Trois belles et ascendantes manifestations d’humanoscepticisme qui, selon le principe bien connu de l’homéopathie (ou du pharmakon grec à la fois remède et poison), donnent du cœur au ventre…
« A dix heures et demie du soir, sous le ciel étoilé, une troupe de campagnards embossés près des fenêtres des Malan, avec de la lumière, hurlaient des chansonnettes désagréables. Pourquoi ce croassement goguenard de notes volontairement fausses et de paroles dérisoires, égaie-t-il ces gens ? Pourquoi cette ostentation effrontée du laid, pourquoi cette grimace grinçante de l’anti-poésie est-elle leur manière de se dilater et de s’épanouir dans la grande nuit solitaire et tranquille ? Pourquoi ? Par un secret et triste instinct. Par le besoin de se sentir dans toute sa spécialité d’individu, de s’affirmer, de se posséder exclusivement, égoïstement, idolâtrement, en opposant son moi à tout le reste… »
Amiel, Journal, 26 juillet 1857 (cité par Georges Poulet, Essais critiques sur la conscience de soi)
« Il finit par dire :
– Vois-tu, quand on raconte que l’humanité a marché de siècle en siècle vers la lumière, s’est avancée bravement vers l’inconnu pour défricher, moi je ne crois pas ça. C’est une image, ou une espèce de mythe, qui, avant d’être banalisé par les discours d’inauguration, a pu être assez beau. Mais je me ferais plutôt une autre image, un autre mythe : des gens embêtés, pas héroïques du tout, des paysans, qui dressent autour du village, avec ce qui leur tombe sous la main, une muraille, un remblai, pour qu’on les laisse un peu tranquilles. Oui ; j’ai idée qu’il fut un temps où l’humanité savait des tas de choses que nous faisons semblant d’être désolés de ne pas savoir. Je ne pense pas aux fameux Initiés se transmettant des secrets qui auraient fini par se perdre. Les Initiés, s’il y en a jamais eu, étaient sûrement de vieux bonzes, avides de places et de décorations, qui se repassaient des lieux communs et des théories creuses. Non, c’est plus simple que ça. N’importe quel homme savait ce que nous ne savons pas, en avait l’expérience, la pratique, quotidiennes. Bien trop quotidiennes. Ce que nous appelons l’Inconnu était constamment chez eux, les empoisonnait par des incursions incessantes. La grande affaire, pendant longtemps, ç’a était de s’en débarrasser. Et au fond, le grand succès de la science, depuis la Renaissance, et déjà depuis les Grecs, vient de là. On n’avait encore rien trouvé de pareil. »
Jules Romains, Quand le navire…, 1929.
« Le chariot du Super ou de l’Hypermarché est un hallucinogène. Les lois antidrogue et antidoping ici ne sentent pas le danger et la police ne dresse pas ses chiens à flairer les lieux lorsque les gens sont occupés à pousser ces chariots remplis d’agressivité virtuelle vers l’indifférence hébétée des caissières. Ce que les mères jettent avec frénésie dans les chariots le samedi soir, toujours avec la peur d’avoir oublié quelque chose (un cinquième ou un sixième tétrapack de lait, un nettoyant au chlore dans son flacon en plastique, des macaronis gros comme de petits blocs de marbre s’insinuent dans leur pensée, les obligeant à faire demi-tour vers les rayonnages), incite leurs enfants à faire de même, non pas à remplir le chariot de denrées alimentaires, mais à pousser le chariot cérébral vers le néant à l’aide de quelques joints, de quelques amphétamines et autres immondices alcoolisées consommés avec une musique abrutissante, entre une heure et quatre heures du matin, la nuit suivante. »
« Voilà donc la photographie du présent. L’homme se laisse guider par Internet et par l’automobile. La femme adore le téléphone cellulaire et la cigarette. Ensemble, ils se poussent pour le travail, l’argent, la banque et, quand ils procréent, ils donnent naissance à des gribouillis. Qui aurait envie d’écrire pour une humanité pareille ? Qui se risquerait à tenter de les tirer de cette hébétude en leur offrant un peu d’art ? On n’arrive même pas à éprouver de la pitié pour de tels êtres. »
Guido Ceronetti, Insectes sans frontières, éditions du Cerf, 2019.
N. B. : Les trois premiers extraits sont cités par Baudouin de Bodinat dans la rubrique « Sous la poussière » de la revue DERNI∃R CARRÉ n°5 et 4.
Illustration : photographie ©Renaud Stricher EyeEm – Getty.
Prochain billet le 17 janvier.
Bonjour et merci pour ces billets toujours intéressants. N’y aurait-il pas une erreur d ‘attribution à la fin avec le livre « insectes sans frontières »?
Bonjour, merci pour votre intérêt et votre commentaire. Effectivement, j’ai attribué par mégarde à Cioran ce qui vient de son grand ami Guido Ceronetti. J’ai rectifié. Merci pour votre vigilance. Cordialement, P. C.