Voici un livre de l’Italien Giorgio Manganelli (1922-1990) dont la librairie va probablement avoir du mal à savoir quoi faire. Non que La Crèche comme livre soit affligé d’un format délirant ou d’une nature visqueuse. C’est plutôt que la prose de Manganelli, provocante et dense, réclame une attention particulière, quand bien même ses incursions sur les terres de la drôlerie, de l’incongru ou du bizarre, réitérées et originales, sont de nature à ravir toute la crèche – c’est le cas de le dire.
Souvenons-nous bien que Manganelli, ami d’Umberto Eco et d’Italo Calvino, avait tout pour plaire : il défendait la thèse selon laquelle l’enjeu majeur de la littérature était de créer du mensonge, du faux, du mystifiant (« Litteratura comme menzogna », 1967).
L’éditeur Trente-trois morceaux, très audacieux, on le sait (voir son catalogue), s’est attaqué à cette traduction avec le concours de l’excellent Jean-Baptiste Para* qui est, rappelons-le, le maître d’œuvre de la revue Europe.
Un sondage OpinionWay pour le site PriceMinister publié en 2013 montrait que 37 % des Français se déclaraient stressés à l’approche du 25 décembre, soit, déplorait-on, une augmentation de 7 points par rapport aux années précédentes. Pire, près de la moitié considéraient les achats de cadeaux comme une véritable « corvée ». On s’interroge sur les 50 % restants… Aux États-Unis, l’événement le plus stressant (après la mort d’un proche ou un mariage/divorce) est Noël !
Cette angoisse ne saurait se définir comme un impératif existentiel premier, toutefois elle nous rappelle, comme l’inscrit au début de La Crèche Giorgio Manganelli, qu’à un certain moment de l’année « Noël est en chemin » et provoque sur ses semblables d’étranges comportements : « Une sorte de tristesse inédite accompagnée de nervosité, de langueur trouble, de spéciosité querelleuse, assez souvent violente, mais surtout âprement angoissante ». À partir de ce constat amer, et dans la proximité des thèmes terrifiants, ou frappés d’idiotie frivole proposés dans le très original et éclectique recueil Salons** – paru en 2018 à l’Atelier contemporain – Giorgio Manganelli a écrit cet ouvrage, pour le moins surprenant. Texte inédit retrouvé dans les archives de l’écrivain au lendemain de sa mort et resté secret de son vivant.
Pour résumer ce texte inclassable, disons que La Crèche est une étonnante conjonction de réflexion érudite et de divagations génialement poétiques. Manganelli se donne pour but d’entrer par effraction dans l’antre de la Nativité, c’est-à-dire sur la scène de naissance du monde dans lequel nous vivons : « Je serai un compagnon de la Mère, du Père, du Berger n° 1, du Berger n° 2, de la Pastourelle, de la Petite Vieille, du Ruisseau, du Boeuf, de l’Âne et de tous ceux qui voudront accourir à la célébration du début de la Signification ». Visitant les signes, les personnages, les décors, les impasses, les couches successives d’interprétations et de temps de la Crèche, il tente d’appréhender ce vertige d’Histoire et de conditionnement mental d’où nous sommes culturellement issus et qui reste, tout de même, aussi, un modeste théâtre populaire de figurines, de carton-pâte et de tissus.
« Le moment de la fête est le moment suprême du mensonge ; l’horreur est intolérable. » Manganelli n’est pas le « ravi de la Crèche », c’est le « marri de la Crèche » plutôt, le déçu, le fâché, le floué qui se livre alors à un exercice baroque de détestation fécond.
De ce substrat hautement anxiogène, il tire une longue dérive qui, dans un coq-à-l’âne aussi capricieux que systématique, se donne pour tâche de démolir la mythologie de la Nativité à travers la représentation canonique et, avouons-le, kitschissime de la Crèche, soit un « indépassable sommet de vulgarité ». Dans une langue virtuose magnifiquement rendue par Jean-Baptiste Para, faite de phrases s’enroulant tel du lierre autour du poteau d’un sens en reconfiguration permanente, il mêle docte érudition et élucubrations très sensées, le tout énoncé sur un ton mi-sérieux mi-parodique. Mais nous sommes prévenus : « Généralement parlant, je tiens la farce pour une partie non négligeable de la théologie ». La Crèche, d’ailleurs, « tout en appartenant à la théologie », appartient aussi « au théâtre populaire ». Les personnages immobiles qui jouent cette scène immémoriale, Manganelli en explore les attributs et dévoile la perversité sous-jacente de chacun d’eux. Ainsi le Père, « un touriste échoué au cœur d’une révolution » : « Comme tu nous ressembles, vieil homme qui ne sais ni ne comprends, mais qui te tiens au centre, au cœur du désordre, du prodige, de la représentation, du jeu, de la tragédie, toutes choses que tu ne voulais pas, car tu voulais les heures du sommeil, le bruit des pas le long des rues désertes, le respect de l’autorité, la sagesse d’Abraham ». Et puis les anges, « ces êtres vaniteux et inutiles, si ostensiblement décoratifs », l’âne et le bœuf, les seuls à être « vivants » sur ce présentoir, « une médiocre scène de carton et de mousse ». Car le décor, cette fameuse grotte, interroge Manganelli : plus qu’un bout de papier froissé, s’agit-il d’« un autre trucage », d’un « effet spécial » ?
Personne donc n’en réchappe, ni la Mère et sa « charitable et bénéfique malédiction », ni l’Enfant, bien sûr, le « poupon » à qui « une histoire est imposée », « les noces, la conception, la grossesse, la naissance », car « il est le fils de la Mère », éternelle victime d’une sorte d’Immaturité que l’on pourrait presque anachroniquement appeler gombrowiczienne. Si, selon Gombrowicz, on peut très exactement définir la bêtise comme le moment de l’adhérence de l’immaturité à une forme, alors s’en dégager consiste à choisir la parodie comme arme absolue, ce que fait Manganelli avec un brio étourdissant.
Pour Manganelli, tout ce bazar de la Nativité « ne descend pas du ciel » mais pourrait bien relever de la création infernale, c’est-à-dire provenir directement des enfers, comme si la grotte de Bethléem en était une des bouches déversant ses remugles sur la terre. Ne reculant devant nul blasphème, il décèle derrière ce « jeu pour enfants » la présence d’un « dragon » bien plus ancien, coriace et furieux ; épiphanie d’un imaginaire païen désireux de faire craquer les coutures de cette Crèche figée et de combattre cette représentation, très, trop persuasive… Giorgio Manganelli imagine alors un détraquement grandiose. Pendant les jours séparant Noël du 1er janvier – ce moment où l’année, « blessée à mort » se meurt – voici que « viennent les cohortes des bêtes », toutes celles qui ne sont ni l’âne (priapique), ni le bœuf (castré), et n’auront donc jamais accès à la perfection illusoire de la Crèche. C’est un bal d’éléphants, girafes et autres autruches auquel l’auteur ne tarde pas à ajouter un bestiaire de l’inexistant : animaux imaginaires et autres chimères qui n’ont certainement rien à envier à la Mère, au Père, à tout cet attirail aussi spectaculaire que spéculairement hallucinatoire, et qui n’est « guère autre chose qu’une inexistence coagulée ».
Sous l’absurde, il arrive que Manganelli atteigne à de réelles profondeurs de pensée. Ainsi signale-t-il que le bœuf et l’âne n’existaient pas ; ils naquirent d’un génitif pluriel mal compris par un moine traducteur : celui-ci écrivit « entre deux animaux » au lieu de « entre deux âges ». Et soudain, Manganelli extravague à partir du thème de la coquille textuelle heureuse, de l’erreur féconde, celle qui induit des systèmes de pensées, des constructions idéologiques, des mondes fantasmatiques, pourquoi pas des religions ? Il hasarde cette idée : « J’ai parlé de coquille, parce que nous connaissons tous la vigueur fantastique de ces bévues ; mais nous avons affaire ici à une intervention hautement spécifique, relevant de la mise en scène, dans le corps même de la crèche ; la coquille ou l’erreur fait partie de manière pérenne de la représentation ; elle indique qu’à l’intérieur de la crèche l’erreur n’est pas possible ». En effet, n’avons-nous pas connu des philosophes ou des théologiens prêts à toutes les contorsions mentales pour faire reposer une théorie de la vérité sur un mot mal compris, une coquille (ou même un signifiant calembouresque comme chez Lacan !) car lorsque le délire est de la partie « tout est congru, une éventuelle incongruité n’étant que le trait le plus subtil et bouleversant du congru ».
Il faut se jeter dans les rutilances jubilatoires de ce texte potentiellement infini comme on entre dans ce que Jean-Baptiste Para nomme dans sa postface un « cérémonial rhétorique ». Ce texte échevelé, ébouriffé et ébouriffant, rappelle Hilarotragœdia, son premier opus*** hybridant essai et récit dans des segments laissés en suspens. Le « délire sensé » de Manganelli nous renvoie aux figures récurrentes de l’âge baroque où l’oxymore et l’antithèse instaurent un délicieux « vertige sémantique ». La Crèche part d’un point si précis qu’il en semble banal et finit par se déployer en un ample opéra rhétorique qui refuse toute velléité romanesque, tout psychologisme et toute mimesis. On comprend alors l’admiration d’Italo Calvino qui présentait son ami Manganelli ainsi : « Un écrivain qui ne ressemble à nul autre, incomparable en chacune de ses phrases, un inventeur inépuisable dans le jeu du langage et des idées. »****Pour ma part je reprendrai ce que disait Cioran à propos de Gombrowicz : c’est beau, déroutant, fou et intolérable.
* Jean-Baptiste Para est le premier à avoir traduit Manganelli en France (Centurie, Cent petits romans fleuves, 1985, éditions W., avec une postface inédite d’Italo Calvino), et il a été récompensé du prix Laure Bataillon en 1987 pour sa traduction de Amours.
** J’avais l’intention de rendre compte dans le présent billet de ce splendide texte mais le manque de place m’oblige à renvoyer les lecteurs à la très informée présentation sur le site de l’éditeur François-Marie Deyrolle que je remercie ici chaleureusement pour l’envoi du livre.
*** Hilarotragœdia, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Éditions Zones sensibles, 2017.
**** Prologue d’Italo Calvino à l’édition de Centurie, Cent petits romans fleuves de Giorgio Manganelli, traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para, Éditions W, 1985, réédition Cent pages, 2015.
La Crèche de Giorgio Manganelli, traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para, Éditions Trente-trois morceaux, 2019 et Salons de Giorgio Manganelli, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Éditions de L’atelier contemporain, 2018 LRSP (livres reçus en service de presse)
Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions Trente-trois morceaux – Éditions de L’atelier contemporain.
Prochain billet le 30 décembre.