut en produire outre-Manche : des spécimens possédant une vision du monde offrant toutes les nuances entre excentricité hilarante et flegme impavide (des émotions mais peu d’émois) sur fond d’une solide et rémanente autodérision. Cette idiosyncrasie suppose une vaste culture, ouverte, buissonnante, éclectique, navigant entre un goût pour le jazz, la photographie, l’art contemporain (Biennale de Venise, land art), le yoga, le climat californien, les vieux films américains, Tendre est la nuit, Adorno, D.H. Lawrence et John Berger.
Ses récits, rassemblés dans Ici pour aller ailleurs, sont des reportages à la première personne, à la fois hautement subjectifs, extrêmement précis et subtilement décalés, écrits pour des journaux prestigieux (The New Yorker, Granta, Harper’s Magazine). S’ils sont éminemment déconcertants pour un esprit français, c’est par leur teneur et leur tonalité : ce sont des aventures jamais véritablement périlleuses mais où l’on sent qu’il pourrait en être autrement. Par un regard singulièrement perspicace et surtout ce sens mortel du détail révélateur, Geoff Dyer fait basculer soudain une simple balade en une expédition pleine de surprises où les apparences se défont, se délitent, se contredisent pour révéler l’envers des choses, leur part d’inaperçu sous nos yeux qui n’en peuvent mais… Magiquement, Geoff Dyer extrait le meilleur de ce qui resterait à l’état de morne plaine chez le moindre pisse-copie relatant les aléas de l’existence. Cela implique un art de conteur très redoutable : ménageant suspense, montée en tension et rebondissements – Geoff Dyer sait nous prendre par la peau et ne nous lâche pas. Geoff Dyer est un peu plus qu’un journaliste sachant écrire…
Sa matière, ce sont des déplacements qui habituellement font l’objet de sages et parfois lénifiants reportages dans de belles revues sur papier glacé : La Polynésie, sur les traces de Gauguin, La Chine, Pékin et la Cité interdite, La Norvège et ses aurores boréales… On s’attend à vibrer sous le charme d’un exotisme plus ou moins accentué, plus ou moins coloré. Hé bien non ! C’est le flop, le bide intégral, la dégringolade programmée, l’atterrissage dans le kitsch ou le frelaté : la sordide réalité prend un malin plaisir à démolir le cliché, l’idée préconçue que la doxa, c’est-à-dire la facilité, la paresse mentale nous a enfoncé dans le crâne. Drôle et désabusé, Geoff Dyer est un grand décepteur, un traître du réel car c’est un voyant ! Il m’a rappelé le Henri Michaux d’Ecuador, récit hanté par le vide, où tout se dérobe et se termine par cet aveu du poète se plaignant de n’avoir rien vu : ni l’Amazone, ni l’Amazonie (auxquelles d’ailleurs il ne consacre que quelques pages lors d’une traversée de plusieurs milliers de kilomètres !). Ainsi Geoff Dyer et sa femme partent en Norvège dans l’espoir d’assister à une aurore boréale (et d’être mesquinement surclassé dans l’avion…) : tentative obstinée, foireuse, hilarante, qui échoue lamentablement. Le voyage en Océanie sur les traces de Gauguin est une dérive dans de sublimes paysages parfaitement ennuyeux, en même temps qu’une biographie ultra-personnelle de Gauguin où ce dernier perd son auréole, son prestige d’artiste « rebelle » pour n’avoir été, au fond, qu’un petit néo-colonisateur aux mobiles douteux. On le voit, nous sommes très loin de la littérature de travel writer que, bien entendu, Geoff Dyer abhorre puisqu’il déteste voyager…
Mon texte préféré est « Pèlerinage », évocation des promenades à Los Angeles de l’auteur et de son épouse à la recherche des maisons des Européens célèbres exilés en Californie pour fuir le nazisme, tels Adorno, Schoenberg ou Thomas Mann. Le portrait du sévère penseur que fut Theodor Adorno est à la fois impertinent et d’une remarquable justesse car la désinvolture de Geoff Dyer (au point d’appeler le philosophe Teddy) ne le pétrifie nullement dans la révérence obligée, son regard sur l’œuvre et l’homme (guère sympathique par ailleurs) est celui d’un homme libre qui pense par lui-même et non avec les béquilles de la bienséance universitaire ou académique.
Surtout ce qui m’a véritablement enthousiasmé est que Geoff Dyer est un écrivain qui écoute beaucoup de jazz*. Eh oui ! J’avoue m’être identifié et même un peu projeté dans ce trait. Des pages d’Ici pour aller ailleurs sont consacrées au contrebassiste Charlie Haden, mort en 2014 ainsi qu’à la pléiade de musiciens géniaux qui l’entourèrent ainsi qu’Ornette Coleman, initiateur du free jazz (ou new thing). Rares sont les littérateurs** capables de faire entrer le jazz comme sujet et comme esthétique inspirante, ce que Dyer réussit avec brio dans une prose vive, enlevée, sinueuse comme peut l’être une improvisation en jazz, avec des digressions, jamais trop nombreuses, ni trop appuyées d’où cette délicatesse dans le mouvement de l’écriture qui nous enchante.
Tout le recueil est intéressant, inattendu, attachant, souvent comique, de la part d’un type un peu ronchon parce qu’irrémédiablement inquiet donc diablement intéressant. S’il lui arrive d’être mélancolique et même d’avoir des accès d’irascibilité c’est que Geoff Dyer est par-dessus tout un dilettante désireux de saisir ce que la vie lui offre malgré l’indécent panorama que déverse l’actualité. Et puis, on le sait bien, le mélancolique est un fou sensé, il ignore cette aura d’illusion qui pare toute chose du chatoiement narcissique de celui qui les regarde. Geoff Dyer appartient à cette race de dandys angoissés qui écrivent pour se passer l’envie de ne plus travailler qui mène à regretter de n’en plus avoir envie…
Pour cela, comme pour le reste (dont sa passion pour le jazz), il est très aimable.
* But Beautiful : A Book About Jazz (1991) publié en français sous le titre Jazz impro (traduit par Rémy Lambrechts, Éditions 10/18, coll. « Musiques & cie », 2002) a obtenu le Prix du Livre de Jazz en 1995.
** Je ne parle pas des écrivains essayistes ayant écrit sur le jazz en tant que genre musical comme Jacques Réda, Yves Buin, Laurent de Wilde… Mais de ceux qui l’ont incorporé dans leur style. Ainsi l’écrivain tchécoslovaque Pavel Vilikovský (1941-2020) a trouvé de belles fulgurances verbales pour décrire le groove dans le jeu de Jimmy Smith.
Ici pour aller ailleurs de Geoff Dyer (traduit de l’anglais par Pierre Demarty pour les Éditions du sous-sol, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : photographie ©Larry D. Moore / les Éditions du sous-sol.
Prochain billet le 29 janvier.
“Pourtant ce nom ne vous dit pas grand chose”
Vous sous-estimez la considérable érudition des membres du club de vos lecteurs.
J’ai dans ma bibliothèque “Jazz Impro” de cet auteur, acheté 135 francs en 1995 où nous pouvons trouver entre autres un remarquable portrait-fiction du saxophoniste Ben Webster.
Mille pardons cher Serge, mais vous êtes l’exception qui ne confirme pas la règle… ?