Les mages ne viendraient plus. Comment auraient-ils pu suivre l’étoile ? Ils habitaient désormais de grandes cités dont les éclairages illuminaient la nuit beaucoup mieux que le jour. Surtout en ce temps de Noël : les guirlandes, les enseignes, les panneaux publicitaires ne cessaient d’égayer les rues et d’éclipser dans le ciel la lueur trop discrète des constellations. D’ailleurs ces mages ne se consacraient plus à l’astrologie : ils usaient du microscope, s’intéressaient aux gènes, aux nanotechnologies, et c’est là, dans des codes de quatre lettres ou deux chiffres, qu’ils cherchaient l’homme nouveau.
Les bergers ne viendraient pas davantage. Ils avaient répondu aux exigences de la libération animale : la production de tissus synthétiques et de viandes in vitro les vouait à des travaux de logistique derrière des écrans, dans les bureaux de tours si hautes qu’elles repoussaient les anges. L’annonce de la « grande joie » par un séraphin de la septième hiérarchie les aurait sans doute émus un instant, comme certains pop-up particulièrement bien conçus. Mais elle eût été vite engloutie dans le reflux des mails et notifications. Les anges n’étaient du reste pas très bons en web design. La seule manière pour eux d’envoyer encore un message était le bug ou la panne, mais les nouveaux bergers, au lieu d’en profiter pour ouvrir les yeux et regarder alentour, bêlaient de colère contre leur pauvre mouton d’ingénieur informaticien.
Il n’y aurait pas non plus de bœuf ni d’âne. Chacun sait que l’âne a été remplacé depuis longtemps par la Twingo, à moins que ce ne soit la Smart. Quant au bœuf, il s’est effacé devant les drones agricoles que conduisent des algorithmes optimisant les rendements du vertical farming. Bien sûr, je ne parle pas d’étable ni de crèche. Qui se souvient encore de ce qu’est une étable ou une crèche ? Et qui ne sait qu’elles ne répondent absolument pas aux normes sanitaires de la prise en charge néonatale ?
Cependant le centre d’orthogénie, qui répond très exactement à ces normes, avait conseillé à Marie l’avortement. La pauvre petite n’avait pas 16 ans, et elle ne savait pas trop qui était le père. Ses discours étaient plutôt décousus. Les psychologues familiers du syndrome de Stockholm disaient qu’elle avait été si traumatisée qu’elle opposait un déni complet au viol dont à l’évidence elle avait été victime. Et si l’on ajoute que le fœtus n’avait fait l’objet ni d’une sélection, ni d’un diagnostic prénatal, on pouvait craindre pour l’insertion et le bien-être de la trop jeune maman. On la surveillait donc de près, pour sa réussite. Et des policiers compatissants avaient reçu l’ordre de procéder tantôt à son hospitalisation d’office.
Dans sa fuite, elle avait trouvé la protection d’un homme, issu d’une bonne famille catholique. Celui-ci, malgré d’excellentes aptitudes, avait refusé de faire une grande école d’ingénierie ou de commerce. Il aimait des matériaux aussi peu innovants que le bois. Il voulait être charpentier à l’âge des immeubles de verre intelligent et des toitures d’Eternit. Et c’est pourquoi ses parents l’avaient déshérité. Lui-même, à cause de ce rejet, ne savait plus très bien s’il croyait en Dieu. D’autant que d’autres qui parlaient beaucoup de Dieu en ces temps-là voulaient sa mort : il avait ouvertement déclaré qu’il préférait le vert des prairies à celui de leur drapeau.
Puis il l’avait rencontrée – elle, l’improbable. Il l’aperçut alors qu’elle sortait à peine du centre d’orthogénie, et une sorte de foi désespérée l’avait soudain saisi devant sa beauté rayée de larmes.
Ils avaient découvert cette maison abandonnée, aux carreaux brisés, dans un de ces coins dépeuplés de la France. Et ils s’y réchauffaient tant bien que mal. Sans bœuf. Sans âne. Sans bergers ni mages. Mais comme l’électricité n’allait plus guère jusqu’à ce hameau perdu, ils pouvaient à nouveau voir les étoiles. Ils n’avaient plus guère que cela : les étoiles, et leur amour, et leurs mains, pour recommencer à rayonner. Leurs chances étaient des plus minces. Ils avaient même songé un moment à se laisser mourir. Mais Joseph avait réparé le toit, bouché les trous, bâti un berceau avec le bois de la forêt proche. Et quand le visage de l’enfant parut, sous le visage épuisé mais sublime de sa mère, il sut qu’il faudrait réinventer pour lui le ciel et la terre, les plantes et les bêtes, le feu et l’eau, les pasteurs et les poètes, et qu’il y aurait d’autres familles comme la leur pour les rejoindre, et qu’ils seraient toujours assez pauvres pour y arriver. Pour y arriver à nouveau. Peut-être.
Fabrice Hadjadj, épilogue de Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), Tallandier, 2019.
Illustrations : L’Adoration des Mages, copie d’un tableau de Rubens et crèche contemporaine conçue par Max Coulon et Théophile Stern, étudiants aux Beaux-Arts de Paris, église Saint-Eustache de Paris, photographie ©LeLorgnonmélancolique.
Prochain billet le 26 décembre.
C’est superbe, d’une poésie qui réconcilie le monde avec son cœur malade. Je n’avais rien lu d’aussi juste depuis longtemps. Merci cher Patrick Corneau!
🙂