Autour du pot

 

« Dieu dit : ‘ C’est de cette façon que je briserai ce peuple et cette ville, comme on brise le vase du potier qui ne peut plus être réparé ’ ».
                                  Ancien Testament, Jérémie, 19, 10. Traduction Osty, Ed. du Seuil.

 

« Je briserai ce peuple… comme on brise le vase du potier. »
Le présent essai se propose d’interpréter cette prophétie menaçante.
Elle est interprétable parce que plurivoque. Tel n’est pas le cas des énoncés univoques – par exemple de type factuels comme ceux des sciences – qui ne se prêtent pas généralement à des interprétations multiples, subtiles et parfois contradictoires. La phrase qu’il s’agit ici d’interpréter est une phrase biblique ; la Bible est un texte polysémique dont vivent les théologiens. Aussi le présent essai se place-t-il dans la grande tradition (herméneutique), sans toutefois exiger d’être lu dans l’esprit des controverses théologiques.
Il existe une interprétation évidente de la phrase citée. A chacun d’entre nous, il est déjà au moins une fois arrivé de briser un pot, mais aucun de nous n’a jamais brisé un peuple. Toutefois, aux yeux de Dieu les peuples sont ce que les pots sont pour nous, et c’est ce qu’Il menace de démontrer.
L’interprétation tentée ici soutiendra un tout autre point de vue. Son point de départ sera que les pots sont aux yeux de Dieu autre chose que ce qu’ils sont pour les potiers et les cuisinières. En d’autres termes, qu’aux yeux de Dieu, les pots ressemblent plutôt aux formes que les Anciens appelaient « Idées immuables » ou « Archétypes », « Universaux ». C’est de là qu’on partira pour actualiser notre prophétie menaçante en cette malédiction :
« Je vous briserai, vous et vos idées prétendument immuables et éternelles« .

On considérera les pots comme des formes vides ; c’est bien ce qu’ils sont. Il ne s’agit pas ici de réduire un thème complexe à quelque chose d’aussi simple qu’un pot. Tout au contraire, il s’agit de développer méthodiquement, phénoménologiquement dirions-nous, la « forme pure »; c’est alors précisément qu’on la verra comme un pot. En d’autres termes, la question du formel ne sera pas ici simplifiée, bien au contraire, la question du pot « comme tel » se fera de plus en plus complexe. Le pot est un récipient, un instrument destiné à contenir et à conserver. Avec un peu d’audace nous dirons que c’est un instrument épistémologique – relevant de la théorie de la connaissance. Par exemple, je prends un pot vide et le tiens sous le robinet. Ce faisant, j’ai conféré un contenu au pot et une forme à l’eau. Au lieu de couler de façon a-morphe, l’eau désormais in-formée par le pot est comprise dans ce dernier. C’est là un fait banal certes, qui ne constitue pas une théorie de la connaissance ; et jusqu’ici, aucune théorie de l’information ne lui a réellement rendu justice.
Prenons un exemple de quelques-unes des difficultés impliquées. Qu’est-ce que je fais lorsque je formule mathématiquement les lois de la nature – lorsque je cherche à me faire une certaine idée des phénomènes naturels ? Est-ce que je cherche parmi les algorithmes disponibles un algorithme parfaitement adapté au phénomène ? Ou bien est-ce que je choisis un algorithme particulièrement beau et élégant, par exemple l’équation einsteinienne E=MC2, pour m’efforcer ensuite d’y verser précautionneusement les phénomènes ? Ou encore est-ce que je construis une équation pour partir à la quête des phénomènes ? Ce sont là des questions préoccupantes qui concernent la validité de l’imposant édifice des sciences de la nature. Ce gigantesque palais de cristal fait d’algorithmes et de théorèmes repose sur les piliers construits à partir des réponses à ce genre de questions. Et ces piliers vacillent. La menace lancée par Dieu de briser les peuples comme des pots acquiert une nouvelle signification.
Peut-être serons-nous aidés ici en considérant comment se fabriquent les pots.
Un pot est un espace creux ; voilà qui s’entend négativement. Un creux apparaît lorsqu’on retire, lorsqu’on abstrait quelque chose d’un plein. Par exemple à l’aide d’une pelle. Une fosse est un espace creux. Les pots, eux aussi, peuvent être faits de la sorte : en creusant dans une boule glaise à l’aide du pouce. Selon les archéologues, la poterie a probablement été inventée d’une toute autre manière. D’abord, on a dû croiser les doigts des deux mains de manière à créer un espace creux destiné à recueillir l’eau potable. Ensuite, on a entrelacé des branches ou des fibres végétales au lieu des doigts, et ainsi sont apparus les paniers – de même que les premiers tissus. Toutefois, étant donné que les paniers ne retiennent pas les liquides, en on a enduit l’intérieur avec de la glaise. Enfin, on a brûlé ces paniers étanches par hasard ou intentionnellement (nous savons combien le hasard et l’intention se conditionnent l’un l’autre…). C’est ainsi qu’ont été fabriqués les premiers pots – avec un aspect esthétique produit (hasard heureux, inclination vers la beauté ? – on ne sait) par les motifs géométriques noirs (les traces des branches brûlées) sur fond ocre, rouge, etc.
Cette digression sur la technique de la poterie que le lecteur voudra bien nous pardonner, n’a guère été féconde. Elle nous a appris que les pots vides, les idées pures, les formes sans mélange peuvent être aussi bien des abstractions que des entrelacs expressément fabriqués. Voilà qui ne fait guère comprendre à un penseur formel (un mathématicien par exemple) dans quoi il est exactement engagé. Est-ce à tresser des formes en vue de recueillir des phénomènes ? A abstraire des formes à partir des phénomènes ? Ou encore à jouer avec des formes vides (avec des bulles de savon) ? Toutes opérations qui aboutissent à construire des ponts sur le Rhin ou une usine marémotrice sur la Rance. Néanmoins, on peut par-là comprendre une chose : qu’ils soient tressés ou creusés, les pots vides ne peuvent jamais être brisés. Prenons par exemple le pot vide « 1+1=2 » ; qu’il soit un entrelacs destiné à recueillir des choses dénombrables ou une abstraction tirée de choses dénombrées, il n’est ni spatial, ni temporel. Autrement dit, c’est un message susceptible de circuler partout, indépendant de ses conditions de production ou d’application, qui contient en lui-même sa « raison ». On voit par là que l’on accède ainsi à l’idée d’universel. En principe, il n’est pas besoin de faire appel à un témoignage vivant, à une autorité extérieure, à un contexte culturel particulier pour comprendre et admettre par exemple les Éléments d’Euclide. Demander s’ils sont vrais à quatre heures de l’après-midi à Paris, place Gambetta par exemple, n’aurait aucun sens.
C’est à peu près ainsi que les pots doivent apparaître aux yeux de Dieu. Et Il veut quand même les briser ?

Pour peu que l’on regarde le monde de ce point de vue de potier, on voit derrière et à travers tous les phénomènes les pots qui les contiennent et les informent. Derrière la pomme on voit l’épure de la sphère, derrière le tronc d’arbre celle du cylindre, derrière le corps féminin diverses figures géométriques , et tout dernièrement, derrière des phénomènes apparemment aussi informes et chaotiques que les nuages, les roches ou les côtes du littoral breton, les formes dites « fractales ». Ce regard de potier, cette vision radiographique pour laquelle les phénomènes sont des voiles éphémères, c’est la vision théorique. Et de nos jours, cette vision a donné naissance à une nouvelle technique de poterie – à une poterie « électronique ». Sur des écrans d’ordinateurs certains logiciels constitués d’algorithmes complexes émettent, simulent des formes toutes faites vides, que l’on peut à loisir colorer, habiller de textures diverses – en un mot, ce qu’on appelle des images de synthèse. Celui qui voit des images de ce genre a devant lui les pots vides et incassables qui se dissimulent derrière les phénomènes.
Lorsque Pythagore aperçut la même forme vide derrière l’octave musicale et le triangle, il eut une vision mystique. Lorsque Platon aperçut théoriquement les formes éternelles de la Beauté et du Bien à travers les phénomènes et qu’il les fit sortir de l’oubli, il eut une illumination. Galilée lui-même, lorsqu’il discerna derrière les mouvements informes des corps pesants la formule simple de la chute libre, tout comme d’autres lorsqu’ils distinguèrent dans le foisonnement chaotique des substances les formules chimiques relativement simples, crurent encore avoir partiellement découvert derrière les phénomènes de plan de construction du Créateur.
Mais que dire de ceux qui, assis devant des ordinateurs, font apparaître en jouant des formes vides sur leurs écrans, pour attendre ensuite que d’autres remplissent ces pots vides avec des contenus ? Mieux, que dire de ceux qui inventent des phénomènes dont il n’existe aucune « image » naturelle (espèces biologiques, guerres, crises économiques, élections présidentielles, etc.), ceux qui projettent des « espaces virtuels » pour en faire des mondes alternatifs ?
Dieu les brisera, eux et leurs pots.
L’interprétation qui vient d’être proposée de la prophétie est la suivante : je briserai les peuples d’informaticiens, ces fabricants de pots, ainsi que leurs récipients vides. Voilà qui, certes, ne paraît guère biblique, mais plutôt terrifiant, et qui devrait accompagner sotto voce tous les colloques portant sur des choses telles que « L’apparence digitale », « L’identité à l’âge d’Internet », « Le cyberespace », « Simulation synthétique et holographie », etc. Ainsi interprétée la prophétie parle – comme tout cet essai sur les pots – du creux. Les pots vides sont des récipients creux. Les Idées éternelles sont des pensées pures, creuses. Les formules mathématiques sont des propositions creuses, dépourvues de contenu. L’idée la plus pure de toutes, la forme la plus élevée de toutes, est la divinité. C’est parce qu’elles sont creuses que toutes les idées pures sont éternellement incassables. Aussi Dieu est-il L’Éternel. Et là-dessus arrivent les informaticiens, ces potiers formalistes. Lorsqu’ils projettent des formes vides, qu’ils les remplissent de possibilités et créent ainsi des mondes virtuels, ils sont comme Dieu (sicut Deus).
Le Seigneur les brisera.
Qui dit « creux » touche à la racine de toute chose, car il y a une étrange convergence de la philologie et de l’ontologie. En anglais, le mot qui dit le creux (« hole« ) est « presque » le même que celui qui désigne le tout (« whole« ). La même racine germanique hol a donné en français « houle » qui désigne à la fois la crête de la vague et aussi le vide qui sépare deux crêtes successives. La même ambiguïté se retrouve à propos du « sein » qui désigne le plein du renflement mammaire et la cavité de la matrice (ventre, utérus) où l’enfant est porté. Qui dit creux parle du tout.
Depuis déjà assez longtemps, la pensée formelle a permis à la science de parvenir derrière les phénomènes, où elle voit le creux (l’espace courbe des champs de possibilités se recoupant les uns les autres). Mais c’est seulement depuis peu qu’on commence à informatiser, à virtualiser des pleins alternatifs à partir de ce creux. Ce n’est que tout récemment que nous avons appris ce qui est en jeu dans la poterie : fabriquer des formes vides pour informer l’amorphe. Faire ce que Dieu a fait au premier jour de sa Création. Que nous ayons, enfin, appris à faire des pots, voilà le véritable BI(T) BANG. Et la prophétie dit qu’Il nous brisera, nous et nos pots, avant que nous soyons en mesure de faire aussi bien ou même mieux que Lui*.

Ainsi en va-t-il des interprétations. Elles sont proposées pour être réfutées, c’est-à-dire pour susciter de nouvelles interprétations tout aussi réfutables. Cette phrase de conclusion peut être lue comme une prière adressée à la prophétie menaçante qu’on vient d’interpréter, elle enjoint donc le lecteur à « briser le pot » qu’il vient de lire.
En guise d’épilogue, laissons le point d’orgue au poète Rainer Maria Rilke.

« J’ai tellement peur de la parole des hommes,
Ils expriment tout si clairement :
Et ceci s’appelle chien et cela s’appelle maison,
Et ici est le début et la fin est là.
Leur esprit aussi m’angoisse,
Leur jeu avec la raillerie,
Ils savent tout, ce qui a été et ce qui sera ;
Aucune montagne ne leur paraît plus admirable ;
Leurs jardins et leurs terres vont jusqu’à Dieu.
J’ai toujours envie de me défendre
Et de leur crier : ne m’approchez pas.
J’aime tellement entendre chanter les choses.
Vous, vous les touchez et les voilà muettes
Et inanimées.
Vous me faites mourir toutes les choses.« 

Patrick Corneau

* Si Babel est le grand œuvre ayant, à l’origine des choses, manifesté l’unanimité humaine et regroupé en faisceau l’ensemble de ses capacités créatrices, elle fut aussi la première catastrophe technologique de l’Histoire – la plus grande parce que la première. La mondialisation et la pensée unique (déclinée en langue de bois ou politiquement correct) – nouveaux avatars d’un monisme contemporain où l’humanité serait réconciliée et réunie dans la consolante harmonie de la ruche ou de la fourmilière – sont-elles le retour de ce refoulé premier ?

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