Patrick Corneau

Peut-être, un jour, plus proche qu’on ne le pense, faudra-t-il créer une catégorie de Justes dans laquelle seraient honorés les hommes et les femmes ayant, au risque de leur vie, de leur carrière ou réputation, sauvé d’un désastre historique (ou naturel) un pan significatif de la culture de l’humanité. On pourrait imaginer que cette reconnaissance soit mondiale, fasse fi des appartenances nationales car les chefs-d’œuvre du passé quels qu’en soient l’époque, le territoire, la civilisation appartiennent à l’humanité entière comme on a pu le constater de facto avec l’immense mouvement de soutien international qui s’est spontanément et généreusement constitué après l’incendie de Notre-Dame.

Parmi ces lauréats, viendrait en belle place Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume à Paris qui, au péril de sa vie, sauva en 1943 de plus de soixante mille œuvres d’art et objets patrimoniaux spoliés par les nazis durant l’Occupation. Quand on explore un peu la vie de cette figure héroïque, on est consterné d’apprendre qu’elle fut complètement oubliée de l’histoire : Rose Valland née le 1er novembre 1898 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs décéda en 1980 dans l’anonymat le plus complet et dans une grande solitude.
Cette injustice est ce qui a conduit Carles Diaz a écrire La Vénus encordée, un journal imaginaire qui aurait été rédigé en 1943 par Rose et dans lequel cette combattante évoque son rôle dans le sauvetage des joyaux du Louvre, soit l’organisation d’un plan d’évacuation de 3690 œuvres d’art appartenant au musée et à des collections privées.
L’intérêt et la grande originalité de ce texte est, plutôt que de revenir sur les circonstances matérielles de cet incroyable déménagement (5446 caisses véhiculées par 199 camions répartis en 51 convois!), de nous confier les peurs et les colères de Rose contre la folie destructrice, mais aussi ses joies, et l’espoir qui jamais ne la quitte.
Si Frédéric Brun, fondateur des éditions Poesis s’est enthousiasmé pour ce texte (huitième dans le catalogue) c’est pour la facture très particulière de ce journal où alternent poèmes et prose, chargés de transmettre sur des registres différents mais complémentaires, la passion pour la beauté tout en mettant en lumière la valeur inaliénable de la culture et de l’art. Dans le contexte de ces années sombres, ce journal, à la fois fervent et inquiet, nous élève, nous exhorte à l’humanisme et constitue une tentative de rétablir le sacré de la vie.
J’ai beaucoup aimé – alors que la triste actualité de l’incendie de Notre-Dame vient de porter l’attention aux matériaux employés dans l’art monumental – la célébration que Rose/Carles Diaz fait de la pierre, témoin et expression porteurs du plus intime de l’histoire humaine : « Je me demandais ce qui était le plus implacable : l’ordre chronologique ou le rocher ? Y a-t-il un dedans, y a-t-il un dehors quand la pierre assume son épaisseur et son essence ? Pierres polies par l’eau, pierres arrachées aux carrières, pierres traînées du chantier au village, pierres taillées, ciselées, gravées… pierres, rochers immergés puis réapparus en corps, en mur, en bloc, en parement de forteresse, en colonne monolithique, en stèle druidique, en pavage sur le quai du port.
La pierre est envahie de tristesse ; je ne pense pas au rocher de la Lorelei, ni au destin carcéral du donjon de la Mal-Coiffée dont les pierres furent maçonnées au XVIe siècle. Je pense à la pierre tombée dans le fleuve, leurrée, puis trempée par la répartition des surfaces.
Je pense à la bruyante pierre des lignes de faille, à son brusque cortège en linceul.
Il y a les tailleurs de pierre, les épinceurs et les mortelliers, et il y a aussi les autres.
Je pense à la Pierre noire de La Mecque, à la pierre à aiguiser, à la pierre à laver, à la pierre à plâtre, à la pierre ponce, à la pierre portante, à l’ardoise, à toutes ces pierres subordonnées au bâti, destinées à l’élévation des édifices : la meulière, le grès, le basalte, l’albâtre…
(…) Faut-il rappeler que la Déesse mère fonda son foyer sur la pierre archaïque et que l’alliance des minéraux et des végétaux offrit à l’homme le feu, l’arc et l’élan dans sa quête angoissée de foi, de subsistance et d’immortalité ? »
Il y a bien d’autres thèmes admirablement traités entre prose lyrique et essai poétique, avec le contrepoint judicieux du poème sous son exacte forme : l’Antiquité, l’art du dessin, la vocation de l’artiste, etc. Et toujours la présence de la mort qu’elle soit personnelle, donc acceptée ou violemment refusée lorsqu’elle est sinistrement organisée sous forme de saccage, destruction volontaire de patrimoine dans les zones de conflits, hélas plus actuelles que jamais (Mali, Afghanistan, Irak, Syrie) comme le rappelle douloureusement le « Poème-monologue » qui ouvre ce journal et se veut un hommage à tous ces Justes (hauts-responsables ou simples fonctionnaires) ayant sauvé des mains djihadistes ce qui pouvait l’être du patrimoine commun à l’humanité.
Ce journal « fictionné » se termine en un vibrant credo en l’art comme puissance de vie :
« L’indolence flotte comme une brume dans les rues, voilà le plus grand danger. Quand l’indifférence est maîtresse de toute volonté, les individus sont condamnés à l’ignorance et aux passions viles. Cet aveuglement les rabaisse au stade de l’animal. Puis la désillusion, frappée du sceau de la perte et du déclin, les transforme en un magma humain implorant secours, guettant par la fenêtre un bout de ciel.
J’aspire à la lumière de bonheur du moment présent, celle qui apparaît par éclats comme dans les tableaux de Bazille, de Sérusier ou de Bonnard, scènes où la jouissance des nuages qui se délitent évoque avec lyrisme sa force inépuisable. Voilà ce que le Grand Art nous donne en guise d’élan pour traverser le désert et le temps, un don curieusement joyeux et d’une ampleur réelle, bien que spirituelle : l’émerveillement et l’inquiétude. L’émerveillement par l’horizon absolu et muable, le mystère inhérent à l’allégorie des origines, et l’inquiétude face à la source commune
qui est notre berceau, notre charpente. »
Dernière précision, le titre du livre est inspiré d’une photographie de la Vénus de Milo, enserrée par des cordages, en attente de son évacuation destinée à la protéger de la guerre. Le cliché fut pris en 1939 lors du déménagement de la galerie Daru, au Louvre.

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Et si vous passiez un été avec la Beauté ? Les « Étés avec… » sont à la mode ! Le même éditeur a eu l’heureuse idée de concevoir une anthologie nous invitant à parcourir plus de vingt siècles de réflexions esthétiques, philosophiques ou poétiques sur la notion de beauté (sans oublier l’extrême-orient). La Beauté est un joli volume de 320 pages proposant quatre-vingts auteurs (conception, choix des textes et avant-propos de Frédéric Brun) allant de l’Antiquité jusqu’au monde contemporain, parmi lesquels Sapho, Platon, Héraclite, saint Augustin, Hölderlin, Shelley, Madame de Staël, Victor Hugo, Nietzsche, Baudelaire, Poe, Van Gogh, Delacroix, Marcel Proust, Simone Weil, Kandinsky, Tanizaki, Marguerite Yourcenar, François Cheng…
Après lecture, la beauté vous apparaîtra toujours aussi mystérieuse et difficile à définir – d’où la sagesse de John Keats cité en exergue :
« Beauté, c’est Vérité, Vérité, c’est Beauté, voilà tout
Ce que vous savez sur terre, tout ce qu’il faut savoir. »
(Ode à une urne grecque)

La Vénus encordée de Carles Diaz et La Beauté, Éditions Poesis, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : photographie – © tirage ancien du Musée du Louvre / Éditions Poesis.

Prochain billet le 16 mai.

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Patrick Corneau