Patrick Corneau

Je ne connais pas Trieste, n’y suis jamais allé mais rêve d’y faire un voyage sentimental et littéraire comme je l’ai fait par le passé dans la vallée de l’Engadine (Nietzsche, Rilke, P.-J. Jouve, Giacometti, etc.). Ce lieu légendaire, presque mythique je ne l’imagine pas comme ces villes historiques, ces « belles villes » dont certaines comme Venise, Rome ou Florence ressemblent davantage à d’écrasantes coopératives de chefs-d’œuvre vous enfermant dans la tyrannie de leur architecture monumentale. Trieste, je l’imagine comme un refuge pour les naufragés de la modernité, une ville-monde qui parle une langue secrète où confluent l’histoire d’une Europe disparue, les arts et la littérature, des morts illustres (Italo Svevo, James Joyce, Umberto Saba, Rainer Maria Rilke).

Ce sentiment né d’un fantasme onomastique, d’une rêverie poétique autour de proustiens « Noms de pays », j’en trouve la confirmation avec Alphabet triestin de Samuel Brussell que viennent de faire paraître les Éditions de la Baconnière à Genève. 

Samuel Brussell par sa personnalité, son parcours, son infatigable curiosité était sans doute le mieux à même d’entrer dans les arcanes de Trieste. Grand voyageur polyglotte, passeur de frontières, il ne pouvait qu’entrer en symbiose avec cette ville de frontière. Car la frontière qui la traverse n’est pas seulement géopolitique de par son rôle éminent dans le passé, mais aussi celle plus éphémère, qui marque la limite entre réel et imaginaire, entre vécu et désir. C’est ce que Samuel Brussell semble nous suggérer dans cette suite de courts textes, plus proche du journal intime que de l’essai. Disons qu’il s’agit plutôt comme l’a défini Brussell lui-même, d’une « enquête » qui l’a conduit « de rencontre en rencontre », à l’affût de documents inédits pour évoquer une ville, son passé et possiblement son âme. 

Ébloui par son énergie culturelle et intellectuelle, Samuel Brussell, s’est rendu à Trieste à de multiples reprises. Le point de départ de son échappée la plus récente remonte au mois de mars 2017. Samuel Brussell se trouve alors à Milan et apprend par un article de journal la découverte d’un échange épistolaire entre deux éditeurs triestins de renom : Robert Bazlen — dit Bobi —, grande figure édifiante de la critique italienne (fondateur des éditions Adelphi), et Anita Pittoni, fondatrice des éditions Lo Zibaldone. La mise au jour de ces dix lettres écrites entre 1949 et 1953 est due au « libraire lettré » Simone Volpato, à qui appartient la Drogheria 28, une librairie sise à Trieste spécialisée dans les livres anciens. Bazlen, Volpato, Pittoni. À eux seuls, les noms de ces trois personnalités triestines offrent une suite de déambulations — la ville et ses alentours (Gorizia, Grado, Duino) — et ouvrent l’inventaire d’un territoire façonné par écrivains et poètes, érudits, éditeurs, imprimeurs, critiques littéraires, traducteurs, artistes, libraires, collectionneurs. Sans oublier les nombreux intellectuels juifs de la diaspora. Interviews, souvenirs, images, lettres, vers, s’enchaînent suivant un ordre souvent déconcertant avec de longues réflexions intimes dont l’auteur nous accorde des indices mais ne dévoile pas pleinement le chemin.

Dans ce pèlerinage à la fois pragmatique et initiatique, Brussell poursuit un monde dont peu se souviennent désormais. Il réveille des fantômes d’écrivains et de poètes dont on n’imprime plus les vers. Il poursuit des souvenirs désormais conservés dans d’antiques librairies poussiéreuses et peu fréquentées, dans des mémoires vacillantes enfermées en maisons de retraite. Il ranime des nostalgies impériales éteintes depuis des siècles. Il sait aussi évoquer avec poésie la présence insistante de la Bora, ce vent destructeur. Et le charme du récit réside justement dans cet ondoiement kaléidoscopique et la labilité du lien entre le désir nostalgique d’un monde prestigieux englouti et la trivialité provinciale du présent.

Mais n’est-ce pas désormais le destin de Trieste (jadis « la Philadelphie de l’Europe » comme la définissait Anita Pittoni ou une « excellente caisse de résonance » selon Bazlen*) et de chaque ville italienne, toutes théâtre d’anciennes splendeurs, désensablées et magnifiées par le prisme embellissant de la mélancolie ?
* Trieste de Roberto Bazlen, éditions Allia, 2015.

Alphabet Triestin de Samuel Brussell, La Baconnière, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Extrait ici.

Illustrations : Photographie ©Mischa Aznavour / Éditions de la Baconnière.

Prochain billet le 13 janvier.

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Patrick Corneau