Patrick Corneau

On a parfois tendance à penser que les principes d’éducation étaient par le passé tout de sévérité, d’exigence voire faits de brimades sadiques pour l’esprit et le corps de l’enfant. Cette lettre de Ximénès Doudan adressée à Madame de Staël montre qu’il n’en est rien. Rousseau et son Émile avaient changé la donne. Les préceptes pédagogiques très libéraux du dilettante Ximénès Doudan proches de l’idée rousseauiste d’éducation négative pourraient d’ailleurs paraître bien laxistes et même extrémistes pour la communauté éducative d’aujourd’hui.

Broglie, 19 août 1841

A Madame la baronne A. de Staël

J’étais inquiet pour vous de votre si grande solitude, car on a beau désirer la solitude et en sentir le besoin, on reste sociable malgré soi, et on ne tarde pas à y retrouver toutes les pensées qu’on croyait chasser. Paul commence donc à parler comme les grandes personnes ? est-ce qu’il commence à écrire ? mais il ne faut rien presser, assurément. Avec tant de ressources et de secours de tout genre pour apprendre, s’il était en retard d’un an ou deux pour le vulgaire, ce serait plutôt un grand bien pour sa santé qu’un grand mal pour son esprit. Ce qu’il faut d’abord obtenir, c’est le grand prix de santé. Les facultés grandissent toutes seules et, dans ses premières années, rien ne dépend d’un peu plus d’orthographe ou de chronologie. La nature se fortifie sous une petite discipline paisible qui se borne à empêcher le mal. Les qualités les plus précieuses même de l’esprit ne trouvent pas tant leur nourriture dans ces vilains petits livres élémentaires que dans les accidents et le repos animé de la vie de chaque jour. Entendre parler et penser autour de soi ; deviner peu à peu, en voyant et en écoutant, ce qui est juste, délicat, élégant, simple, élevé ; tout cela s’apprend de bonne heure ou jamais. Les études qui n’ont pas été pénibles au début de la vie, deviennent plus sûrement un plaisir pour les autres années ; elles se confondent dans le souvenir avec tous les plaisirs innocents et les loisirs de l’imagination. Plus de gens aimeraient Virgile si l’on se souvenait qu’on en lisait les premières pages sans être bien pressé, ni bien grondé, pendant qu’un soleil gai brillait dans la chambre et que les abeilles bourdonnaient autour de la fenêtre et venaient se poser sur le livre où leur vie est racontée depuis deux mille ans. Pour que les esprits prennent de la force et de la vérité et de la couleur, n’est-il pas bon de les laisser un peu végéter d’abord dans ce demi-sommeil si heureux où tout se confond, les affections de la famille, le plaisir de vivre, d’apprendre, de ne rien faire. Plus tard Paul se rappellera tout ensemble votre pas dans la chambre voisine, la gravité bienveillante de M. Hockdorfer, les montagnes de la Grèce qu’il lui montre sur la carte, le petit bruit du lac qui vient jusque dans la maison, ses lapins qui courent et l’histoire naturelle qu’on lui apprend. Tous les enseignements les plus sérieux comme tous les incidents les plus frivoles, comme les sentiments les plus vifs, se mêleront inséparablement dans la mémoire qu’il gardera de ces jours si doux. C’est de ce fonds-là que tout sortira, imagination, moralité, direction des goûts. Des études pressées, le sentiment de la fatigue et de l’ennui détruiraient toute cette forte et aimable chaîne de souvenirs. Voilà bien des discours en faveur de la paresse, mais pourtant de cette paresse morale qui laisse croître tranquillement les arbres au bord des belles eaux, sans les secouer pour faire monter la sève. Je ferai volontiers passer aux enfants des examens d’ignorance dans les premières années. Si j’étais inspecteur des études, je tranquilliserais bien les maîtres, n’est-il pas vrai ? 
– Mon petit, êtes-vous content ? 
– Oui. 
– Êtes-vous souvent sage ? 
– Oui. 
– Aimez vous votre tante ? 
– Oui. 
– Aimez vous à lire ou à entendre lire des choses amusantes ? 
– Oui. 
– Avez-vous un gros chien ? 
– Oui. 
– Des lapins ? 
– Oui. 
– La Grèce est-elle un beau pays ? 
– Charmant.  
– En quelle année les Doriens se sont-ils établis dans le Péloponnèse ? 
– Je ne le sais pas. 
– En quelle année François 1er est-il né ? 
– Je ne sais pas. 
– Quelle est la racine carrée de 5… ? 
– Ah ! Je ne sais pas. 
– Très bien, mon petit ; continuez encore quelque temps et le plus longtemps possible.
Voilà un enfant qui un jour aimera très sincèrement l’étude, sans vanité, sans pédantisme, et il aura le prix de discours français à la première occasion.

N. B. : texte cité par Baudouin de Bodinat dans la rubrique « Sous la poussière (Parfois on voudrait tout simplement rester chez soi à lire de vieux bouquins) » de DERNI∃R CARRÉ n°3.

Illustration : Portrait gravé de Ximénès Doudan.

Prochain billet le 25 janvier.

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Patrick Corneau