Patrick Corneau

Pierre Klossowski (1905-2001), frère aîné de Balthus, est un écrivain un peu oublié. Pourtant, il a été lié avec bien des mouvements littéraires du siècle dernier et pas des moindre, ayant noué des amitiés multiples, notamment avec Rilke, André Gide, Georges Bataille, Breton, Foucault… Peintre et dessinateur, traducteur, mais surtout romancier et essayiste, Pierre Klossowski avait de nombreuses cordes à son arc.
En 1971, Michel Butor l’invite à participer à une émission de télévision sur « Proust et les sens ». Klossowski saisit l’occasion pour relire La Recherche du temps perdu et en livrer une interprétation personnelle. C’est ce texte inédit Sur Proust qui nous est offert par les éditions Serge Safran, dans une édition préparée et préfacée par Luc Lagarde* où l’on peut lire, outre le texte original, la retranscription de l’intervention de Klossowski pour l’émission ainsi qu’une interview faite pour celle-ci.

La lecture de Pierre Klossowski est plus que décapante, totalement révolutionnaire si on la compare à l’aune des commentaires qui constituent habituellement la Vulgate, mieux vaudrait dire le Talmud, de la proustologie. Inattendue et précieuse, la thèse de Klossowski pourrait se résumer ainsi : Proust a écrit une sorte de mandala littéraire qui touche à l’éros et à la vie mais bien au-delà. C’est une méthode pour la recherche de l’extase par la souffrance (délectation morose des affres de la jalousie) en vue du dessaisissement du moi, sa fragmentation, la jubilante dissolution du socle identitaire et de l’enchaînement causal à partir duquel nous appréhendons le temps. Voici ce qu’écrit Klossowski :
« Proust a donné une version occidentale du bouddhisme que Nietzsche redoutait de voir s’établir en Europe. En plein XXe siècle, dans cette vie parisienne de la précédente guerre et après-guerre, avec les moyens et les normes de diverses traditions de la narration française, Proust a édifié un plateau du Tibet, a creusé dans la conscience occidentale une cité souterraine de Lhassa, a développé d’une manière des plus secrètes une discipline du dévoilement progressif des différentes toiles de fond, des différents écrans qui font obstruction à une vision dernière (une sorte de livre des morts tibétains) ; cette vision extatique dont depuis toujours, depuis que les hommes lisent ou écoutent ou contemplent des simulacres, le lecteur n’a qu’une appréhension confuse, puisque la plupart ne lisent que pour se divertir ou se renseigner et ainsi se détournent du vrai phénomène et somme toute le méprisent et aujourd’hui ne s’y livrent que pour tuer le temps, si ce n’est pour trouver le moyen de gagner du temps. Toutefois, « tibétain », Proust ne l’est évidemment pas au sens littéral d’un adepte occidental du bouddhisme, mais avec les moyens proprement occidentaux. (…) »
Cette approche, on le voit est très à l’écart des lectures esthétisantes habituelles de la Recherche. Elle n’eut pas l’heur de répondre au vœu initial de Michel Butor**. En fait la lecture de Klossowski nous mène beaucoup plus loin. La Recherche c’est l’épopée du ratage et de l’occasion manquée : le héros n’arrête pas de déplorer être passé à côté de situations où un signe envoyé n’a pas été reçu, compris et regrette en proportion sa méprise. Il lui faudra une quête longue, difficultueuse et pleine de souffrances pour qu’à l’occasion d’une crise, d’un vide intérieur (rupture amoureuse, sentiment d’extranéité au monde, etc.) ou d’un « accident » provocant le phénomène de la mémoire involontaire***, advienne alors une explication rétrospective, une révélation aux confins de l’extase. Comme l’écrit Luc Lagarde : « La valse-hésitation du héros, ses doutes et ses regrets cèdent enfin la place à ce qui se prépare et culmine dans le dernier volume : le désert intérieur, l’aperception des paradis perdus, et l’accomplissement d’un art qui est la vraie vie. Le désert intérieur est une image récurrente pour désigner les états de qui se heurte à l’absence, et dans la méditation du génie proustien, on y décèle un signe de l’impermanence et de l’oubli, condition première de l’œuvre future. »

Klossowski est l’un des premiers avec Barthes à dégager de l’œuvre une transcendance, une voie mystique qui met à mal des données de la conscience comme le principe d’identité, la logique causale ou l’irréversibilité du temps (appréhension de l’alternance, de la superposition en l’homme de ce qui relève du continu ET du discontinu : la conscience, le temps, l’espace). Il découvre en Proust une autre modernité qui le met en lien avec les positions déconstructrices de Nietzsche, le lyrisme teinté de mysticisme de Rilke, sans oublier des signes avant-coureurs de l’introspection perçus chez Chateaubriand, Flaubert et Dickens. Selon Klossowski, Proust développe à travers son œuvre une « discipline », une « méthode préparatoire à l’extase qui est basée justement sur le dévoilement, le dévoilement de nos toiles de fond et de nos écrans dont nous sommes victimes en raison de notre formation culturelle et des servitudes que nous imposent les notions occidentales. »
On peut donc considérer la lecture de la Recherche comme une sorte d’exercice spirituel à la fois « fécond et dangereux » où le sort du lecteur est immédiatement « concerné et engagé » en vue d’une « extase libératrice » de tous les leurres et dressages sociaux qui rendent notre vie psychique opaque. Démarche en « opposition foncière à l’évolution actuelle de notre monde et de notre société, de nos aspirations« . Je parlais plus haut de conception révolutionnaire et l’on comprend alors pourquoi Michel Butor put être quelque peu décontenancé par cette lecture, « piste ardue mais prometteuse » comme le souligne Luc Lagarde.

Je trouve extrêmement intéressante cette approche qui lie dans l’œuvre de Marcel Proust introspection psychologique et voie mystique****. Là opérerait un processus de métacognition, une prise de recul, une pratique de distanciation et de détachement par rapport aux opérations cognitives qui se produisent en nous et/ou nous sont imposées par les conditionnements institutionnels. Ceci vient confirmer – s’il fallait encore le souligner – que la littérature est bien le lieu, le théâtre d’une émancipation du sujet – ce que sont venu illustrer plusieurs textes majeurs de la littérature du XXe siècle dont Proust bien sûr, mais aussi Herman Hesse (Siddharta) et Joyce (Ulysse avec le « oui » final) pour ne citer que ceux-là.

* Luc Lagarde est né en 1957. En 1986, il coréalise le film François Augiéras fragments d’une trajectoire. Bibliothécaire, il publie Proust à l’orée du cinéma à L ‘Âge d ‘homme en 2016. Il a fréquenté Pierre Klossowski entre 1998 et 2000.
** Voir la lettre-projet de Michel Butor jointe au texte (p. 93).
*** « Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Du côté de chez Swann.
**** Il serait intéressant de mettre en comparaison l’expérience racontée par Proust lorsqu’il butte sur les pavés inégaux au bord du trottoir avec le concept d' »attention » que développe Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce. Comme chez Proust, l’attention chez Simone Weil permet d’accéder à l’être extra temporel.

Sur Proust de Pierre Klossowski, Éditions Serge Safran, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

PROUST dans le Lorgon mélancolique !

Illustrations : Photographie de Pierre Klossovski ©Babelio / Éditions Serge Safran.

Prochain billet le 24 mai.

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Patrick Corneau