Patrick Corneau

Unique, étrange, l’œuvre de Leonardo Sinisgalli, né en 1908 et mort à Rome en 1981, ne cesse à présent d’être redécouverte. Pourtant Leonardo Sinisgalli, ne fait pas encore partie de ces écrivains italiens comme Moravia ou Mario Soldati, devenus avec le temps des familiers de notre paysage littéraire. Selon moi, il fait partie avec Alberto Savinio (1891-1952), Giorgio Manganelli (1922-1990) de ces écrivains éblouissants et inclassables, de ces virtuoses du style qui ont traversé la profondeur pour atteindre à la plus grande légèreté de l’intelligence et de l’esprit. Et qui, de ce fait, ne peuvent avoir qu’un public d’affinitaires, de happy few qui se repasse leurs titres comme on s’échange des mots de passe. Parmi ces singuliers stylistes que l’on pourrait dire « notoirement » méconnus, Leonardo Sinisgalli est un cas un peu à part. D’abord en raison de son histoire personnelle et d’un parcours intellectuel atypique.

Né dans une famille paysanne, au sud de la péninsule italienne, Leonardo Sinisgalli quitte très tôt sa famille pour poursuivre ses études à Caserte, à Naples puis à Rome. Devenu ingénieur, il travaillera à Milan tout en commençant à publier ses premiers poèmes. Devenu un poète reconnu et un critique d’art influent, il a joué un rôle important auprès des artistes de son temps grâce à ses fonctions dans de grandes entreprises italiennes (il fut pendant trente ans directeur de la publicité dans l’entreprise Olivetti) qu’il avait converties au mécénat. Ingénieur de formation, il s’est interrogé toute sa vie sur la relation entre les sciences, l’art et la littérature.
Les Éditions Arfuyen ont été les premières en France à publier les poèmes de Leonardo Sinisgalli avec L’âge de la lune, traduit par Gérard Pfister en 1979. En 1991, une première anthologie de ses poésies, Poèmes d’hier, dans la collection « Orphée » aux éditions de la Différence (traduction d’Odette Kaan), vint nous faire percevoir l’élégance simple d’un écrivain aux faces multiples. Quelques années après (1995) l’un de ses textes en prose les plus denses, Horror vacui, une sorte d’autoportrait spirituel, fut traduit par Jean-Yves Masson chez Arfuyen puis ce fut la parution en édition bilingue de son chef d’œuvre, J’ai vu les Muses. Cette traduction à laquelle Jean-Yves Masson travailla durant plus de dix ans est symbolique de cette permanente jeunesse de l’œuvre de Sinisgalli.
Jean-Yves Masson, poète, traducteur et éditeur nous donne l’occasion de redécouvrir Fiori pari, fiori dispari texte traduit en 1996 par Odette Kaan (Jour après jour, Éditions Didier Carpentier) passé presque inaperçu à l’époque et devenu introuvable. Cette réédition aux éditions de la Coopérative sous un titre un peu différent : Au pas inégal des jours, nous donne à lire le plus beau texte en prose de Sinisgalli. Un petit chef-d’œuvre qui défie les classifications habituelles.

Ce fut la mort de la mère de Leonardo Sinisgalli en 1943 qui déclencha l’écriture de cette suite de proses, alors que s’ouvre l’une des périodes les plus sombres de l’histoire italienne. Dans Au pas inégal des jours, Sinisgalli égrène des souvenirs, éclaire quelques coins perdus de sa mémoire sans donner jamais l’impression au lecteur d’une quelconque prétention platement autobiographique. Visages connus et enfuis, scènes, moments de journées, passage des saisons, objets modestes et qui subsistent irréductiblement dans la mémoire telle cette « petite estampe » dont Sinisgalli souhaiterait qu’on la lui montrât une dernière fois sur son lit de mort* : tout cela est admirablement mené et donne à ce livre une intensité et une sensibilité uniques.
Je sais qu’il est risqué, voire illégitime, de rapprocher une œuvre d’une autre (une œuvre est autosuffisante, elle se défend par elle-même) mais j’avoue, lisant cette prose au ton d’élégie sobrement lyrique, parfois teintée de nostalgie, avoir pensé aux Grèves ou à Jacques de Jean Grenier ou bien à Terre natale de Marcel Arland ; d’ailleurs la brève allusion qui est faite par Sinisgalli à Léon-Paul Fargue (chap. IX) donne l’idée d’une fraternité d’écriture avec une génération d’écrivains s’étant placés aux marges de la stricte littérature. Parfois la touche onirique, nimbée d’un flou élégamment poétique – de nombreuses évocations ont lieu par temps de brume ou d’un brouillard automnal qui incite au repli intérieur – font un peu penser à l’univers mi-réel mi-rêvé du Grand Meaulnes avec ses amours, amitiés enfantines voilées d’incertitudes, d’angoisses. Certains passages où Sinisgalli se livre à une forme de réflexion introspective consonent étonnamment avec Proust : « Et moi, je crois que telle est la vraie extase : un cercle qui part de nous et dont nous parvenons à sentir le contour, mais, pour un instant, le centre nous échappe et ne peut être retrouvé que comme en un choc, plutôt que par une fatalité. Ce retour de l’extase à l’attention est peut-être, de nos opérations mentales, la plus inaltérable et la plus fortuite. De sa fréquence devrait découler pour nous l’indice, l’avertissement le plus fiable sur notre vraie vie, comme s’il s’agissait chaque fois d’une soudaine découverte de nous-mêmes. »
Ces comparaisons (toutes personnelles) si elles ne sont pas raison, donnent néanmoins idée de l’amplitude du talent d’écriture de Sinisgalli.

Dans un des chapitres nous voyons des jeunes gens fumer et jouer aux cartes tard dans la nuit puis sortir et regarder les étoiles pour y compter les étoiles filantes, comparer la « couleur » des astres et faire les paris sur l’endroit de l’horizon où la lune apparaîtra. Scène d’autant plus charmante et touchante qu’on la sait irrémédiablement révolue ; imagine-t-on cela aujourd’hui ? Faire lever la tête d’un adolescent de son smartphone pour regarder le simple horizon est déjà une gageure, alors hisser son regard vers le firmament…
Et toujours, d’un jour à l’autre, d’un chapitre à l’autre, ce balancement, ce douloureux tempo entre la chaleur de l’amitié avec les camarades d’école, de pensionnat, d’armée (sans oublier la douce proximité des bêtes) et la solitude, éternelle compagne des âmes arrachées au paradis de l’enfance : une mère aimante qui essaie de combler l’absence du père exilé en Amérique du sud, un village isolé sur les derniers contreforts de l’Apennin avec ses figures, ses paysages et ses coutumes – tout un monde lointain profondément aimé, quitté pour assurer une éducation et dont s’est nourri l’imaginaire de Sinisgalli mais aussi son précoce sentiment de la mort** : « Je dis parfois en plaisantant que je suis mort à neuf ans ; je vous dis, à vous mes amis, que le pont sur l’Agri s’écroula une heure après notre passage ; et toujours plus je me convaincs que tout ce qui m’est arrivé ensuite ne m’appartient pas. »

Au pas inégal des jours est un livre envoûtant par sa puissance de restitution de l’atmosphère d’une époque où les rituels (et parfois les cérémonials) n’avaient pas encore été remplacés par les mornes procédures dont meurt notre triste monde. Surtout par l’évocation d’un territoire immémorial à la fois mental et poétique où chacun d’entre nous se retrouve et que seul un poète sait ressusciter : peu de livres autant que celui-ci soulèvent en notre souvenir, une foules de fantômes intimes persistants ou légers.

* Chapitre XXVII, absolument magnifique, à lire ici.
** Sinisgalli raconte comment sa mère, âgée et presque aveugle, l’emmenait déjeuner sur la tombe familiale où, quelques années plus tard, elle irait reposer à son tour. Une scène où la mort, dédramatisée, apparaît comme l’accomplissement même de la vie.

Au pas inégal des jours de Leonardo Sinisgalli, traduit de l’italien par Odette Kaan, éditions de la Coopérative, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Portrait de Maria Padula / Éditions de la Coopérative.

Prochain billet le 1 juin.

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Patrick Corneau