Patrick Corneau

Amoureux du Brésil, levez-vous ! Ce livre est pour vous ! Muito gostoso ! Uma delícia ! Tout ce que vous avez aimé de ce pays de cocagne et qui continue à vous fendre le cœur d’une terrible « saudade » est là. Jacques Secondi béni soyez-vous entre tous les brésilianistes attitrés ou en chambre pour nous avoir offert un si beau livre !
Grand reporter dans la presse économique, Jacques Secondi est l’un de ces Français qui ayant parcouru en long et en large le Brésil (17 fois la France) depuis une vingtaine d’années ne se résout pas à n’être « que » Français*. Tropique du Brésil est l’histoire de son double, Emmanuel, journaliste qui, porté par le hasard et un solide goût de l’aventure, traverse le Brésil au milieu des années 1990 pour s’installer à Trancoso sur la côte bahianaise, lieu quasi paradisiaque (à l’époque) et y vivre selon son désir, c’est-à-dire d’une vie simple, libre, au plus près de la nature et de ses habitants. Tout cela a l’air de sentir le produit-éditorial-type pour le Festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo, rendez-vous obligé des photographes, écrivains, auteurs de carnets de voyage et autres « coureurs de monde » professionnels… Rien de tout cela ici. Les « coureurs de monde » ne font que passer, ils ont des « semelles de vent », ils ne s’attachent pas, ne se fixent pas – certains sont même sérieusement atteints de dromomanie.

Jacques Secondi, mieux vaut parler de lui plutôt que d’Emmanuel son « narrateur », est tombé amoureux du Brésil au point de vouloir s’y établir, y recommencer une vie de couple, y travailler, c’est donc le récit d’une transformation, une véritable conversion qui nous est proposé. Une histoire d’amour pour ses habitants, ses cultures, ses lieux… Au fil de ses déplacements dans cet immense continent, le jeune homme qu’il était (26 ans) assiste aux changements que le pays subit : l’entrée à marche forcée dans la mondialisation ; les villages de pêcheurs qui deviennent la proie du tourisme ; les économies locales bouleversées, la montée de l’insécurité dans les métropoles… Cette expérience de peau et de cœur, bien à l’écart des jugements généraux et des clichés habituellement déclinés (samba, futebol et jolies filles…) nous offre une confession amoureuse sensuellement et intelligemment documentée bien différente d’un Dictionnaire amoureux du Brésil qui ressemble plus à un puzzle en désordre qu’à une vision authentique et personnelle de ce pays aux mille visages. C’est ce qui rend ce récit profondément attachant : comment un projet engagé un peu au hasard à des fins vaguement professionnelles devient, devant un monde ouvert, offert, un émerveillement puis une nécessité, un choix de vie qui s’affirme, se consolide en chemin (caminhando). J’ai souvent abordé dans ce blog des textes mettant en scène une metanoïa, une transformation morale, spirituelle, philosophique, etc. Là, il s’agit d’une existence qu’un certain tropisme du divers, une mobilité voyageuse fait basculer dans le tout autre ; alors qu’on nous bassine avec le « goût des autres », Jacques Secondi ne fait pas le pari littéraire de l’altérité, il la joue en acte, au point de devenir ce « Français qui voulait être Brésilien » que nous rencontrons dans le prologue, faisant la queue devant l’immeuble de la police fédérale de São Paulo, sa petite Chiara dans les bras, pour obtenir son titre de résident permanent. Entre cette scène d’attente et la dernière page du livre qui raconte la remise du précieux document, nous aurons eu 300 pages en 28 chapitres déployant les épisodes, les rencontres, les raisons qui expliquent un tel amour pour ce pays et le désir de s’y établir. Ou si l’on veut être abruptement synthétique : la vie tranquille à Bahia, la découverte du pays profond (le sertão, l’Amazonie), une douloureuse séparation conjugale, la rencontre avec la « Femme fougère » ou le « garçon qui attrape », la révélation de la signification profonde du verbe portugais relaxar (le précieux lâcher prise brésilien), le retour à Paris pour raison économique (« mais avec le cœur ailleurs, côté feijão ») et surtout, surtout, le sens de ces moments uniques, après la pluie, où tout peut recommencer.
Je l’avoue, j’ai lu Tropique du Brésil d’une traite, avalant chapitre après chapitre, avec un plaisir aussi complet que la dégustation de la moqueca de camarão préparée par ma chère moitié, oubliant le « vai com calma, por favor » qui donne à chaque chose, chaque instant son prix. Ce livre, c’est du comfort food : il fait du bien car en syntonie totale avec « l’homme cordial » dont parlait Sérgio Buarque de Holanda.

On ne rendrait pas justice à l’écriture de Jacques Secondi si l’on ne soulignait pas ses qualités de conteur, son sens du portrait esquissé avec deux ou trois traits « qui en disent long », souvent humoristiques (avec bienveillance), suffisants pour caractériser un type social, une mentalité, un habitus – je pense à la faune locale (et/ou importée) qu’il côtoyait à Trancoso. Il y a quelques remarques extrêmement justes sur des invariants culturels typiquement brésiliens qui décontenancent les Français : le sens de la fête, la gentillesse (qui n’est pas un vernis de politesse), la propreté (corporelle, vestimentaire, ménagère), la haute sensibilité olfactive, le pragmatisme façon système « D » (jeitinho brasileiro) et bien sûr cet inégalable rythme alenti qui n’empêche pas une énergie native véritablement phénoménale ainsi expliquée par João, le marchand de journaux diplômé de philosophie de la rue Mourato Coelho à Sāo Paulo : « Selon lui, il y avait plus d’énergie en circulation au Brésil que sur le Vieux Continent. Pour la puissance fournie par le soleil, c’était prouvé. Mais cela ne s’arrêtait pas là. L’énergie à la disposition des Européens était, disait-il, absorbée par les vieilles pierres, par les espaces plus confinés et par le poids de l’histoire. »

Parfois, regarder un pays « par le petit bout de la lorgnette » comme dit Jacques Secondi, c’est-à-dire la vie au ras du bitume ou plutôt de la poussière ocre rouge soulevée sur les routes en terre (« Toujours la route », chapitre 10), ou des mille manières qu’a la chanson brésilienne d’explorer les affres de l’amour (« Sex appel », chapitre 13) s’avère plus efficace que bien des considérations prétentieusement sociologiques. Surtout quand on croise ce savoir très incarné avec des souvenirs forts comme de longs flashs et des sentiments aussi violemment sincères que le sourire et le petit signe de la main que vous envoie un cultivateur descendant d’esclaves avec qui vous avez discuté et sympathisé au bord de sa plantation de manioc aux confins du cerrado, terre qui meurt de soif.

Claudel** parlait de la terre brésilienne comme « un de ces pays mordants qui imprègnent l’âme ». Tout n’est pourtant pas rose là-bas et le chapitre 26 sur la violence chronique (« Larrons en foire ») est lucide et éclairant sans être dissuasif non plus – la phrase fameuse de Tom Jobim, le fondateur de la bossa nova : « Vivre à l’extérieur, c’est bien, mais c’est merdique. Vivre au Brésil, c’est merdique, mais c’est bien. » est toujours d’actualité. Et vivre en France, outre quelques caractéristiques de « l’art d’être Français » (dixit Emmanuel Macron) peu flatteuses, permet, oui, de se sentir en relative sécurité mais aussi de s’y ennuyer un peu.
Je ne résiste pas à donner les derniers élans de ce livre de cœur : « Le sort du pays est entre les mains d’un chantre de la dictature, et le Brésil s’est durci ? Moi aussi. Mais j’appartiens à ce pays. Pour le reste, j’arrête de calculer les risques, le salaire, ou l’âge du capitaine. J’admire les Mundurukus, cette tribu amazonienne qui refuse de compter au-delà de trois, et ma belle-mère très myope qui, elle aussi, a choisi de rester dans le flou, sans lunettes. Comme eux, je vois moins bien les détails, mais je sens mieux la forme de ces objets sculptés par la joie des rencontres et par les destins qui se mêlent. Faut-il rester immobile ? Ou bien avancer ? Et où aller ? Je respire, je sens, je cherche, avec la confiance du bébé que je tiens dans les bras, Chiara, ma « petite mère », comme dans le film Atarnajuat signé par un réalisateur inuit, où les parents donnent ce surnom à leur enfant, en reconnaissance du savoir qu’il leur transmet. C’est un entraînement quotidien à la marche paisible vers l’inconnu. Je m’abandonne sans peur, je dérive comme on taille la route. C’est comme un bon vent qui me pousse à nouveau vers ces instants essentiels où les vivants accomplissent ce travail qui leur est confié de comprendre sur quelle route ils se trouvent. »

* Il partage sa vie entre Paris et São Paulo.
** Jacques Secondi c’est tout le contraire de l’indifférence hautaine et l’aveuglement concerté de Paul Claudel qui écrit à sa belle-sœur : « Les Brésiliens, sont exactement conformes à ce que vous imaginez. Comme toujours j’ai trouvé les peuples exactement semblables dans le fond à l’idée que s’en font ceux qui n’ont jamais voyagé. Par exemple le Chinois est un homme qui a un chapeau à sonnette et qui tient toujours son index en l’air. Rien de plus exact. » Lettres de Paul Claudel à Elisabeth Sainte-Marie Perrin et à Audrey Parr.

Tropique du Brésil de Jacques Secondi, éditions François Bourin, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : Tribunal Regional do Trabalho de São Paulo, photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions François Bourin.

Prochain billet le 28 mai.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau