Patrick Corneau

Séduit par le titre mais un peu inquiet à la lecture de la 4ème de couverture où l’on nous dit que l’auteur, Frédérique Germanaud, se lance à la recherche « des lieux réels ou imaginaires de la vie et de l’œuvre de Pascal Quignard », j’avais peur de tomber sur une quignardise respectueuse et ennuyeuse. Hé bien non, dès les premières lignes, Le bruit de la liberté m’a tout de suite séduit par l’allant vigoureux du récit et l’allure d’une écriture roborative qui court au fil des pages, vous prend et ne vous lâche pas. 

Que faut-il pour rompre ? Pour partir, larguer les amarres ? Dégager sa vie de l’enfouissement, de l’enterrement (au propre et au figuré) ? À quelles conditions peut-on renaître et obtenir une deuxième chance, une vie seconde ? Une vie conforme à son désir. Voilà les questions posées par Le bruit de la liberté, récit dont le propos est d’apporter quelques réponses en acte, autrement dit au moyen d’une quête, d’un parcours, d’un voyage autant intérieur que géographique, d’une transformation de soi, bref d’une metanoia.

Émilie quitte tout. La belle affaire ! – mais pour aller où ? Qui va vous orienter ? Qui décide du chemin ? Pourquoi ne pas mettre ses pas dans ceux d’une figure admirée, pourquoi ne pas « modéliser » un écrivain aimé ? Non pas l’imiter servilement, gageure absurde et impossible – mais se mettre dans la mouvance inspiratrice des gestes, des situations, des lieux qu’il a déposés dans son œuvre et dont on s’attacherait à retrouver possiblement les traces dans la réalité. Et pourquoi pas un écrivain majeur à l’œuvre considérable comme Pascal Quignard, prix Goncourt en 2002 pour Les Ombres errantes, auteur de Tous les matins du monde et de Villa Amalia, adaptés au cinéma. Car on le sait, Pascal Quignard a lui-même commencé sa carrière d’écrivain par une rupture ; il lui a fallu tout quitter, soit le fatras de la comédie sociale, éditoriale en l’occurrence, pour se séparer, s’éloigner en 1995 du monde mondain et rejoindre la solitude pour renaître à soi, dans et par l’écriture. Comme l’écrit bellement Frédérique Germanaud, il n’y a de renaissance qu’au prix de « cette expérience radicale. Descendre au fond du puits. Être sidéré pour être à nouveau désirant. » Car c’est bien d’une panne du désir dont Émilie veut sortir : un défaut d’appétence pour un métier, pour un compagnon… une vie sans lustre où l’on patauge dans les redites, dans la mésestime de soi. Alors, goûter au « bruit de la liberté » (expression empruntée à P. Quignard), et, hors toute censure, pouvoir enfin « faire son intéressante » : prendre la route, s’engager dans un road trip à la suite de Pascal Quignard (Bretagne, Paris, bords de Loire, Allemagne, Ombrie), rien de moins, avec un projet de livre à la clé, « mêlant fiction et vérité, littérature et éléments biographiques, mêlant nos deux vies, joignant la Normandie à l’Italie, Ann Hidden à Mutti, embrassant toute l’œuvre de Quignard dans une forme inédite. Voilà. »

C’est, bien évidemment, le livre dont nous tournons les pages. Récit d’un voyage aventureux et chaotique, parfois picaresque autant qu’introspectif (expérience forte de la solitude, même dans l’altérité) et qui ne se fait pas sans difficultés matérielles, avec de légitimes doutes (« Les livres de Pascal Quignard sont-ils en train de m’éclairer ou de m’intoxiquer ? »), des passages à vide, la soudaine désorientation (« On ne sait pas dans quoi on tombe » dit Quignard) comme le veut, peut-être, l’apprentissage ou la découverte d’une forme de liberté ou de libération ; et au-delà l’accès au silence (« Au fond, ne serait-ce pas cela que je cherche ? » se demande Émilie).

Sans que cela grève le plaisir pris à suivre cette attachante et très enlevée* dérive géographico-littéraire, parfois on a l’impression – un peu trop prégnante – de lire un « livre de filles » où les hommes sont forcément « défaillants » (des hommes trompeurs et toujours décevants n’est-ce pas ce qu’on a coutume d’appeler la Vie et qu’il faut sublimer ?), avec amitiés sororales obligées, compagnonnage exclusif avec un animal femelle (la chienne Tania, la presque unique confidente). Cet acquiescement un peu trop facile à l’air du temps, à une littérature genrée et consensuellement militante est un peu agaçant d’autant que l’on devine chez Frédérique Germanaud des capacités littéraires qui peuvent la porter bien au-delà de ces adhésions à des conventions ou conditionnements d’époque. La narratrice qui vient d’accéder au statut d’écrivain à part entière a des naïvetés et des enthousiasmes parfois touchants comme les ont les nouveaux entrants d’un club : références répétées à ses livres, à son éditeur qui la couve, à ses invitations dans des salons, clubs de lecture et animations de médiathèques, etc. ; tout cela, on l’imagine, pas ou maigrement rémunéré mais nécessaire à la survie dans un non-métier ; éléments symboliquement gratifiants pour l’estime de soi et la fierté de s’adonner désormais à sa seule vocation. Il y a fort à parier qu’en creusant un peu les démons de la parole, en progressant dans la simplification par une avancée vers ce qui ne peut être dit, le regard sur soi ira en atténuant ce narcissisme gentiment complaisant au profit d’une quête plus authentique, plus véridique de l’essence de soi-même. 

Il y a chez Frédérique Germanaud une fraîcheur et une énergie extrêmement prometteuses, un goût de la vie qui a trouvé les moyens de se dire littérairement avec une palette très nuancée où les affres de la vie intérieure, ses questionnements, ses empêchements, ses apories sont harmonieusement rompues par de fines observations** sur le monde, les paysages, le passage du temps, les saisons, les bêtes et les gens. Chez elle aussi une curiosité, un appétit entraînant et communicatif qui, on le sent, intensifie, affûte sa sensibilité aux êtres et aux choses – à moins que ce ne soit l’inverse, disons une émulation réciproque.

À la quasi fin du texte Frédérique Germanaud-Émilie s’écrie : « J’aurais aimé écrire un texte qui ne dirait que cela, l’attente du départ dans une maison vide et un été qui ne vient pas. » Qu’elle se rassure, elle a écrit bien plus que cela. Que d’absences pour un dire un résultat qui nous comble en tant que lecteurs et vient couronner l’auteur d’un incontestable acquis : la mue est faite, une écrivaine est née !

* Même si l’accumulation des « je » vient plomber quelque peu la vivacité, le rythme de la phrase.
** Excepté deux petites erreurs : Santa (p. 82) pour Santos au Brésil (coquille ?) et l’imputation (p. 85) à Julien Gracq d’avoir obligé Pascal Quignard à porter une cravate dans un mess alors que ce n’est que le strict respect de la règle à suivre pour entrer comme civil dans un cercle militaire d’officiers ou de sous-officiers.

Le bruit de la liberté de Frédérique Germanaud, éditions La clé à mollette, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie ©Michel Durigneux / Éditions La clé à mollette.

Prochain billet le 21 janvier.

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Patrick Corneau