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Pourquoi les Libanaises sont séduisantes

Patrick Corneau

Patrick aime assez[⏱ 13 minutes] Il est heureux de lire un auteur qui n’a pas abdiqué (dans la foi, dans la doxa, dans l’idéologie) le devoir de penser par lui-même. C’est devenu plutôt rare – nous sommes environnés de penseurs, d’experts de « haut niveau » qui pensent dans une chambre d’écho qui s’appelle Science Po (ou un think tank d’une prestigieuse fondation ou ONG, peu importe) où les opinions se réverbèrent les unes les autres dans une bulle autiste d’autant plus déphasée de la réalité que les titres universitaires ou académiques des intervenants sont ronflants. Il suffit chaque soir de regarder sur Arte le magazine d’information 28 minutes pour s’en convaincre. Cette information « hors sol » est très convenable, même on ne peut plus convenante et rassurante : elle ne salit pas trop les consciences du Boboland… 

Ce n’est pas le cas ni la démarche, ce me semble, d’Yves Lepesqueur dont j’avais aimé la chronique dans un récent numéro de L’Atelier du roman. Sous le titre intrigant Pourquoi les Libanaises sont séduisantes, Yves Lepesqueur vient de publier deux essais au ton « résolument subjectif ». 
Qu’est-ce à dire ? La réponse est donnée en page 9 avec le sous-titre : Histoire du Proche-Orient au vingtième siècle très brièvement expliqué à mes enfants et, surtout avec l’exergue qui suit immédiatement, emprunté à Georges Bataille et qui donne l’esprit du livre : « Je m’écarte évidemment de ce que j’appellerais volontiers le profond sommeil de la science*. » Voilà pour la méthodologie.
Est-ce tout ? Non. Il est important de préciser qu’Yves Lepesqueur est un homme qui a beaucoup voyagé : il a vécu et travaillé en Syrie, au Liban, en Arabie saoudite, en Iran, en Inde, au Nigeria. Autrement dit, c’est un homme de terrain qui a bougé comme on aime à dire aujourd’hui, qui a vu, observé, conversé, interrogé, confronté puis vérifié et approfondi cette matière de première main par des lectures ad hoc. Résumons – au commencement donc, la présence au monde et le mouvement (selon Ibn Al-‘Arabi, « L’origine de l’existence est le mouvement »), soit la spirale ouvrante de la curiosité et de la quête des faits puis le retrait dans le travail transsubstantiateur de la réflexion. On s’étonne parfois d’avoir à (re)préciser ce qui devrait être l’évidence-même quand on s’avance sur le terrain de l’essai… Le moment intellectuel « hors de ses gonds », hélas, nous y pousse. Passons. 

Et revenons au livre. Le premier texte, écrit dans le contexte de l’invasion de l’Irak, est un libre propos sur l’histoire du Proche-Orient au XXe siècle, dont le point de départ inattendu est une méditation sur le charme des Orientales. Pourquoi ? Rien de futile ici, les questions de la séduction, de l’érotisme mènent au cœur d’une civilisation : « le besoin de séduire, écrit Yves Lepesqueur perpétue une grande tradition de la sensualité qui est une des faces de la culture orientale. Elle a son pendant dans une tradition non moins forte d’ascèse, de sévérité envers les désirs. » Suivent de pertinentes considérations sur le couple dialectique de la pudeur et de l’ostentation tel que les femmes libanaises l’expriment dans la tradition orientale et le perpétuent dans un style nouveau qui n’a rien à voir nos manières occidentales d’exposer le corps. Derrière cette manière de jeter leur beauté à la face du monde, Yves Lepesqueur repère un des fondamentaux de l’habitus oriental : une conduite contradictoire : « Une conduite orientale, c’est une conduite contradictoire. L’Orient, c’est la contradiction ; c’est l’amour des contradictions. C’est pourquoi l’Orient est vif, nerveux, exaspéré (exaspérant aussi), ému, émouvant, toujours insatisfait, toujours en mouvement, toujours en vie. Parce qu’il n’a jamais la solution des contradictions et qu’il ne la veut surtout pas. Les contradictions n’ont en effet que deux solutions : Dieu et la mort. » D’où la profonde incompréhension des occidentaux qui ont longuement œuvré à évacuer ces deux instances. Incapacité donc des spécialistes de l’islam et du monde arabe à comprendre le mouvement qui emporte l’Orient et ce qui lui reste d’histoire. Et la nécessité pour y remédier de faire appel non à l’histoire – qui recherche ce qui est avant, chronologiquement, mais à la généalogie – recherche de ce qui se cache en dessous, à tous moments. Suivent en 46 petits chapitres une vision de l’histoire récente du Proche-Orient d’une rare clairvoyance car animée d’un esprit empathique et complice frotté de réel et non d’abstractions forgées à l’aune de l’histoire culturelle européo-européenne. 

Parmi les éclairages d’Yves Lepesqueur j’ai particulièrement apprécié les développements qu’il fait autour des notions d’identité et d’identitaire, avec des distinctions qu’il n’hésite pas à élargir à sa propre situation native : « L’identité est accumulation, transformation et transmission. Du côté de l’identitaire, il n’est plus question de transmission, on prétend au maintien d’un invariable métahistorique qui, comme tel, ne devrait rien de nouveau à la génération immédiatement précédente, celle qui transmet. L’identitaire, c’est d’abord une identification, une conscience affirmée de ce qu’on est, ou plutôt de ce qu’on veut être. Et si on veut l’être, c’est qu’on ne l’est pas ou plus. Quand ce qui restait de Bretagne a fini, quelque part entre une voie rapide et un poulailler industriel, on a vu fleurir les « Je suis fier d’être breton » et les festivals de la celtitude. (…) J’ai connu des celtomanes qui soutenaient que les druides étaient de grands pacifistes non-violents. Pourquoi pas ? Il y a belle lurette que le dernier Celte qui aurait pu les contredire est entré au paradis des peuples disparus. »

Le second texte intitulé On a bien progressé, écrit une douzaine d’années plus tard, en pleine crise migratoire, revient sous un autre angle sur les relations entre le Proche-Orient et l’Europe. Mais l’angle d’attaque s’est déplacé : c’est en Europe, à partir de l’Europe, qu’Yves Lepesqueur essaie de voir ce qui se passe. Si le point de vue est autre, c’est toujours la fin de la civilisation qui est aperçue : l’effondrement (la liquidation de toutes les valeurs de l’esprit) n’est plus une menace mais un constat et « les déracinés qui arrivent en Europe y trouvent des déracinés autochtones. » Après un état des lieux assez accablant de notre désintégration (au premier rang duquel vient la faillite de l’éducation), tombe cette terrible question : « Comment un étranger s’intégrerait-il à une telle société, alors qu’il devient presque impossible à un Français de s’en sentir solidaire ? »
L’auteur se demande à nouveau ce que ce beau résultat – cette « confrontation des néants » – doit au choc entre notre Proche-Orient et son Proche-Occident. Ainsi regarder l’Europe, quinze ans après Les Libanaises, n’est pas tant déplacer la question, que l’élargir : le Proche-Orient n’est pas le seul à se désagréger...

La lucidité, on le sait, blesse – c’est le prix à payer d’une certaine liberté à l’égard de l’époque. Si elle ne porte pas à se bercer d’illusions consolatrices, néanmoins face aux catastrophes à venir Yves Lepesqueur croit en une capacité (insoupçonnée ou peut-être sous-évaluée) de résistance et de metanoïa : « Que je dise pourtant dès à présent que, sans rien en retrancher, je ne fais pas mon dernier mot du pessimisme qui imprègne plus encore On a bien progressé que Pourquoi les Libanaises sont séduisantes. Aussi n’est-ce pas une mauvaise jubilation devant la catastrophe qui conserve à cette suite un ton quelque peu léger, mais la conviction qu’il y aura un au-delà de la catastrophe. Je n’essaierai pas d’imaginer lequel : ce serait édulcorer le pessimisme, qui doit être suffisamment radical pour qu’en naisse une espérance radicale. » 

Comme y invite admirablement le Coran (« Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que les hommes ne changent pas ce qui est en leurs âmes. » XIII, 11) un changement des âmes n’est donc pas exclu, néanmoins il n’est au pouvoir de personne de le décréter ni de le provoquer. Il faut, estime Yves Lepesqueur, « que s’éveillent nos ressources les plus intérieures, dans un tréfonds qui nous est perpétuellement caché, mais qui agit quand il n’y a plus que cela pour nous sauver.
D’ici là, inutile de s’agiter
. »

Dans les dernières pages Yves Lepesqueur dit une chose qui m’a quelque peu troublé (et séduit) : « Chaque fois que nous pensons et agissons justement, le monde n’est pas tout à fait le même que si nous ne le faisions pas. Un monde où une personne contemple longuement une toile de Poussin ou s’absorbe dans la lecture de Platon, ou taille ses rosiers, n’est pas le même que celui où cette personne ne serait pas. Et ce très indépendamment du fait qu’elle parle à quiconque de sa contemplation ou de sa lecture ou qu’elle montre ses roses. Sa seule présence est agissante.
Grâce à elle, quelque chose du monde d’avant la barbarie subsiste ; si un après de notre misère s’ouvre, ce sera parce que ce quelque chose aura subsisté. Le passé mort ne renait jamais, ce qui renaît, c’est ce qui n’est pas mort, mais seulement enfoui et somnolent.
Il nous appartient de maintenir vivant et de transmettre ce qui doit un jour s’éveiller. »
Effectivement, je crois qu’il n’y a rien de plus triste, de plus profondément mélancolique que de constater (déplorer) la perte d’une tradition, d’un rite doué de sens, porteur de vie s’enfonçant soit dans l’oubli, ou, pire, dans l’incompréhension de sa raison d’être**.

Je regrette que cette présentation très cursive ne puisse refléter la fraîcheur et la vigueur roboratives (c’est-à-dire dérangeantes, voire intempestives jusqu’à l’excès) des opinions d’Yves Lepesqueur nourries par le terreau d’une expérience riche, décantée, méditée sans les atermoiements ou les frilosités de la bien-pensance (i. e. les « platitudes droit-de-l’hommistes » et le « sentimentalisme auto-complaisant »).

* Communication au Collège de Sociologie, 5 février 1938, reprise in Denis Hollier, Le Collège de Sociologie, 1937-1939 (Gallimard, 1979).
** Voir les paroles nostalgiques de Proust sur sa judéité dans le brouillon d’une lettre : « Il n’y a plus personne, pas même moi qui ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant un rite qu’il ne comprenait déjà plus, allait mettre tous les ans un caillou sur la tombe de ses parents ».
Antoine Compagnon qui les rapporte dans son livre Proust du côté juif (Gallimard, 2022) fait ce commentaire : « Si son grand-père « ne comprenait déjà plus » le sens du caillou posé sur la tombe, cela ne veut pas tout à fait dire qu’il ne l’avait « jamais compris », mais peut laisser entendre qu’il l’avait oublié, qu’au cours de sa vie la tradition s’était perdue et que son petit-fils, lui, n’avait plus de raison de la connaître. Dans ce « déjà plus », il y a une touche de regret que le « jamais » ignore, non pas un reproche mais une nostalgie, un Nevermore. »

Yves Lepesqueur, Pourquoi les Libanaises sont séduisantes – Histoire du Proche-Orient au vingtième siècle très brièvement expliqué à mes enfants suivi de On a bien progressé, éditions L’Harmattan, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions L’Harmattan.

Prochaine chronique le 19 avril.

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Patrick Corneau