[⏱ 11 minutes] Emanuel Carnevali (1897-1942) est un poète italien qui rédigea presque tous ses textes en anglais, émigré aux États-Unis à l’âge de 16 ans, il est rentré en Italie quelques années plus tard, frappé d’encéphalite. Entre-deux il a fait connaître sa poésie, publié dans des revues, connu la génération de poètes américains des années 1920 et même dirigé la revue Poetry pendant quelques mois. Poète enragé, il écrit fébrilement avec des métaphores hors normes et un style d’une rare violence. Après avoir publié Le Premier dieu son autobiographie rédigée en anglais une fois de retour en Italie alors qu’il était soigné dans un hôpital à Bazzano. Les éditions la Baconnière continuent la publication des oeuvres complètes de Carnevali avec Le Splendide lieu commun, recueil de sa production poétique donnée ici dans la langue originale, en anglais, avec une belle traduction (et présentation) de Jacqueline Lavaud. Proche d’une violence et d’une vie à la John Fante et d’une écriture à la Raymond Carver, Emanuel Carnevali reste toutefois un OVNI de la littérature du XXe siècle. L’écriture acérée, le lyrisme atrabilaire, la noirceur désabusée des poèmes de Carnevali montrent une Amérique quelque peu différente, loin de l’angélisme matérialiste, une vision apocalyptique où une certaine forme de folie enterre toute forme d’art. Une œuvre essentielle qui nous rappelle que derrière toutes les success stories de la littérature, il y a aussi des échecs terribles et que les raisons de ces déconvenues ne sont pas uniquement le fait d’une absence de talents, de chances… Il est tout à l’honneur des éditions de la Baconnière de corriger posthumément cette injustice.
Disparu en juin 2021, Matthieu Messagier fut l’un des plus marquants parmi les poètes de la génération de 1975, qui s’efforcèrent de renouveler le lyrisme en y intégrant les conquêtes des essayistes de la « déconstruction ». En fait, ils reprirent les tentatives de Dada, ainsi que les « mots en liberté » futuristes, pour aller au-delà du « structuralisme » de Francis Ponge et de la concentration méditative de leurs immédiats devanciers. Épigraphies d’un fleuve, moment de poésie absolue et concaténée, rassemble trois textes liés entre eux par une cosmogonie commune et une abstraction tellurique, l’image du fleuve :
L’Alose aux épars
De la tanche et de son principe complétif
L’Angélus des nénuphars
Le pouvoir d’incantation de cette poésie au rythme saccadé et aux écarts de langage déroutants est saisissant. On est ici au-delà du surréalisme, et l’on entrevoit une synthèse future du baroquisme français où s’opère magnifiquement la synthèse entre radicalité de l’écriture et force de l’expérience vécue. À lire.
Vient de paraître aux éditions Le Silence qui roule LES PAS, poèmes de Paul de Roux avec une préface de Jacques Réda. Il s’agit de la réédition d’un livre rare, resté épuisé jusqu’à ce jour, qui fut édité en 1984 par les éditions L’Alphée dirigées alors par Michel Orcel. Ce recueil de poèmes reçut en 1986 le Grand Prix de Poésie de l’académie française. Grâce à Michel Orcel et avec l’attention généreuse de Benoît de Roux, ces très beaux poèmes de Paul de Roux, (non repris dans l’anthologie Entrevoir – Poésie /Gallimard), ont enfin l’occasion de retrouver une nouvelle visibilité et de nouveaux lecteurs. De plus Jacques Réda qui a bien connu Paul de Roux accompagne ces poèmes d’une préface qui met l’accent sur les qualités singulières de l’écriture du poète ami et sur son parcours de vie. Rappelons que Paul de Roux appartient au vaste et très divers courant de la poésie lyrique française, qui va de Jean Follain et Philippe Jaccottet à Pierre-Albert Jourdan, Jean-Pierre Lemaire ou Philippe Delaveau, pour ne citer qu’eux. Avare de confidence, il ne sacralisait pas la place du poète, préférant afficher une retenue teintée d’ironie. Dans l’un de ses rares entretiens (en 1987, avec Yves Leclair), il affirmait même ne guère croire que le poète avait une fonction, « un rôle » : « Hors le moment où il écrit un poème – et c’est un moment dont il n’est pas le maître –, il devrait avoir la sagesse de se faire oublier… » C’est tout dire de la modestie de cette voix qui n’aspirait qu’à la lumière.
Comme toujours avec Marie Alloy, dont on sait le talent pour ouvrir des fenêtres livresques autant que picturales – nous avons entre les mains un bel objet, fruit d’un travail éditorial impeccablement conçu et réalisé, avec une impression sur papier de qualité, rehaussé en couverture d’une aquarelle de Jacques Bibonne.
Avec la même constance et le même niveau d’exigence, les éditions Poesis continuent à explorer la relation poétique avec le monde. L’arbre face au monde : vies et destin de Carl Alexander Simon de Carles Diaz nous emmène dans un voyage initiatique au sud du Chili, par-delà les montagnes et les forêts de Patagonie où Carl Alexander Simon, peintre allemand de la première moitié du XIXe siècle, disparut mystérieusement en 1852. Ce « petit maître » oublié des anthologies d’histoire de l’art s’exila au Chili en 1850. Carles Diaz nous invite à faire sa connaissance à travers un journal imaginaire auquel le peintre confie ses doutes, ses espoirs, mais aussi ses réflexions sur la peinture, sur la nature avec laquelle il communie, et sur la liberté à conquérir, essentielle à tout artiste, pour trouver sa propre voie. Alternant poèmes et proses, le livre nous emporte hors des chemins balisés, là où la symbiose de l’art et de la vie s’épanouit hors de tout jugement ou précepte d’autorité. Le lecteur est conquis par cette démarche où le récit imaginaire se fait quête spirituelle. Après La vénus encordée, journal imaginaire de Rose Valland, ce texte où nous est révélé la façon singulière d’habiter le monde d’un créateur en quête d’idéal et de justice, est une lecture hautement réconfortante par ces temps chaotiques.
Marie Sizun est une romancière prolifique, couverte de prix et récompenses dont j’avoue n’avoir jamais lu une seule ligne. Avec Les Petits Personnages elle s’est intéressé à ces créatures à peine ébauchées, petites silhouettes que le peintre ajoute dans sa fresque ou son paysage pour y laisser une présence humaine – pointe finale et, qui sait, signature secrète de l’artiste ? Se saisissant de ces vies minuscules, au propre et au figuré, elle leur invente à chacune une histoire, des sentiments, des regrets, des espoirs. Elles deviennent le centre de trente et une nouvelles et s’échappent de la toile (Turner, Utrillo, Ensor, Vallotton, Marquet, Monet…) pour aller vers un destin imaginaire tout littéraire. Si l’idée n’est pas nouvelle (Pierre Michon), la réalisation est irréprochable – c’est une agrégée de lettres qui tient la plume et celle-ci ne manque pas de joliesse. Mais cela suffit-il pour faire de la littérature autre chose qu’un agréable moment passé avec une personne de qualité ? Après la lecture d’une douzaine de ces vignettes et une subreptice lassitude (car tout procédé, comme tel, est voué à s’essouffler), je me suis posé la question. M’est alors revenu en mémoire la célèbre distinction que Barthes faisait entre écrivants et écrivains, distinction qui n’est pas neutre (l’écart qu’introduisent l’urgence des mots de l’écrivain et les distingue d’un prosaïque alignement de phrases) et implique une hiérarchie : il vaut mieux appartenir au second groupe qu’au premier. Je crains qu’avec ce livre auquel manque une effective « stridence », une convaincante « effervescence », Marie Sizun ne s’inscrive dans le premier groupe – ce qui par ailleurs n’est pas démériter chez un petit éditeur comme Arléa.
Le Splendide lieu commun d’Emanuel Carnevali, traduction de l’anglais (États-Unis) et présentation de Jacqueline Lavaud, éditions de la Baconnière, 2022 (parution le 22 avril).
Épigraphies d’un fleuve de Matthieu Messagier, éditions La Clé à molette, 2022.
Les Pas, poèmes de Paul de Roux avec une préface de Jacques Réda, éditions Le Silence qui roule, 2022.
L’arbre face au monde : vies et destin de Carl Alexander Simon de Carles Diaz, éditions Poesis, 2022.
Les Petits Personnages de Marie Sizun, Collection : 1er Mille, éditions Arléa, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions de la Baconnière – éditions La Clé à molette – éditions Le Silence qui roule – éditions Poesis – éditions Arléa.
Prochaine chronique le 15 avril.
Qui qu’était invitée une fois de plus à « La grande librairie » hier soir? Leïla Slimani.
(pour mettre en relief mon commentaire précédent ….et pour rigoler)
Oui, j’ai vite zappé : j’ai eu peur d’être « édifié » par le leçon de catéchisme néoféministe…