T

Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme, et la table mystique

Patrick Corneau

Des verticales dans l’horizon* était le titre d’un précédent livre de Denis Guénoun. En extrapolant un peu l’image, je dirai que Denis Guénoun lui-même est une verticale dans l’horizon intellectuel français. Horizon où l’on voit beaucoup de tête courbées, penchées, si ce n’est détournées, attitudes qui dénotent une déréliction morale, un marasme spirituel (je ne parle pas des quelques marionnettes médiatiques qui, elles, bombent le torse devant les caméras).
Homme de théâtre et de réflexion, auteur de nombreux ouvrages littéraires et philosophiques, professeur**, Denis Guénoun, au-delà de ces titres et fonctions, est d’abord un honnête homme, un homme de bien pleinement dans notre monde. Dans Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, essai d’autobiographie spirituelle, il regarde notre temps frontalement avec un courage sans faille. Et, chose rare, avec une aménité, un accueil, une bienveillance qui ne s’éloignent jamais d’une forme de probité responsable, d’un sain recul critique sans pour autant tomber dans le pessimisme, le défaitisme, l’indifférence cynique, le « à quoi bon, après nous le déluge !« …

D’origine juive par sa famille, marxiste par formation et par choix, Denis Guénoun, pour retracer son parcours de vie, interroge trois sortes de liens qui l’ont profondément marqué, « soulevé ».
D’abord ce qu’il désigne par fierté qui, plutôt que juive, est celle du lien à la Loi. Legs qu’il doit à son père dont il nous donne en ouverture un très touchant portrait. Reconnaître et honorer ce qui nous a été transmis par nos parents et dont nous avons pu faire un « soulèvement » pour naître à nous-mêmes, voilà la première des gratitudes à laquelle un homme de bien est obligé. Ce père, instituteur puis professeur en collège à Oran était un pur produit de la République laïque. Militant communiste, il avait vécu, enfant, sous l’autorité d’un grand-père rabbin, aimé et respecté, mais n’en avait pas moins rejeté toutes les obligations rituelles de la vie juive en tant que « vie religieuse ». Pour lui, « L’héritage, c’étaient les Tables. Les commandements, les dix impératifs. C’est-à-dire, avant tout, une très haute idée de l’exigence morale. » Celle-ci n’était pas reçue comme un assujettissement, une force contraignante mais une émancipation propre à délivrer des « pulsions cupides et dominatrices qui font l’immédiat de la vie« . L’autre élément alimentant cette fierté était l’hommage mémoriel de la sortie d’Égypte, célébré avec la Pâque juive (Pessah) comme une révolte collective, la sortie de tout un peuple des conditions de son asservissement, fuite libératrice pour entrer au désert et y recevoir les Tables de la Loi. Denis Guénoun voit là une articulation fondamentale et fondatrice entre insurrection et législation : « cette jonction faisait le foyer central de ce que je percevais chez mon père comme fierté juive. Il était heureux d’hériter de ce soulèvement, et de cette constitution« . Ce legs d’abord objet de respect et d’admiration va nourrir progressivement la réflexion du fils sur la singularité des Juifs comme peuple ayant reçu le don de la loi, s’étant constitué autour de la tâche de l’accueillir, l’entendre et la transmettre. Ceci va induire pour lui des prises de position par rapport au devenir de ce peuple « porte-loi » : la diaspora, le sionisme, la constitution de l’état d’Israël, le problème de la coexistence avec les Palestiniens et l’actuel conflit.

La deuxième partie du livre est centrée sur la formation intellectuelle, la rencontre avec le marxisme et l’engagement politique. Ce qui est remarquable est que, explorant chacune des dimensions de son histoire, Denis Guénoun reste profondément fidèle, même et surtout si chaque engagement-soulèvement fait lever en lui une interrogation critique. II n’esquive jamais la considération des errements historiques, des fautes, des chutes, qu’ils soient personnels ou collectifs. Dans chaque cas, l’effort pour porter un regard lucide n’amoindrit pas la fidélité : au contraire, elle paraît s’en nourrir, s’en consolider. Circulant entre tensions et failles, sans syncrétisme ni éclectisme, le livre voit ainsi se dégager dans ces trois soulèvements quelque chose comme une source commune, une histoire partagée, une résonance intime. Et avec la passionnante dernière partie, le moteur d’une évolution qui fait émerger une quête de nature mystique. Denis Guénoun n’a cessé, depuis l’enfance jusqu’à la maturité, d’entrer en dialogue intense avec le christianisme. Le divin n’est pas comparable à un rocher que chacun voit, irrécusablement. Le divin doit être reconnu – la reconnaissance est l’acte suprême à l’égard du divin. Pour Denis Guénoun, cette reconnaissance prît la forme d’un ébranlement. Ce fut l’expérience d’un choc, le bouleversement en présence de la beauté de la nature, puis de l’émotion artistique et, en elle de la musique, qui lui font « revendiquer dans une joie sourde, pour moi-même marxiste, athée, rationaliste impénitent, ce qualificatif que je m’accole sans réticence : mystique« . Vient alors la conviction qu’ »il y a du sens« , que le devenir cosmique de la création n’est pas le produit de la contingence, n’est pas un chaos absurde. Choix, credo confirmé par l’effraction dans son histoire personnelle de ce qu’il nomme « l’événement X », soit la prise de conscience que « quelque chose a bien eu lieu » il y a vingt et un siècles, une sorte de « big bang historique » qui porte le nom de Sermon sur la Montagne, « fait microscopique qui a des effets de séisme, qui ne cessent de se propager jusqu’à nous, et n’ont pas fini de faire monter leurs vagues« .
Il m’est difficile de résumer ici au risque de l’appauvrir dérisoirement le récit d’une métanoïa qui aboutit à un changement de mode d’être : au « choix de la vie ». Autrement dit – ce sont les dernières lignes de l’ouvrage – « qui pourrait mériter, si l’on parvenait à le dépouiller de toute bimbeloterie religieuse, le somptueux terme de conversion« .

Dans Trois soulèvements, récit et réflexion se croisent, pour proposer une méditation qui essaie de nous tirer « loin de l’obscurantisme rongeur avec lequel notre époque joue un jeu très dangereux« . Une vie de notre temps : disparate et affamée d’unité, dont le cheminement pour singulier qu’il soit, offre une forme d’exemplarité qui éclaire nos vies en nous aidant à comprendre ce qui a lieu (ou a eu lieu) en dehors d’elles.
A la fin de son récit, Denis Guénoun évoque les « très grands phares de la lutte révolutionnaire » qui ont payé de leur vie un moment « où l’inconditionnel leur paraissait l’emporter sur l’opportun« . De manière similaire, c’est ce moment de vérité où « la valeur inconditionnée de certaines normes méconnues ou oubliées » affleure irrépressiblement à la surface de sa propre vie que Denis Guénoun nous offre. Ce don fraternel, fait de lui un « phare » d’une certaine manière. Il nous faut en capter la bienfaisante et secourable lumière cela va de soi, mais il nous appartient aussi de la réfracter. Car tout don lorsqu’il obéit à une forme de bonté est une dette – une dette qui doit non pas être « rendue » mais transmise, reversée à autrui – soit comme dit Michel Serres pour « remplacer la réciprocité de la dette par la transitivité de la remise***« .
Une dernière remarque. Toute narration obéit aux prédispositions du lecteur : il n’assimile le schème de celle-ci que dans la mesure où lui-même a déjà interprété (ou tenté de le faire) sa propre existence selon ce même schème. Je ne crains pas de le dire, ce petit live au ton presque d’une conversation amicale, parfois chuchoté, au bord de la confidence, a été pour moi un soulèvement d’horizons. Je ne sais si sa force sera perçue, ni si, au fond, sa folie pernicieuse**** (au regard d’un monde qui n’est préoccupé que de son amélioration matérielle) sera acceptée, atteindra quelques consciences suffisamment démunies en préventions, défenses de toutes sortes pour entendre l’in-ouï. Bref, suffisamment déconditionnées des fameuses « passions tristes » pour se rendre accessibles, perméables à l’inconditionnel. C’est une perplexité, je l’assume – et serais triste d’avoir à la partager même si je sais grâce à Denis Guénoun que l’espérance n’est pas morte.

* Des verticales dans l’horizon (Six croisements entre philosophie et théologie), Éditions Labor et Fides, 2018.
** Professeur émérite de Sorbonne Université, Faculté des lettres, Docteur honoris causa de l’Université de Lausanne.
*** Morales espiègles, Michel Serres, Éditions du Pommier, 2019.
**** J’emploie à dessein ce qualificatif car la pensée de Denis Guénoun obéit à un emportement qui outrepasse l’existence dans la cadence que lui imprime le train du monde et renvoie dos à dos les partis pris confessionnels, idéologiques et politiques.

Trois soulèvements : Judaïsme, marxisme, et la table mystique de Denis Guénoun, éditions Labor et Fides, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie ©Université de Lausanne / Éditions Labor et Fides.

Prochain billet le 20 mai.

 

Laisser un commentaire

Patrick Corneau